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Full text of "Revue de Paris"

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REVUE 

DE  PARIS 


IMPRIMERIE  DE  LA  SOCIETE  TYPOGRAPHIQUE  BELGE. 

ADOiPHK    WAHLEN    ET   COMPAGRIE. 


REVUE 


DE  PARIS. 


NOUVELLE  SÉRIE.  —  ANNÉE  1S41. 


TOME     PREmiBR, 


JANVIER. 


AU  BUREAU  DE  LA  REVUE  DE  PARIS, 

RUE   FOSSÉS-AUX-LODPS ,   N»  74. 

1841 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/v1  revuedeparis1841  brux 


SOUVENIRS  DE  VOYAGES. 


VII  (1). 

J'étais  depuis  trois  jours  à  Marseille ,  quand  un  matin  ,  en  me 
réveillant,  je  vis  entrer  Méry  chez  moi. 

—  Mon  cher  ,  me  dit-il ,  félicitez-nous,  nous  avons  un  lac. 

—  Comment ,  lui  demandai-je  en  me  frottant  les  yeux ,  vous 
avez  un  lac  ? 

—  La  Provence  avait  des  montagnes  ,  la  Provence  avait  des 
fleuves,  la  Provence  avait  des  ports  de  mer  ,  des  arcs  de  triom- 
phe anciens  et  modernes ,  la  bouillabesse  ,  les  elovis  et  Vaïoli; 
mais ,  que  voulez-vous ,  elle  n'avait  pas  de  lac.  Dieu  a  voulu  que 
la  Provence  fût  complète ,  il  lui  a  envoyé  un  lac. 

—  Et  comment  cela  ? 

—  Il  lui  est  tombé  du  ciel. 

—  Y  a-t-il  longtemps  ? 

—  Avec  les  dernières  pluies;  j'en  ai  appris  la  nouvelle  ce 
matin. 

—  Mais  nouvelle  officielle  ? 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  officiel. 
— -  Et  oïl  est-il,  ce  lac? 

—  A  Cuges;  vous  le  verrez  en  allant  à  Toulon;  c'est  sur  votre 
roule. 

—  Et  les  Cugeois,  sont-ils  contents? 

(1)  Voyez  tome  XII ,  page  55. 

1  J 


a  kevi:e  de  paris. 

—  Je  crois  bien  qu'ils  sont  contents ,  pardieu  !  ils  spraient 
bien  difficiles. 

=^  Alors  Cuges  désirait  un  iac? 

—  Cuges?  Cuges  aurait  fait  des  bassesses  pour  avoir  une  ci- 
terne; Cuges  était  comme  Rougiez  ;  c'est  de  Cuges  et  de  Rou- 
giez  que  nous  viennent  tous  les  chiens  enragés.  Vous  connaissez 
Rougiez? 

—  Non  ,  ma  foi. 

—  Ah  !  vous  ne  connaissez  pas  Rougiez  ?  Rougiez ,  mon  cher, 
c'est  un  village  qui,  depuis  la  création,  cherclie  de  l'eau  ;  au 
déluge,  il  s'est  désaltéré;  depuis  cejour-!à ,  bonsoir.  En  soixante 
ans,  il  a  changé  trois  fois  de  place  ;  il  cherche  une  source  :  ja- 
mais Rougiez  n'élit  un  maire  ,  sans  lui  faire  jurer  qu'il  eu  trou- 
vera une  ;  j'en  ai  connu  trois  qui  sont  morts  à  la  peine  ,  et  deu.K 
qui  ont  donné  leur  démission. 

—  Mais  pourquoi  Rougiez  ne  fait-il  pas  creuser  un  puits  ar- 
tésien ? 

—  Rougiez  est  sur  un  granit  de  première  formation  ;  Rougiez 
frappe  le  rocher  pour  avoir  de  l'eau  .  il  ensortdu  feu.  Ah  !  vous 
croyez  que  cela  se  fait  ainsi  ?  Je  voudrais  vous  y  voir,  vous  qui 
parlez.  En  1810,  oui,  c'était  en  1810,  Rougiez  i)rit  l'énergique 
résolution  de  se  donner  une  fontaine  ;  un  nouveau  maire  ve- 
nait d'être  nommé  ,  son  serment  était  tout  frais ,  il  voulait  abso- 
lument le  tenir  ;  il  assemhla  les  notables ,  les  notables  tîrenl 
venir  un  architecte  :  —  Monsieur  l'architecte  ,  dirent  les  nota- 
bles, nous  voulons  une  fontaine. 

—  Une  fontaine?  dit  l'architecte  ,  rien  de  plus  facile. 

—  Vraiment  ?  dit  le  maire. 

—  Vous  allez  avoir  cela  dans  une  demi-heure. 

L'architecte  prit  un  compas,  une  règle,  un  crayon  et  du  pa- 
pier ;  puis  il  demanda  de  l'eau  pour  délayer  de  l'encre  de  Chine 
dans  un  petit  godet  de  porcelaine. 

—  De  l'eau?  dit  le  maire. 

—  Eh  bien  !  oui ,  de  l'eau. 

—  Nous  n'avons  pas  d'eau ,  répondit  le  maire  ;  si  nous  avions 
de  l'eau  ,  nous  ne  vous  demanderions  pas  une  fontaine. 

—  C'est  juste,  dit  l'architecte. 

Il  cracha  dans  son  godet ,  et  délaya  l'encre  de  la  Chine  dans 
un  peu  de  salive  ;  nuis  il  sp  mit  h  traeer  sur  le  papier  une  fou- 


KKVUË  DE  l'AUlS.  T 

taine  superbe  ,  surmontét;  d'une  urne  percée  de  quatre  trous  à 
niascarons,  avec  quatre  {jerbes  d'une  eau  raajînifique. 

—  Ab  !  ab  !  dirent  le  maire  et  les  notables  en  tirant  la  langue , 
ab  !  voilA  bien  ce  qu'il  nous  faudrait. 

—  Vous  l'aurez,  dit  l'arcbitecte. 

—  Combien  cela  nous  coûtera-t-il? 

L'architecte  prit  son  crayon  ,  mit  une  foule  de  chiffres  les  uns 
sous  les  autres,  puis  il  les  additionna. 

—  Cela  vous  coiitera  25,000  francs  ,  dit  l'architecte. 

—  Et  nous  aurons  une  fontaine  comme  celle-là? 

—  Plus  belle. 

—  Avec  quatre  gerbes  d'eau  semblables  ? 

—  Plus  gi'osses. 

—  Vous  en  répondez  ? 

—  Tiens  ,  pardieu  ! 

Vous  savez,  mon  cher,  les  architectes.répondent  toujours  de 
tout. 

—  Eh  bien  !  dirent  les  notables  ,  commencez  la  besogne. 

En  attendant ,  on  afficha  le  plan  de  l'architecte  à  la  mairie  ; 
tout  le  village  alla  le  voir  ,  et  n'en  revint  que  plus  altéré. 

On  se  mit  A  tailler  les  pierres  du  bassin  ,  et  dix  ans  après, 
c'est-à-dire  le  !'=■•  mai  1820 ,  Bougiez  eut  la  satisfaction  de  voir 
ce  travail  terminé  :  il  avait  coûté  15,000  francs.  La  confection 
de  l'urne  hydraulique  fut  poussée  plus  vivement;  cinq  petites 
années  suffirent  pour  la  sculpter  et  la  mettre  en  place  ;  on  était 
alors  en  1825,  on  promit  à  l'architecte  une  gratitîcation  de 
mille  écus  ,  s'il  parvenait ,  la  même  année ,  à  mettre  la  fontaine 
en  transpiration.  L'eau  en  vint  à  la  bouche  de  l'architecte ,  et 
il  commença  à  faire  creuser  ,  car  il  avait  la  même  idée  que 
vous  ,  un  puits  artésien.  A  cincj  pieds  sous  le  sol ,  il  trouva  le 
granit.  Comme  un  architecte  ne  peut  pas  avoir  tort,  il  dit  qu'un 
forçat  évadé  avait  jeté  son  boulet  dans  le  conduit ,  et  qu'il  al- 
lait aviser  à  trouver  un  autre  moyen. 

En  attendant ,  pour  faire  i)rendre  patience  aux  notables  ,  l'ar- 
chitecte planta  autour  du  bassin  une  belle  promenade  de  pla- 
tanes ,  arbres  friands  d'humidité  ,  et  qui  la  boivent  avec  délices 
par  les  racines.  Les  platanes  se  laissèrent  planter  ,  mais  ils  pro- 
mirent bien  de  ne  pas  donner  une  feuille  tant  qu'on  ne  leur 
donnerait  pas  d'eau  ;   le  maire,  sa  femin.*  et  ses  trois  filles  al- 


3  IinVUE  DE  PARIS. 

lèrent  tous  les  jours,  pour  les  encourager,  se  promener  à 
l'ombre  de  leurs  jeunes  troncs. 

Cependant  Rongiez,  après  avoir  fait  ses  quatre  repas,  était 
obligé  d'aller  boire  à  une  source  abondante  qui  coule  à  trois 
lieues  au  raidi;  c'est  dur,  quand  on  a  payé  25,000  francs  pour 
avoir  de  l'eau. 

L'arcbitecle  redemanda  cinq  autres  mille  francs ,  mais  la 
bourse  de  la  commune  était  à  sec  comme  le  bassin. 

La  révolution  de  juillet  arriva  ,  les  habitants  de  Rougiez  re- 
prirent espoir  :  rien  ne  vint.  Alors  le  maire ,  qui  était  un  bomme 
lettré,  se  rappela  le  procédé  des  Romains  ,  qui  allaient  cher- 
cher l'eau  où  elle  était ,  et  qui  l'amenaient  où  ils  voulaient 
qu'elle  fût ,  témoin  le  pont  du  Gard.  Il  s'agissait  donc  tout  bon- 
nement de  trouver  une  source  un  peu  moins  éloignée  que  celle 
où  Rougiez  allait  se  désaltérer;  on  se  mit  en  quête.  Au  bout 
d'un  an  de  recherches  ,  on  trouva  une  source  qui  n'était  qu'à 
une  lieue  et  demie  de  Rougiez  ;  c'était  déjà  moitié  chemin  d'é- 
pargné. Alors  on  délibéra  pour  savoir  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux 
aller  chercher  le  village  ,  sa  fontaine  et  ses  platanes  ,  et  les 
amener  à  la  source,  que  de  conduire  la  source  au  village.  Mais 
le  maire  avait  une  belle  vue  de  ses  fenêtres ,  et  il  craignait  de  la 
perdre  ;  il  tint  en  conséquence  à  ce  que  ce  fût  la  source  qui  vînt 
le  trouver. 

On  en  revint  à  l'architecte,  avec  lequel  on  était  en  froid.  II 
demanda  20,000  francs  pour  creuser  un  canal. 

Rougiez  n'avait  pas  le  premier  1,000  des  20,000  francs.  Ré- 
duit à  cette  extrémité,  Rougiez  se  souvint  qu'il  existait  une 
chambre.  Le  maire ,  qui  avait  fait  un  voyage  à  Paris ,  assura 
même  que,  chaque  fois  qu'un  orateur  montait  à  la  tribune,  on 
lui  apportait  un  verre  d'eau  claire.  Il  pensa  que  des  gens  qui 
vivaient  dans  une  telle  abondance  ne  laisseraient  pas  leurs  com- 
patriotes mourir  de  la  pépie.  Les  notables  adressèrent  une  pé- 
tition à  la  chambre.  Malheureusement  la  pétition  tomba  au 
milieu  des  émeutes  du  mois  de  juin;  il  fallut  bien  attendre  que 
la  tranquillité  fût  rétablie. 

Cependant  le  mal  avait  un  peu  diminué.  Comme  nous  l'avons 
dit ,  l'eau  s'était  rapprochée  d'une  lieue  et  demie  :  c'était  bien 
quelque  chose;  aussi  Rougiez  aurait-il  pris  sa  soif  en  patience, 
sans  les  épigrammes  de  Nans. 


REVUE  DE  PARIS.  9 

—  Mais,  ititerronipit  Méiy.  usant  (îii  même  arlifice  que  l'A- 
l'ioste  ,  cela  nous  éloigne  !)(';!iicoii|)  de  Cnges. 

—  Mon  cher  ,  lui  répondis-je,  je  voyage  pour  m'instruire  , 
les  excursions  sont  donc  de  mon  domaine.  Nous  reviendrons  à 
Cuges  i)ar  Kans.  Qii'est-ce  que  Nans? 

—  Nans  ,  mon  ami?  c'est  un  village  qui  est  fier  de  ses  eaux 
et  de  ses  arbres.  A  Nans ,  les  fontaines  coulent  de  source ,  et  les 
platanes  poussent  tout  seuls.  Nans  s'abreuve  aux  cascades  de 
Giniès ,  qui  coulent  sous  des  trembles ,  des  sycomores  et  des 
chênes  blancs  et  verts  :  Nans  fraternise  avec  cette  longue 
chaîne  de  montagnes  qui  porte  comme  un  aqueduc  naturel  les 
eaux  de  Saint-Cassien  aux  vallées  thessaliennes  de  Géménos. 
Dieu  a  versé  l'eau  et  l'ombre  sur  Nans,  en  secouant  la  pous- 
sière sur  Rongiez.  Respectons  les  secrets  de  la  Providence. 

Or,  chaque  fois  qu'un  charretier  de  Nans  passait  avec  son 
mulet  devant  le  bassin  de  Rongiez  ,  il  défaisait  le  licou  et  la 
bride  de  son  animal,  et  le  conduisait  à  la  vasque  de  pierre, 
rinvifanlà  boire  l'eau  absente  et  attendue  depuis  1810.  Le  mulet 
allongeait  la  tète,  ouvrait  la  narine  ,  humait  la  chaleur  de  la 
pierre  (il  fait  un  soleil  d'Afriijue  à  Rougiez) ,  et  jetait  à  sou 
maître  un  oblique  regard  ,  comme  pour  lui  reprocher  sa  mys- 
fification.  Or,  ce  regard  ,  qui  faisait  rire  à  gorge  déployée  le 
Nansais ,  faisait  grincer  des  dents  aux  Rougiessains  :  on  résolut 
donc  de  trouver  de  l'argent  à  tout  prix,  dûl-on  vendre  les  vi- 
gnes de  Rougiez  pour  boire  de  l'eau;  d'ailleurs  les  Rougiessains 
avaient  remarqué  que  rien  n'altère  comme  le  vin. 

Le  maire  de  Rougiez,  qui  a  cent  écus  de  renie,  donna 
l'exemple  du  dévouement.  Ses  trois  gendres  l'imitèrent.  11 
avait  marié  ses  trois  filles  dans  l'intervalle.  Quant  à  sa  pauvre 
femme,  elle  était  morte  sans  avoir  eu  la  consolation  de  voir 
couler  la  fontaine.  Tous  les  administrés  ,  entraînés  par  un  élan 
national,  contribuèrent  au  prorata  de  leurs  moyens  3  on  attei- 
îfnit  un  chiffre  assez  élevé  pour  oser  dire  à  l'architecte  :  Com- 
mencez le  canal. 

Enfin,  mon  cher,  conlinua  Méry,  après  vingl-six  ans  d'es- 
pérances conçni's  et  détruites  ,  les  travaux  ont  été  terminés  la 
semaine  dernière.  L'aichilecte  répondit  du  résultat;  l'inaugu- 
ration de  la  fontaine  fut  fixée  au  dimanche  suivant,  et  le  maire 
de  Rougiez  invita  par  des  affiches  et  des  circulaires  les  popula- 
1  Q 


10  KEVLE  DE  FARIS. 

lions  des  communes  voisines  à  assister  à  la  grande  fête  de  l'eau 
sur  la  place  de  Rongiez. 

Le  programme  était  court  ;  ce  qui  ne  l'aurait  rendu  que  meil- 
leur s'il  eût  été  tenu.  Le  voici  : 

o  Article  unique.  —  M.  le  maire  ouvrira  le  bal  sur  la  place  de 
la  Fontaine,  et  aux  premiers  sons  du  tambourin  la  fontaine 
coulera.  » 

Vous  comprenez,  mon  cher,  ce  qu'une  pareille  annonce  at- 
tira de  curieux.  Il  y  eut  dénormes  paris  de  faits  ;  les  uns  pariè- 
rent que  la  fontaine  coulerait ,  les  autres  parièrent  que  la  fon- 
taine ne  coulerait  pas. 

On  vint  à  la  fêle  de  tous  les  villages  circonvoisins,  de  Trez  , 
qui  s'enorgueillit  de  ses  redoutes  romaines;  du  Plan-Daups,  il- 
lustré par  l'abbé  Garnier  ;  de  Pépin  ,  fier  de  ses  mines  de  houil- 
les ;  de  Sainl-Maximin .  qui  conserve  la  tèle  de  sainte  Madeleine, 
grâce  à  laquelle  le  village  obtient  de  la  pluie  à  volonté;  de 
Tpurvès ,  qui  a  vu  les  amours  de  Valbelle  et  de  M"e  Clairon  ;  de 
Besse,  qui  donna  naissance  au  fameux  Gaspard  ,  le  plus  galant 
des  voleurs  (1) ,  et  même  du  vallon  de  Ligmore  qui  s'étend  aux 
limites  de  l'antique  Gargarias.  Vous-même,  mon  cher,  si  vous 
étiez  venu  deux  jours  plus  tôt ,  vous  auriez  pu  y  aller.  Nans  ar- 
riva enfin  avec  tous  ses  mulets  sans  licous  et  sans  brides,  dé- 
clarant qu'elle  ne  croirait  à  l'eau  que  quand  ses  mulets  auraient 
bu. 

C'était  à  cinq  heures  que  devait  s'ouvrir  le  bal  :  on  avait  at- 
tendu que  la  grande  chaleur  fût  passée,  de  peur  que  les  dan- 
seurs ne  desséchassent  la  fontaine.  Cinq  heures  sonnèrent. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence  solennel. 

Le  maire  alla  inviter  sa  danseuse  et  vint  se  mettre  en  place 
avec  elle,  le  visage  tourné  vt'rs  la  fontaine.  Les  personnes  in- 
diquées pour  compléter  le  quadrille  suivirent  son  exemple.  Les 


(1)  Gaspard  de  Besse,  voyant  un  de  ses  hommes  qui  voulait  couper 
le  doigt  d'une  femme  parce  qu'il  n'en  pouvait  pas  tirer  une  bague  pré- 
cieuse, mit  un  genou  en  terre  devant  elle ,  et  tira  la  bague  avec  ses 
dcnt^. 


M.yiiv.  m.  PARIS.  u 

mulets  de  Nâns  s'approchèrent  du  bassin.  Les  violons  donnèrent 
le  la ,  les  llageolels  préludèrenl  en  notes  claires  et  sonores 
comme  le  chant  de  l'alouette. 

Le  signal  est  donné,  la  ritournelle  commence.  M.  le  maire 
est  à  la  gauctie  de  sa  danseuse,  le  pied  droit  en  avant  ;  tous  les 
yeux  sont  fixés  sur  le  respectable  magistrat ,  qui ,  comprenant 
l'importance  de  sa  situation,  redouble  de  dignité.  L'architecte, 
la  baguette  à  la  main ,  se  tient  prêt  comme  Moïse  à  frapper  le 
rocher. 

—  En  avant  deux  !  crie  l'orchestre  :  En  avant  deux  pour  la 
trém's. 

Le  maire  et  sa  danseuse  s'élancent  vers  la  fontaine  pour  sa- 
luer l'eau  naissante.  Toutes  les  bouches  s'entr'ouvrent  pour  as- 
pirer ces  premières  gouttes  alt(ndu(  s  depuis  1810.  Les  mulets 
Iiennissenl  d'espérance.  L'architeclf!  lève  sa  baguette,  Nans  est 
abattu  ,  Rongiez  triomphe.  Tout  à  coup  les  violons  s'arrêtent, 
les  flageolets  font  un  canard ,  les  baguettes  des  tambourins  res- 
tent suspendues.  L'architecte  a  frapi)é  la  fontaine  de  sa  verge, 
mais  la  fontaine  n'a  pas  coulé.  Le  maire  pâlit,  jette  sur  l'archi- 
tecte un  regard  foudroyant.  L'architecte  frappe  la  fontaine  d'un 
second  coup,  l'eau  ne  paraît  pas. 

Nans  rit,  Trez  s'indigne,  Pépin  bondit,  Besse  jure,  Saint- 
Maximin  s'irrite.  Tous  les  villages  invités  à  la  fêle  menacent 
Kougiez  d'une  sédition.  Le  maire  lire  son  écharpe  de  sa  poche, 
la  roule  autour  de  son  abdomen  ,  et  déclare  que  force  restera  à 
la  loi. 

—  Croyez  ça  et  buvez  de  l'eau ,  répond  Nans, 

—  Monsieur  l'architecte,  cria  le  maire,  monsieur  l'archi- 
tecte, vous  m'avez  répondu  de  la  fontaine  ;  d'où  vient  que  la 
fontaine  ne  coule  pas? 

L'architecte  prit  son  crayon  ,  lira  des  lignes  ,  superposa  des 
chiffres  ,  et ,  après  un  quart  d'heure  de  calcul ,  déclara  que,  les 
deux  carrés  construits  sur  les  petites  lignes  de  l'hypoténuse 
étant  égaux  au  troisième,  la   fontaine  était  obligi'e  de  couler, 

—  Et  pourtant,  dit  Nans  en  huant  Rongiez  ,  elle  ne  coule 
pas,  —  C'était  la  même  chose  que  le  perd  gira  de  Galilée, 
excepté  que  celte  fois  la  science  avait  tort. 

Saint-Zacharie  s'interposa  et  prêcha  la  modération.  C'était 
bien  facile  à  Sainl-Zacharie,  .Saint-Zacharie  donne  naissance  à 


12  REVUE  DE  PAKIS. 

celte  belle  rivière  de  rHuveauine ,  qui  roule  tant  de  poussière 
dans  son  lit. 

En  même  temps,  une  vieille  femme  s'avança  avec  les  centu- 
ries de  Noslradamus ,  réclama  le  silence ,  et  lut  la  centurie  sui- 
vante : 


Soubs  bois  bénict  de  saincte  pénitence, 
Avec  pépie  et  gcheune  au  gésier, 
Roujjiez  bevra  bonne  eau  en  Fan  quarante 
En  grand  soûlas  et  liesse  en  février. 

—  Cette  prophétie  est  claire  comme  de  l'eau  de  roche ,  dit  le 
maire. 

—  Et  elle  sera  accomplie  ,  dit  l'architecte;  c'est  moi  qui  me 
suis  trompé. 

—  Ah!  s'écria  Rongiez  triomphant ,  ce  n'est  point  la  faute  de 
la  fontaine. 

—  C'est  la  mienne,  dit  l'architecte.  Le  canal  devait  être 
creusé  en  ligne  convexe  ,  il  a  été  creusé  en  ligne  concave.  C'est 
une  affaire  de  quatre  ou  cinq  ans  encore ,  et  d'une  dizaine  de 
mille  francs  au  plus,  et  la  fontaine  coulera. 

C'était  juste  ce  que  prédisait  Noslradamus. 

Rongiez,  séance  tenante  et  dans  le  premier  moment  de  l'en- 
thousiasme, s'imposa  une  nouvelle  conlrihulion  ;  puis  les  vil- 
lages, violons  en  têle  et  mulets  en  queue,  se  rendirent  aux 
fontaines  de  Saint-Geniez,  où  le  bal  recommença  et  où  les  dan- 
seurs se  livrèrent  ù  une  orgie  hydraulique  digne  de  l'âge  d'or. 

En  attendant ,  Rongiez  ,  tranquillisé  par  la  prophétie  de  Nos- 
lradamus, compte  sur  l'an  40.  Vous  comprenez,  mon  cher, 
combien  Rougiez  doit  être  furieux  du  bonheur  qui  arrive  à 
Cuges. 

—  Peste  !  je  crois  bien.  Mais  est-ce  bien  vrai  que  Cuges  a  un 
lac? 

—  Parbleu  ! 

—  Mais  un  vrai  lac? 

—  Un  lac  !  Pas  si  grand  que  le  lac  Ontario  ,  ni  que  le  lac 
Léman,  pardieu  !  mais  un  lac  comme  le  lac  d'Enghien. 

—  Comment  cela  s'esl-il  fait  ? 


REVUE  DE  PARIS.  15 

—  Voilà.  Cuges  est  situé  dans  un  entonnoir.  Il  est  tombé 
beaucoup  de  neige  cet  liiver  et  beaucoup  d'eau  cet  été.  La  neige 
et  l'eau  réunies  oiiL  fait  un  lac.  Ce  lac  ,  à  ce  qu'il  parait,  s'est 
mis  en  communication  avec  des  sources  qui  ont  promis  de  l'a- 
limenter. Des  canards  sauvages  qui  passaient  l'ont  pris  au  sé- 
rieux, et  se  sont  abattus  dessus.  Du  moment  où  il  y  a  eu  des 
canards  sur  le  lac ,  on  a  construit  des  bateaux  pour  leur  donner 
la  chasse;  de  sorte  qu'on  chasse  déjà  sur  le  lac  de  Cuges,  mon 
cher.  On  n'y  pêche  pas  encore ,  c'est  vrai  ;  mais  la  pèche  est 
déjà  louée  pour  l'année  prochaine.  Quand  vous  y  passerez  , 
faites-y  atlenUon  :  soir  et  matin  ,  il  y  a  une  vapeur.  C'est  un  vrai 
lac. 

—  Vous  entendez?  dis-je  à  Jadin  qui  entrait,  il  me  faut  un 
dessin  de  Cuges  et  de  son  lac. 

—  On  vous  le  fera  ,  dit  Jadin;  mais  le  déjeuner? 

—  C'est  vrai ,  dis-je  à  Méry  ;  et  le  déjeuner? 

—  C'est  juste,  reprit  Méry;  ce  diable  de  lac  de  Cuges  m'a- 
vait fait  perdre  la  tète.  Le  déjeuner  vous  attend  au  Château 
d'If? 

—  Et  comment  allons-nous  au  Château  d'If? 

—  Je  ne  vous  l'ai  pas  dit  ? 

—  Mais  non. 

—  Diable  de  lac  de  Cuges  !  C'est  que  c'est  un  lac,  mon  cher, 
parole  d'honneur,  un  vrai  lac.  Eh  bien  !  mais  vous  allez  au 
Château  d'If  dans  un  charmant  bateau  qu'un  de  nos  amis  vous 
prête,  un  bateau  ponté  ,  avec  lequel  on  irait  aux  Indes. 

—  Et  où  est-il ,  le  bateau  ? 

—  Il  vous  attend  sur  le  port. 

—  Eh  bien  !  allons. 

—  Non  pas  ;  allez. 

—  Comment!  vous  ne  venez  pas  avec  nous  ? 

—  Moi  aller  en  mer  !  dit  Méry  ;  je  n'irais  pas  sur  le  lac  de 
Cuges. 

—  Méry,  l'hospitalité  exige  que  vous  nous  accompagniez. 

—  Je  sais  bien  que  je  suis  dans  mon  tort  j  mais  que  voulez- 
vous? 

Il  fallait  céder.  Nous  nous  rendîmes  sur  le  port.  Â  chaque  per- 
sonne que  Méry  rencontrait  : 

—  Vous  savez,  disait-il,  que  Cuges  a  un  lac. 

2. 


14  REVUE  DE  PAUiS. 

—  Pardieu!  répondaient  les  passants,  un  lac  superbe  :  on 
ne  peut  pas  en  trouver  le  fond. 

—  Voyez-vous?  répétait  Méry. 

Sur  le  quai  d'Orléans,  nous  trouvâmes  un  charmant  bateau 
qui  nous  atleniiail. 

—  Voilà  votre  embarcation,  nous  dit  Méry. 

Nous  descendîmes  dans  le  bateau.  Les  bateliers  appuyèrent 
leurs  rames  contre  le  quai,  et  nous  quitiâmes  le  bord. 

—  Bon  voyage  ,  nous  cria  Méry  ;  et  il  s'en  alla  en  disant  : 
Ce  diable  de  Cuges  qui  a  un  lac  ! 


VIII. 


Le  premier  monument  qu'on  aperçoit  à  sa  droite  ,  quand  on 
va  du  quai  d'Orléans  a  la  mer,  c'est  la  Consigne. 

La  Consigne  est  un  monument  de  fraîche  et  moderne  tour- 
nure ,  avec  de  nombreuses  fenèlres  garnies  de  triples  grilles 
donnant  sur  le  bassin  du  port.  Au-dessous  de  ces  fenêtres,  on 
remarque  plusieurs  passants  arrêtés  qui  échangent  des  paroles 
avec  les  babilanls  de  cette  charmante  maison.  On  croirait  être 
à  Madrid  ,  et  on  prendrait  volontiers  tous  ces  gens  pour  des 
amants  qui  se  cachent  d'un  tuteur.  Point  ;  ce  sont  di-s  cousins  , 
lies  frères,  des  sœurs  ,  qui  ont  peur  de  la  peste.  La  Consigne  , 
c'est  le  parloir  de  la  quarantaine. 

Un  peu  |)lus  loin,  en  face  du  fort  Saint-Nicolas,  bâti  par 
Louis  XIV,  est  la  (our  Saint-Jean  ,  bâtie  par  le  roi  René,  C'est 
par  la  fenêtre  carrée  située  au  second  étage  qu'essuya  de  se 
sauver,  en  93.  ce  pauvre  duc  de  Monlpensier,  qui  a  laissé  de  si 
charmants  mémoires  sur  sa  captivité  avec  le  prince  de  Conli. 
On  sait  <(ue,  la  corde,  grâce  à  laquelle  il  espérait  gagner  la 
terre,  étant  trop  courte,  le  pauvre  prisonnier  se  laissa  tomber 
au  hasard  et  se  brisi  la  cuisse  en  tombant.  Au  point  du  jour, 
des  pêcheurs  le  trouvèrent  évanoui  et  le  portèrent  chez  un  per- 
ruquier, où  il  obtint  de  rester  jusqu'à  son  entière  giiérison.  Le 
perruquier  avait  une  fille,  une  de  ces  jolies  grisettes  de  Mar- 
seille (jui  ont  des  bas  jaunes  et  un  pied  d'Andalouse.  Je  ne  serai 
pas  plus  indiscret  que  le  prince,  mais  cela  me  coule  :  il  y  avait 


KKVrK  l)F.  l'VRIS.  \ù 

une  jolie  histoire  à  raconter  sur  celle  jeune  fille  et  le  pauvre 
blessé. 

Nous  laissâmes  un  peu  à  notre  droite  le  rocher  de  l'Esteou. 
Nous  étions  juste  sur  la  Marseille  de  César,  que  la  mer  a  re- 
couverte. Quand  il  fait  beau  temps,  dit-on  ,  quand  la  mer  est 
calme,  on  voit  encore  des  ruines  au  fond  de  l'eau.  Nous  avions, 
vent  debout,  un  diable  de  mistral  qui  ne  voulait  pas  nous 
laisser  sortir  du  port,  mais  qui  proraettaitde  nous  bien  secouer 
une  fois  que  nous  en  serions  sortis. 

En  face  de  la  sortie  du  port ,  l'horizon  semble  fermé  par  les 
îles  de  Ratoneau  et  de  Promègue.  Ces  deux  îles,  réunies  par 
une  jetée ,  forment  le  port  de  Frioul ,  frelum  Julii,  détroit  de 
César.  Pardon  ,  l'élymologie  n'est  pas  de  moi.  Cette  jetée  est 
un  ouvrage  moderne.  Quant  au  Frioul,  c'est  le  port  du  typhus, 
du  choléra  ,  de  la  peste  et  de  la  fièvre  jaune  ,  la  douane  des 
Qéaux,  le  lazaret ,  enfin.  Aussi  y  a-l-il  toujours  dans  le  port  de 
Frioul  bon  nombre  de  vaisseaux  qui  ont  un  air  ennuyé  des  plus 
pénibles  à  voir. 

Malheureusement,  ou  heureusement  plutôt ,  Marseille  n'a 
point  encore  oublié  la  fameuse  peste  de  1720  ,  que  lui  avait 
apportée  le  capitaine  Chataud. 

La  troisième  île  des  environs  de  Marseille,  la  plus  célèbre  des 
trois,  est  l'île  d'If.  Cependant  l'île  d'If  n'est  qu'un  écueil  5  mais 
sur  cet  écueil  est  une  forteresse  ,  et  dans  cette  forteresse  est  le 
cachot  de  Mirabeau.  Il  en  résulte  que  l'île  d'If  est  devenue  une 
espèce  de  pèlerinage  politique ,  comme  la  Sainte-Beaurae  est 
devenue  un  pèlerinage  religieux. 

Le  château  d'If  était  la  prison  où  l'on  enfermait  autrefois  les 
fils  de  famille  dont  on  voulait  punir  l'inconduite.  C'était  une 
chose  convenue,  le  fils  pouvait  y  demander  la  chambre  du  père. 
Mirabeau  y  fut  envoyé  à  ce  titre.  11  avait  un  père  fou  et  sur- 
tout ridicule;  il  l'exaspéra  par  les  dérèglements  inouïs  d'une 
jeunesse  où  débordait  la  sève  des  passions.  Tous  ses  pas  jus- 
qu'alors avaient  été  maïqués  jiar  des  scandales  qui  avaient  sou- 
levé l'opinion  publi(iue.  Mirabeau  ,  resté  libre ,  était  perdu  de 
réputation  ;  Mirabeau  ,  prisonnier,  fut  sauvé  par  la  pitié  qui 
s'attacha  à  lui.  Puis  cette  réclusion  cruelle  était  peut-être  une 
des  voies  dont  se  servait  la  Providence  pour  forcer  le  jeune 
homme  à  étudier  sur  lui-même  la  tyrannie  dans  tous  ses  dé< 


16  REVUE  DE  PARIS. 

tails.  Lorsque  la  révolution  s'approcha,  Mirabeau  put  meltre 
ainsi  au  service  de  cette  grande  catastrophe  sociale  ses  passions 
arrêtées  dans  leur  course,  et  ses  colères  amassées  durant  une 
longue  détention. 

La  société  ancienne  l'avait  condamné  à  mort,  il  lui  renvoya 
sa  condamnation,  et,  le  21  janvier  1793,  l'arrêt  fut  exécuté. 

La  chambre  qu'habita  Mirabeau,  la  première  est  souvent  la 
seule  qu'on  demande  à  voir,  tant  le  colosse  républicain  a  empli 
cette  vieille  forteresse  de  son  nom  ,  est  la  dernière  à  droite 
dans  la  cour  à  l'angle  sud-ouest  du  château.  C'est  un  cachot 
qui  ne  se  distingue  des  autres  <iue  parce  qu'il  est  plus  sombre 
peut-être;  une  espèce  d'alcôve  taillée  dans  le  roc  indique  la 
place  où  était  le  lit  du  captif;  deux  crampons  qui  soutenaient 
une  planche  aujourd'hui  absente  ,  la  place  où  il  mettait  ses 
livres;  enfin  quelques  restes  de  peintures  à  bandes  longitudi- 
nales bleues  et  jaunes,  font  foi  des  améliorations  que  la  phi- 
lanthropie de  l'ami  des  hommes  avait  permis  au  prisonnier 
d'introduire  dans  sa  prison. 

Je  ne  suis  pas  de  l'avis  de  ceux  qui  prétendent  que  Mirabeau, 
captif,  presstntiiit  son  avenir.  Il  aurait  fallu  pour  cela  qu'il 
devinât  la  révolution.  Est-ce  que  le  matelot ,  quand  le  ciel  est 
pur,  quand  la  mer  est  belle,  devine  la  tempête  qui  le  jettera 
sur  quelque  île  sauvage  dont  sa  supériorité  le  fera  le  roi? 

En  sortant  de  la  chambie  de  Mirabeau,  l'invalide  qui  sert  de 
cicérone  au  voyageur,  lui  fait  voir  quelques  vieilles  planches 
qui  pourrissent  sous  un  hangar  :  c'est  le  cercueil  qui  ramena 
le  corps  de  Kléber  en  France. 

Attendu,  dit  le  proverbe,  qu'il  n'y  a  si  bonne  compagnie  qu'il 
ne  faille  quitter  ;  après  trois  autres  jours  de  fêtes  et  de  plaisirs, 
force  nous  fut  de  quitter  celte  bonne  et  spirituelle  compagnie 
marseillaise  dans  laquelle  une  semaine  s'était  envolée  avec  la 
rapidité  d'une  heure. 

En  me  conduisant  à  la  voiture,  Méry  recommanda  à  Jadin 
de  ne  point  oublier  de  lui  faire,  en  passant ,  un  dessin  du  lac 
de  Cuges. 


REVUE  DE  PARIS.  17 


IX. 


La  route  que  l'on  prend  pour  sortir  de  Marseille  est  aussi 
brûlée  et  aussi  poudreuse  que  celle  que  l'on  suit  pour  y  arriver. 
Rien  de  plus  uniforme  et  de  plus  triste  que  ces  oliviers  entre- 
mêlés rie  vignes,  dans  les  interstices  desquelles,  comme  dit  le 
président  Des  Brosses  ,  on  élève  par  curiosité  des  plants  de  fro- 
ment. 

Au  bout  d'une  heure  ou  deux  ,  nous  nous  engageâmes  dans 
des  montagnes  pelées  et  nues  auxquelles  le  soleil  et  les  pluies 
n'ont  laissé  que  leur  ossature  de  granit.  Nous  suivîmes  le  fond 
d'une  vallée  aussi  sèche  que  le  reste  du  chemin.  Enfin,  vers  la 
nuit,  au  détour  d'une  rociie  gigantescjue  ,  qui  force  la  roule  à 
décrire  une  courbe,  nous  nous  trouvâmes  en  face  d'une  grande 
nappe  d'eau.  C'était  le  lac  de  Cuges. 

Comme  le  voiturier  était  à  nos  ordres  ,  nous  fîmes  halte. 
Jadin,  ainsi  qu'il  l'avait  promis,  dessina  une  vue  pour  Méiy. 
Le  lac  était  au  premier  plan,  Cuges  et  son  église  au  second,  le 
troisième  était  formé  par  les  montagnes.  Pendant  ce  temps,  je 
pris  mon  fusil,  et  je  suivis  les  bords  pour  voir  si  je  ne  rencon- 
trerais pas  quelque  canard.  Malheureusement,  les  roseaux  n'a- 
vaient |)oint  encore  eu  le  temps  de  pousser  ,  et  les  canards  se 
tenaient  au  large. 

Je  revins  près  de  Jadin,  qui  avait  fini  son  croquis,  et  nous 
nous  apprêtâmes  à  passer  le  lac. 

Ce  n  était  pas  une  petite  affaire.  Les  Cugeois  n'avaient  point 
encore  eu  le  temps  de  bâtir  un  pont  ;  puis  ,  avant  de  le  bâtir , 
ils  voulaient  sans  doute  être  bien  sûrs  que  leur  lac  leur  resterait. 
En  attendant ,  l'eau  avait  recouvert  la  grande  route;  on  voyait 
bien  le  chemin  entrer  d'un  côté  et  sortir  de  l'autre  ;  mais ,  sur 
l'espace  d'un  quart  de  lieue,  on  n'avait  d'autre  guide  pour  le 
suivre  que  quelques  jalons  plantés  à  droite  et  à  gauche;  or, 
comme  ce  chemin  formait  chaussée,  pour  peu  que  nous  nous 
écartassions  d'un  côté  on  de  l'autre  ,  nous  tombions  dans  des 
profondeurs  que  nous  pouvions  mesurer  par  des  cimes  d'arbres 
qui  apparaissaient  comme  des  broussailles  ft  Heur  d'eau.  Je 


18  r.EVL'J'   L>K  PARIS, 

commençai  à  trouver  que  la  Providence  avait  été  bien  prodigue 
envers  Ciiges  ,  de  lui  donner  un  pareil  lac  ,  quand  le  village  se 
serait  forl  bien  contenté  d'une  fontaine. 

Cependant,  comme  il  n'y  avait  ni  pont,  ni  bac,  force  nous 
fut  de  prendre  noire  parti  :  nous  monlâmessur  i'iinpériale,  afin 
d'êlre  loul  prêts  à  nous  sauver  à  la  nage,  et  notre  berlingot  entra 
bravement  dans  le  lac ,  dont  il  atteignit  sans  accident  l'autre 
bord. 

Nous  Irouvâmes  Cuges  en  révolution  :  le  gouvernement  avait 
eu  avis  de  son  lac  et  avait  mis  la  main  dessus.  Les  lacs  sont  de 
droit  la  propriété  des  gouvernements;  seulement  un  cas  liti- 
gieux s'élevait  pour  celui-ci  :  c'était  un  lac  de  nouvelle  date  ,et 
qui  ne  remonlail  pas  comme  les  autres  à  la  création  du  monde  , 
ou  loul  au  moins  au  déluge.  C'est  par  le  déluge,  comme  on  sait, 
(pie  les  lacs  lont  leurs  preuves  de  noblesse;  le  déluge  est  le 
1Ô99  des  lacs.  Celui  de  Cuges  s'était  étendu  sans  façon  sur  des 
propriétés  qui  appartenaient  à  des  citoyens  des  villages  envi- 
ronnants. Les  citoyens  pro|)riétaires  voulaient  bien  laisser  le  lac 
au  gouvernement ,  mais  ils  voulaient  être  indemnisés  des  terres 
qu'ils  perdaient  par  cette  concession;  les  eaux  et  forêts  leur 
riaient  au  nez  ,  ils  montraient  les  dents  aux  eaux  et  forêts.  Bref, 
il  y  avait  déjà  eu  du  papier  timbré  d'échangé,  et  les  Cugeois, 
comme  le  pauvre  savetier  devenu  ricbe,  étaient  quasi  prêts  à 
rendre  leur  lac  si  on  voulait  leur  rendre  leur  tranquillité. 

Nous  nous  arrêtâmes  à  Cuges ,  et  nous  repartîmes  le  lende- 
main à  six  heures  du  matin. 

La  seule  chose  curieuse  que  nous  offrit  la  roule  jusqu'à  Tou- 
lon ,  ce  fut  les  gorges  d'Ollioules.  Les  gorges  d'Ollioules  sont  les 
Thermopyles  de  la  Provence.  Que  l'on  se  figure  des  rochers  à 
pic  de  deux  à  trois  mille  pieds  de  haul ,  du  sommet  desquels  des 
villages  perdus,  où  l'on  monte  on  ne  sail  par  où,  se  penchent 
curieusement  pour  vous  regarder.  Quelques-unes  de  ces  monta- 
gnes ont  de  plus  la  préleniion  d'être  des  volcans  éteints  ;  je  ne 
m'y  oi)pose  pas. 

A  peine  esl-on  sorti  des  gorges  d'Ollioules  que  le  contraste 
est  grand  ;  au  lieu  de  ces  deux  parois  de  granit  si  nues  et  si  rap- 
prochées (ju'elles  vous  étouffent,  on  se  trouve  tout  à  coup  dans 
une  plaine  délicieuse,  encaissée  à  gauche  par  les  montagnes 
qui  s'arrondissent  en  demi-cercle  ,  et  à  droite  par  la  mer.  Celte 


KEVUt  DE  PARIS.  19 

plaine  ,  c'est  la  serre  chaiitie  de  la  Provence  ;  c'est  là  que 
poussent  en  pleine  terre  et  à  l'envi  l'un  de  l'autre  le  palmier  de 
Syrie,  l'oranger  de  Mayorque  .  le  néflier  du  Japon  ,  le  goyavier 
des  Antilles ,  le  yucca  d'Amérique  ,  le  lentiscpie  de  Crète  et  l'ac- 
cacia  de  Constanlinopie.  C'est  le  pied-à-terre  des  plantes  qui 
viennent  de  l'Orient  et  du  Midi  pour  s'en  aller  mourir  dans  nos 
jardins  botaniques  du  iVord.  Heureuses  celles  qui  s'y  arrêtent, 
car  elles  peuvent  se  croire  encore  dans  leur  pays  natal. 

C'est  à  gauche,  sur  le  revers  du  chemin  qui  conduit  des 
gorges  d'Olliouies  à  Toulon  .  qu'eut  lieu  ,  le  18  juin  1815,  le 
jour  même  de  la  bataille  de  Walerloo.  l'entrevue  du  maréchal 
Brune  et  de  Mural.  Murât  était  vêtu  en  mendiant;  il  avait  une 
redingole  grise,  une  résille  espagnole,  un  grand  feutre  catalan 
et  des  lunettes  d'or.  Ce  que  demandait  le  mendiant  roy.il , 
c'était  de  reprendre  sa  place  comme  simple  soldat  dans  les 
armées  de  celui  qu'il  avait  perdu  deux  fois ,  la  première  en  se 
déclarant  contre  lui ,  la  seconde  en  se  déclarant  pour  lui.  On 
sait  <|uel  fut  le  résultat  de  celte  entrevue  :  Murât,  repoussé  de 
France,  passa  en  Corse  ,  et  de  la  Corse  s'embarqua  pour  la  Ca- 
labre.  On  peut  retrouver  son  cadavre  dans  l'église  du  Pizzo. 

En  entrant  à  Toulon  ,  nous  passâmes  devant  le  fameux  balcon 
du  Puget ,  qui  fit  dire  au  chevalier  Bernin  ,  lorsqu'il  arriva  en 
France,  que  ce  n'était  pas  la  peine  d'envoyer  chercher  des  ar- 
tistes en  Italie  quand  on  avait  chez  soi  des  gens  capables  de 
faire  de  pareilles  choses. 

Les  trois  têtes  qui  soutiennent  ce  balcon  sont  les  charges  des 
trois  consuls  de  Toulon,  dont  Puget  était  mécontent;  aussi  la 
ville  les  garde-t-elle  précieusement  comme  des  portraits  de  fa- 
mille. 

J'avais  des  lettres  pour  M.  Lanvergne,  jeune  médecin  du 
plus  grand  mérite,  qui  avait  accompagné  le  duc  de  Joiiiville 
dans  son  excursion  de  Corse  ,  d'Italie  et  de  Sicile  .  et  frère  de 
Lauvergne,  le  peintre  de  marine  ,  qui  a  fait  deux  ou  trois  fois 
le  tour  du  monde.  Comme  noirs  comptions  nous  arrêter  à  Tou- 
lon ,  il  nous  offrit,  au  lieu  de  notre  sombre  appartement  en 
ville,  une  petite  bastide  pleine  d'air  et  de  soleil  <|u'il  avait  au 
fort  Lamalgue.  L'offre  était  faite  avec  tant  de  franchise  que 
nous  acceptâmes  à  l'instant.  Le  soir  même ,  nous  étions  in- 
stallés ,  de  sorte  que ,  le  lendemain  ,  en  nous  éveillant  et  eti 


20  REVUE  DE  PARIS. 

ouvrant  nos  fenêtres,  nous  avions  devant  nous  colle  mer  in- 
finie qu'on  a  besoin  de  levoir  de  (einps  en  temps  ,  une  fois  qu'on 
l'a  vue,  et  dont  jamais  on  ne  se  lasse  tant  qu'on  la  voit. 

Toulon  a  peu  de  souvenirs.  A  part  le  siège  qu'en  fît  le  duc 
de  Savoie  et  la  trahison  qui  la  mit  aux  mains  des  Anglais  et 
des  Espagnols  en  1793,  son  nom  se  trouve  rarement  cité  dans 
l'histoire.  Mais  à  celte  dernière  fois  il  s'y  trouve  inscrit  d'une 
manière  ineffaçable  :  c'est  de  Toulon  que  date  réellement  la 
carrière  militaire  de  Bonaparte. 

Comme  curiosités,  Toulon  n'a  que  son  bagne  et  son  port. 
Malgré  le  peu  de  sympathie  qui  m'attirait  vers  le  premier  de  ces 
établissements,, je  ne  l'en  visitai  pas  moins  le  second  jour  après 
mon  arrivée.  Malheureusement  le  bagne  de  Toulon  n'avait  pour 
le  moment  aucune  notabilité.  Il  venait ,  il  y  avait  deux  ou  trois 
mois  ,  d'envoyer  ce  qu'il  avait  de  mieux  à  Brest  et  à  Rochefort, 

Les  (rois  premiers  objets  qui  frappent  la  vue  en  entrant  au 
])agne  sont  d'abord  un  Cnpidon  appuyé  sur  une  ancre  ,  puis  un 
crucifix,  puis  deux  pièces  de  canon  chargées  à  mitraille. 

Le  premier  forçat  que  nous  rencontrâmes  vint  droit  à  moi  et 
m'appela  par  mon  nom  ,  en  me  demandant  si  je  n'achèterais 
pas  quelque  chose  à  sa  petite  boutique.  Quelque  désir  que 
j'eusse  de  lui  rendre  sa  politesse,  je  cherchais  vainement  à  me 
rappeler  la  figure  de  cet  homme.  11  s'aperçut  de  mon  embarras 
et  se  mil  à  rire. 

—  Monsieur  cherche  à  me  reconnaître?  me  dit-il. 

—  Oui ,  je  l'avoue  ,  mais  sans  aucun  succès. 

—  J'ai  pourtant  eu  l'honnenr  de  voir  monsieur  bien  souvent. 
La  chose  devenait  de  plus  en  plus  flalteuse;  seulement  je  ne 

me  rappelais  pas  avoir  jamais  fréquenté  si  bonne  compagnie. 
Enfin  il  prit  pitié  de  mon  embarras. 

—  Je  vois  bien  qu'il  faut  que  je  dise  à  monsieur  où  je  l'ai 
vu ,  car  monsieur  ne  se  le  rappellerait  pas.  J'ai  vu  monsieur 
chez  M"<:  Mars. 

—  El  que  faisiez-vous  chez  M""  Mars? 

—  Je  servais  ,  monsieur  ;  j'étais  valet  de  chambre.  C'est  moi 
qui  ai  volé  ses  diamants. 

—  Ah!  ah  !  vous  êtes  Mulon  alors. 
11  me  présenta  une  carte. 

—  Mulon ,  artiste  forçai ,  pour  vous  servir. 


r.KME  DE  rAPvlS.  21 

—  M;ii.s  (liles-mui  ;  il  m?  semble  ([iic  vous  ê(es  îi  liierveille  ici. 
Oui ,  inor.sieiir  .  ;jiâct;  à  Dieu .  je  ne  suis  \k\s  mai  :  il  est  loii- 

jours  boi)  de  s'adresser  aux  personnes  comme  il  faiil.  Quand  on 
;i  su  (|ue  c'était  moi  qui  avais  volé  M''"  Mars  ,  cela  m'a  valu  une 
certaine  distinction.  Alors,  monsieur,  comme  je  me  suis  tou- 
jours bien  conduit .  on  m'a  dispensé  des  travaux  durs.  D'ail- 
leurs ,  on  a  bien  vu  que  je  n'étais  pas  un  voleur  ordinaire;  j'ai 
été  tenté  !  voilà  tout.  Monsieur  sait  le  proverbe  :  L'occasion  fait 
le  larron. 

—  Pour  combien  de  temps  en  avez-vous  encore  ? 

—  Pour  deux  ans,  monsieur. 

—  Et  que  comptez-vous  faire  en  sortant  d'ici? 

—  .le  compte  me  mettre  dans  le  commerce  ,  monsieur.  J'ai 
fait  ici  un  très-bon  apprentissage  ,  et  comme  je  sortirai.  Dieu 
merci ,  avec  d'excellents  cerlificals  et  une  certaine  somme  pro- 
venant de  mes  économies,  j'achèterai  un  petit  fonds.  En  atten- 
dant ,  si  monsieur  veut  voir  ma  petite  boutique... 

—  Volontiers, 

Mulon  marcha  devant  moi  et  me  conduisit  à  une  espèce  de 
petite  baraque  en  pierre,  pleine  de  toutes  sortes  d'ouvrages  en 
coco  .  en  corail ,  en  ivoire  et  en  ambre  ,  qui  faisaient  réellement 
(le  cet  étalage  un  assortiment  assez  curieux  de  l'industrie  du 
bagne. 

—  Mais,  lui  dis-je  , ce  n'est  pas  vous  qui  pouvez  confectionner 
tout  cela  vous-même. 

—  Oh  !  non  ,  monsieur,  me  répondit  Mulon  ,  je  fais  travailler. 
Comme  ces  malheureux  savent  que  j'exploite  en  grand  ,  ils 
m'apportent  tout  ce  qu'ils  font;  si  ce  n'est  pas  bien,  je  leur 
donne  des  avis,  des  conseils  ,  je  dirige  leur  goût,  puis  je  re- 
vends aux  étrangers. 

—  Et  vous  gagnez  cent  pour  cent  sur  eux  bien  entendu. 

—  Que  voulez-vous ,  monsieur  .  je  suis  à  la  mode  ,  il  faut  bien 
que  j'en  profile.  Monsieur  sait  bien  que  n'a  pas  la  vogue  qui 
veut.  Oh  !  si  je  pouvais  rester  ici  dix  ans  de  plus  seulement ,  je 
ne  serais  pas  inciuiet  de  ma  fortune;  je  me  retirerais  avec  de 
quoi  vivre  le  reste  de  mes  jours.  Malheureusement,  monsieur, 
je  n'en  ai  eu  que  pour  dix  ans,  et  dans  deux  ans  il  faudra  que  je 
sorte.  Oh!  si  j'avais  su! 

J'achetai  quelques  babioles  à  ce  forçat  optimiste  ,  et  je  con- 
1  3 


i>2  KKVLE  DE  PAKIS. 

tiniiai  ma  visite,  tout  stupéfait  de  voir  qu'il  y  avait  des  gens 
qui  pouvaient  legrelter  le  bagne. 

Je  trouvai  Jadin  en  marché  avec  un  autre  industriel  qui  ven- 
dait des  cordons  d'Alger.  C'était  un  Arabe  qui  nous  raconta 
toute  sa  vie;  il  était  là  pour  avoir  tué  deux  juifs.  Mais,  depuis 
ce  temps,  nous  dit-il,  la  grâce  de  Dieu  l'avait  touché,  et  il 
s'était  fait  chrétien. 

—  Parbleu ,  lui  répondit  Jadin ,  voilà  un  beau  triomphe  pour 
notre  religion. 

Nous  avions  commencé  par  les  exceptions;  nous  en  lo- 
vînmes  bientôt  aux  généralités. 

Les  forçats  sont  divisés  en  quatre  classes  :  les  indociles,  les 
récidives,  les  intermédiaires  et  les  éprouvés. 

Les  indociles,  comme  l'indique  leur  nom,  sont  ceux  dont  il 
n'y  a  rien  à  faire;  ceux-là  ont  le  bonnet  vert ,  la  casaque  rouge 
et  les  deux  manches  brunes.  Ensuite  viennent  les  récidives  ,  qui 
ont  le  bonnet  vert  ,  une  manche  rouge  et  une  manche  brune  ; 
puis  les  intermédiaires,  qui  ont  le  bonnet  et  la  casaque  rouge  ; 
et  enfin  les  éprouvés  ,  qui  ont  la  casaque  rouge  et  le  bonnet 
violet. 

Les  individus  des  trois  premières  classes  sont  enchaînés  deiix 
à  deux;  ceux  de  la  dernière  n'ont  <}ue  l'anneau  autour  de  la 
jambe  et  pas  de  chaîne.  Di^  plus,  on  leur  distribue  une  demi- 
livre  de  viande  les  dimanches  et  les  jours  de  fêle ,  tandis  que  les 
autres  ne  sont  nourris  que  de  soupe  et  de  pain. 

Des  chantiers  et  du  port  nous  passâmes  dans  les  dortoirs.  La 
couche  des  forçais  est  un  immense  lit  de  camp  en  bois,  dont  les 
extrémités  sont  en  pierres.  A  l'extrémité  inférieure  (|ui  forme 
rebord  sont  scellés  des  anneaux;  chaque  soir  on  cadenasse  à  s.'S 
anneaux  la  chaîneque  les  forçats  traînent  i)  la  jambe.  La  maladie 
ne  la  fait  pas  tomber,  et  le  condamné  à  perpétuité  vit,  dort  et 
meurt  avec  ses  fers. 

A  chaque  issue  du  bagne  deux  pièces  de  canon  chargées  à  mi- 
traille sont  braquées  jour  et  nuit. 

Comme  j'avais  des  lettres  de  recommandation  pour  le  com- 
missairedemarine,il  me  fit,  lorsqu'il  eut  appris  que  jedemcurais 
à  une  demilieue  de  Toubui.  la  gracieuseté  de  m'ofFrirpour  mon 
service  praticulier ,  pendant  tout  le  temps  que  je  resterais  à 
Toulon  ,   un  canot  de  l'État  et  douze  éprouvés.  Comme  nous 


KKVHK  ifi'.  l'uus.  as 

comptions  visiter  les  ilifFérents  points  du  golfe  qui  attirent  les 
curic^ux,  soit  par  leur  aspect  pitloreS(iue,  soit  par  leurs  souve- 
nirs, nous  ;icceplàmes  avec  reciinnaissance.  Le  canot  fut  misa 
notre  disposilion  à  l'insianl  même,  et  nous  en  protîtâmes  pour 
retourner  à  notre  bastide. 

En  nous  (piitiant ,  le  garde-chiourme  nous  demanda  nos 
ordres,  comme  aurait  pu  le  fane  un  cocher  de  bonne  maison. 
Nous  lui  dîmes  de  se  trouver  le  lendemain  ,  à  mul  heures  du 
matin,  à  notre  porte.  Rien  n'était  plus  facile  ([ue  d'obéir  litté- 
ralement à  cet  ordre,  notre  bastide  baignant  ses  pieds  dans  la 
mer. 

Du  reste ,  il  serait  difficile  d'exiger  de  ces  malheureux  forçats 
un  sentiment  plus  profond  de  leur  abaissement  qu'ils  ne  l'ex- 
priment eux-mêmes.  Si  vous  êtes  assis  dans  le  canot ,  ils  s'éloi- 
gnent le  plus  possible  de  vous;  si  vous  marchez,  ils  rangent 
longtemps  à  1  avance  leuis  jambes  pour  que  vous  ne  les  ren- 
contriez pas  ;  enfin  ,  lorsque  vous  mettez  pied  à  terre  ,  et  que  le 
c;inot  vacillant  vous  force  de  chercher  un  appui ,  c'est  le  coude 
<|u'ils  vous  présentent,  tant  ils  sentent  que  leur  main  n'est  pas 
digne  de  toucher  votre  main.  Les  malheureux  comprennent  que 
leur  contact  est  immonde,  et  par  leur  humilité  ils  désarment 
presque  voire  ré|iugnance. 

Le  lendemain  ,  à  l'heure  dite,  le  canot  était  sous  nos  fenêtres. 
Il  n'y  a  pas  de  serviteurs  plus  exacts  (|ue  les  forçats;  le  bâton 
ré|)ond  de  leur  poncinalité;  et  n'était  la  livrée,  je  désiierais 
fort  n'avoir  jamais  d'autres  domestiques.  Pendant  que  nous 
achevions  de  nous  habiller ,  nous  leur  fîmes  descendre  deux 
bouteilles  de  vin,  qui  leur  furent  distribuées  par  le  garde- 
chiourme.  Ce  brave  homme  fit  les  parts  avec  une  justesse  de 
coup  d'œil  qui  prouvait  une  i)rali(|ue  fort  exercée  du  droit 
individuel.  Il  poussa  même  l'imparlialité  jusqu'à  boire  le  der- 
nier verre,  qu'il  ne  pouvait  diviser  en  douze  [tortions ,  plutôt 
que  de  favoriser  les  uns  aux  dépens  des  autres. 

Nous  devions  aller  d'abord  à  Saint-Maudrier.  Saint-Maudrier 
est  un  hôpital  non-seulement  hâli  par  les  forçais ,  mais  en  quel- 
que sorte  créé  entièrement  par  eux.  En  effet  ils  ont  tiré  la 
pierre  de  la  carrière,  ils  ont  équarri  les  charpentes,  ils  ont 
taillé  les  briques,  forgé  la  senurerie.  cuit  les  tuiles  et  laminé 
les  plombs:  il  n'y  a  que  la  verrerie  (|iii  leur  esl  arrivée  toute  faile. 


24  REVUE  DE  PARIS. 

Au-dessus  de  Saint-Maudrier  s'élève  la  tour  des  signaux , 
qui  sert  en  même  temps  de  tombeau  à  l'amiral  de  La  Souche- 
Tréviile. 

En  quittant  Saint-Maudrier,  nous  traversâmes  toute  la  rade  , 
et  nous  allâmes  descendre  au  Pelit-Gibrallar.  C'est  ce  fort , 
comme  on  le  sait ,  qui  fut  emporté  par  Bonaparte  en  personne  , 
et  dont  la  prise  amena  ,  presque  immédiatement ,  la  reddition  de 
Toulon.  Le  vainqueur ,  en  montant  à  l'assaut ,  y  fut  grièvement 
blessé  d'un  coup  de  baionnelle  à  la  cuisse. 

En  revenant  du  Petit-Gibraltar ,  nous  traversâmes  toute  la 
flotte  du  contre-amiral  Massieu  de  Clairval.  Elle  se  composait 
de  six  magnifiques  vaisseaux  ,  le  Suffi  en,  la  Didon,  le  Nestor , 
le  Duquesne ,  la  Bellone  et  le  Triton.  Nous  accostâmes  ce 
dernier,  car  j'avais  une  visiteà  y  rendre  à  un  ami  déjà  célèbre 
alors  ,  mais  donc  la  célébrité  s'est  accrue  depuis ,  grâce  à  un  des 
plus  beaux  fails  d'armes  dont  s'bonore  notre  marine.  Cet  ami 
élait  le  vice-amiral  Baudin;  quant  au  fait  d'armes,  on  a  déjà 
nommé  la  prise  de  Saint-Jean  d'Ulloa. 

Le  vice-amiral  n'était  alors  que  capitaine  et  commandait  le 
Triton.  C'était  une  de  ces  existences  brisées  par  la  restauration 
de  1815  et  qui  venaient  de  se  reprendre  à  la  révolution  de  1830. 
Pendant  ces  quinze  ans ,  le  capitaine  Baudin  s'était  réfugié  dans 
la  marine  marchande,  et  dans  cette  partie  de  sa  carrière,  je 
pourrais,  si  je  voulais,  à  défaut  de  belles,  citer  de  bonnes  ac- 
tions. 

Le  capitaine  Baudin  nous  fit  les  honneurs  de  son  bâtiment 
avec  celte  grâce  parfaite  qui  n'appartient  qu'aux  officiers  de 
marine  ;  puis,  en  s'iiivitanl  à  déjeuner  le  lendemain  dans  notre 
petile  bastide,  il  mit  à  néant  toutes  les  mauvaises  raisons  que 
nous  lui  donnions  pour  ne  pas  rester  à  dîner  avec  lui  à  bord.  Il 
en  résulta  que  nous  quittâmes  le  Triton  à  huit  heures  du 
soir. 

Je  voudrais  bien  savoir  ce  qui  empêcha  les  forçais ,  qui 
étaient  douze,  de  nous  prendre  quelques  vingt-cinq  louis  que 
nous  avions  dans  nos  poches  ,  de  nous  jeter  à  la  mer,  Jadin  , 
moi  et  le  garde-chiourrae,  et  de  s'en  aller  où  bon  leur  aurait 
semblé  avec  le  canot  du  gouvernement. 

Lorsque  nous  fûmes  rentrés  à  notre  bastide,  et  tous  deux 
conciles,  nos  por!es  bi  ii  ferinées,  dnns  la  même  chambre,  je 


REVUE  DE  PARIS.  25 

fis  part  de  ma  réflexion  à  Jadin.  Jadin  m'avoua  que  tout  le  long 
de  la  route  il  n'avait  pas  pensé  à  autre  chose. 

Le  lendemain  ,  à  l'heure  convenue  ,  nous  vîmes  arriver  notre 
convive  dans  sa  yole  élégante,  dont  les  douze  rames  fendaient 
l'eau  d'un  mouvement  si  rapide  et  si  uniforme,  qu'on  les  aurait 
crues  mises  en  jeu  par  l'impassible  volonté  d'une  machine.  Le 
capitaine  la  laissa  dans  le  pelit  débarcadère  et  monta  chez  nous. 
L'hospitalité  était  moins  élégante  que  celle  du  Triton  ;  une  pe- 
tite guinguette  des  environs  en  avait  fait  tous  les  frais.  Heureu- 
sement, une  des  qualités  de  l'air  de  la  mer  est  de  donner  un 
éternel  et  insatiable  appétit. 

A  deux  heures,  le  capitaine  nous  quitta.  Je  le  reconduisis 
jusqu'à  sa  yole.  La  yole  se  balançait  seule  et  vide  sur  la  mer  j 
les  matelots,  qui  avaient  probablement  compté  que  notre  dé- 
jeuner dégénérerait  en  dîner ,  étaient  allés  faire  leurs  dévotions 
au  cabaret  du  fortLamalgue. 

Celait,  ù  ce  qu'il  paraît,  une  faute  énorme  contre  les  règles 
de  la  discipline,  car,  ayant  voulu  les  appeler,  le  capitaine  me 
pria  de  n'en  rien  faire,  et  me  dit  qu'il  s'en  irait  sans  eux,  afin 
que  les  coupables  comprissent  bien  la  grandeur  de  leur  péché. 
Comme  le  capitaine  était  seul,  et  que,  comme  on  le  sait,  il  a 
eu  le  bras  droit  emporté  par  un  boulet  de  canon,  j'offris  alors 
de  lui  servir  d'équipage,  ce  qu'il  accepta  à  la  condilion  qu'à 
mon  retour  je  resterais  à  dîner  avec  lui.  Ce  n'était  point  une 
condition  pareille  qui  pouvait  empêcher  mon  enrôlement  dans 
l'équipage  du  Triton.  Je  répondis  donc  que  je  suivrais  le  capi- 
taine au  bout  du  monde  et  aux  conditions  qui  lui  plairait  de 
m'imposer;en  conséquence  de  l'accord,  nous  langeâmes  les  avi- 
rons au  fond  du  canot ,  nous  dressâmes  le  petit  mât ,  nous  dé- 
ployâmes la  voile  ,  et  nous  partîmes. 

Quoique  nous  fussions  séparés  de  deux  milles  à  peine  du 
Triton,  la  navigation  n'était  pas  sans  un  certain  danger.  Il  y 
avait  mistral,  ce  qui  suffisait  pour  mettre  la  mer  en  gaieté; 
or,  tout  le  monde  sait  ce  que  c'est  que  les  gaietés  de  la 
mer. 

Certes  ,  si  le  capitaine  avait  eu  son  équipage  ou  seulement  ses 
deux  bras ,  notre  traversée  n'eût  été  ([u'uiie  plaisanterie  ;  mais , 
n'ayant  que  son  bras  gauche  et  moi  seul  pour  compagnon,  sa 
position  n'étaitpas  commode.  Le  capitaine  oubliait  toujours  mon 


m  KËVDE  bli  fAHiS. 

ignorance  en  marine,  de  sorte  qu'il  me  commandait  la  ma- 
nœuvre comme  il  aurait  pu  faire  au  contre-maîlre  le  plus 
exercé  .  ce  à  quoi  je  répondais  en  prenant  l)âbord  iiour  tribord, 
et  en  amiirranl  quand  il  aurait  fallu  larguer.  Il  en  résultait  des 
quipro(|uos  qui ,  avec  des  vagues  de  douze  à  quinze  pieds  de 
haut  et  avec  un  vent  aussi  capricieux  ([ue  le  mistral,  ne  laissaient 
pas  d'êlre  sans  danger.  Deux  ou  trois  fois  je  crus  l'embarca- 
tion sur  le  point  de  chavirer,  el  j'ôlai  mon  habil  sous  le  pré- 
texte d'êlre  plus  ajile  à  la  manœuvre,  mais  de  fait  pour  être 
moins  empêché  s'il  me  fallait  par  hasard  continuer  ma  roule  k 
la  nage. 

De  lemi)s  en  temps,  au  milieu  de  mes  perplexités,  je  jetais 
les  yeux  sur  le  Triton,  et  j'apercevais  tout  l'équipage,  qui, 
amassé  sur  le  pont,  nous  regardait  manœuvrer  sans  nous  perdre 
un  seul  iiistanl  de  vue.  >le  ne  comprenais  pas  une  pareille  inac- 
tion jointe  à  une  curiosité  si  soutenue.  Il  était  évident  que  l'on 
savait  qui  nous  étions.  Alors,  puisqu  on  voyait  notre  position, 
comment  n'envoyait-on  pas  à  notre  aide  ?  Je  comprenais  bien 
tout  ce  qu'il  y  avait  d'oiiginalilé  à  se  noyer  en  comi)agnie  du 
meilleur  capitaine  peut  être  de  toute  la  marine  française,  mais 
j'avoue  (jue  dans  ce  moment  je  n'envisageais  point  cet  honneur 
sous  son  véritable  point  de  vue. 

Nous  mimes  à  peu  piès  une  heure  et  demie  à  gagner  le  bâti- 
ment, car  ,  comme  nous  avions  le  vent  debout,  ce  n'est  qu'à 
l'aide  de  manœuvres  très-compliquées  et  très-savantes  ,  qui 
tirent  radmiratioii  de  l'équipage,  que  nous  atteignîmes  notre 
majestueux  Triton,  lequel,  comme  s'il  était  étranger  à  tous 
ces  pelilsca|)rices  du  vent  el  de  la  mer,  se  balançait  à  peine  sur 
ses  ancres.  Dès  que  nous  tîimes  à  portée,  cinq  ou  six  matelots 
se  i)récipilèrent  dans  la  yole.  Alors  le  capitaine,  avec  la  gravité 
et  le  sang-fioid  qui  ne  l'avaient  point  quitté  un  seul  instant, 
monta  réclielle  le  piemier.  On  sait  que  c'est  d'étiqtielle  :  le  ca- 
pitaine esl  roi  à  bord,  il  expliqua  en  deux  mots  comment  nous 
revenions  seuls  ,  el  donna  quelques  ordres  relatifs  à  la  récep- 
tion à  faire  aux  matelots  lorsqu'ils  reviendraient  à  leur  tour. 
Quant  à  moi,  qui  l'avais  suivi  le  plus  promplement  possible, 
je  reçus  force  compliments  sur  la  façon  distinguée  dont  j'avais 
accompli  les  manœuvres  qui  uravaieiil  été  commandées.  Je  m'in- 
cliaai  d'un  air  modesle  en  réjionUaul  que  j'étais  à  si  bonne  école. 


HEVUK   llK  PAf'.IS.  27 

quMl  n'y  avait  rien  d'étonnant  à  ce  que  j'eusse  fait  de  pareils 
progrès. 

Le  dîner  fut  fort  gai  et  fort  spiriliiel.  Noire  expédition  fit  en 
partie  les  fraisde  la  conversation.  Je  m'informai  alors  des  raisons 
pour  lesquelles  le  lieutenant ,  qui ,  grâce  à  sa  lunette  ,  ne  nous 
avait  pas  perdus  de  vue  ,  s'était  abstenu  d'envoyer  un  canot  au 
devant  de  nous.  Le  lieuienanl  nous  répondit  que  ,  sans  un  signe 
du  ca|)itaine  qui  indi(|uât  que  nous  étions  en  détresse,  il  ne  se 
serait  jamais  permis  une  telle  inconvenance. 

—  Mais ,  lui  demandai-je ,  si  nous  avions  chaviré  cependant? 

—  Oh  !  dans  ce  cas ,  c'était  autre  chose  ,  me  répondit-il  ;  nous 
avions  une  embarcation  toute  prête. 

—  Qui  serait  arrivée  quand  nous  aurions  été  noyés. 

Le  lieutenant  me  répondit  par  un  geste  de  la  buuche  et  des 
épaules  qui  signiliait  :  Que  voulez-vous?  c'est  la  règle. 

J'avoue  <|u'à  part  moi,  je  trouvai  celte  règle  fort  sévère, 
surtout  quand  on  l'applique  de  compte  à  demi  à  des  gens  qui 
n'ont  pas  l'Iionneui'  d'appartenir  au  corps  royal  de  la  marine. 

En  m'en  allant,  j'eus  la  satisfaction  de  voir  les  douze  mate- 
lots de  la  yole  qui  prenaient  le  frais  dans  les  haubans,  lis  en 
avaient  pour  jusqu'au  quart  du  matin  à  compter  les  étoiles  et  à 
flaiier  de  quel  côté  venait  le  vent. 

Nous  ne  pouvions  pas  être  venus  si  près  de  la  ville  d'Hières 
sans  visiter  le  paradis  de  la  Provence  ;  seulement  nous  hésitâmes 
un  instant  si  nous  liions  par  terre  ou  par  mer.  Noire  irrésolution 
fut  fixée  par  le  commissaire  de  la  marine,  qui  nous  dit  qu'il  ne 
pouvait  pas  nous  prêter  ses  forçats  pour  une  si  longue  course, 
attendu  qu'il  ne  leur  était  pas  permis  de  découcher. 

Nous  envoyâmes  donc  tout  bonnement  retenir  nos  places  à 
la  voilure  de  Toulon  à  Hières  .  qui  tous  les  jours  passait  ,  vers 
les  cinq  heures  du  soir  ,  à  (juel<iues  cents  pas  de  notre  bastide. 

Rien  de  délicieux  comme  la  route  de  Toulon  à  Hières  Ce  ne 
sont  point  des  plaines,  des  vallées  ,  des  moniagnes  que  l'on 
franchit;  c'est  un  immense  jardin  que  l'on  parcourt.  Aux  deux 
cotés  de  la  route  s'élèvent  des  haies  de  grenadiers,  au-dessus 
desquelles  on  voit  de  temps  en  temps  flotter  comme  un  panache 
la  cime  de  quelque  palmier  ,  ou  surgir  comme  une  lance  la  fleur 
de  l'a.oèo  ;  puis ,  au  delà  de  celte  mer  de  verdure,  la  mer  azurée, 
toute  peuplée  le  long  de  ses  côtes  de  barques  aux  voiles  latines, 


28  REVUE  DE  PARIS. 

tandis  qu'à  son  horizon  passe  gravement  le  trois-raâls  avec  sa 
pyramide  de  voiles,  ou  file  avec  rapidité  le  bateau  à  vaj)eur, 
qui  laisse  derrière  lui  une  longue  traînée  de  fumée,  lente  à  se 
perdre  dans  le  ciel. 

En  arrivant  à  l'hôtel,  nous  n'y  pûmes  pas  tenir,  et  notre 
premier  mot  fut  pour  demander  à  notre  hôte  s'il  possédait  un 
jardin  ,  et  si  dans  ce  jardin  il  y  avait  des  orangers.  Sur  sa  ré- 
ponse affirmative  ,  nous  nous  y  précipitâmes  ;  mais,  si  la  gour- 
mandise est  un  péché  mortel ,  nous  ne  tardâmes  point  à  en  être 
|)unis. 

Dieu  garde  tout  voyageur,  ne  possédant  pas  un  double  râte- 
lier de  Désirabode ,  de  mordre  à  pleines  dents,  comme  nous  le 
fîmes  ,  dans  les  oranges  d  Hières. 


X. 


En  revenant  vers  notre  bastide  ,  nous  aperçûmes  de  loin,  de- 
bout sur  le  seuil  de  la  porte  ,  un  beau  moine  carmélite  à  ligure 
austère,  à  longue  barbe  grisonnante,  couvert  d'un  manteau  le- 
vantin et  le  coips  entouré  d'une  ceinture  arabe.  Je  doublai  le 
pas ,  curieux  de  savoir  ce  qui  me  valait  cette  étrange  visite  ;  le 
moine  alors  vint  au-devant  de  moi ,  et ,  me  saluant  dans  le  plus 
pur  romain,  me  présenta  un  livre  sur  lequel  étaient  inscrits  les 
noms  de  Chateaubriand  et  de  Lamartine  j  ce  livre  était  l'album 
du  Mont-Carmel. 

Voici  l'histoire  de  ce  moinej  il  y  en  a  peu  d'aussi  simple  et 
d'aussi  édifiante  : 

En  1819,  frère  Jean-Baptiste  (1) ,  qui  habitait  Rome  ,  reçut 
mission  du  pape  Pie  VU  départir  pour  la  Terre-Sainte,  et  de 
voir,  en  sa  qualité  d'architecte,  quels  moyens  il  y  aurait  à  em- 
ployer pour  rebâtir  le  couvent  du  Carmel. 

Le  Carmel ,  comme  on  le  sait ,  est  une  des  montagnes  saintes  ; 
ainsi  que  l'Hoi  eb  et  le  Sinai ,  il  a  été  visité  par  le  Seigneur.  Situé 
entre  Tyr  et  Césarée ,  séparé  seulement  de  Saint-Jean-d'Acre 


(1)  Son  nom  Je  laïque  ûtait  Cassini  ;  c'clait  un  cousin  issu  de  ger- 
main du  célèbre  géographe. 


REVUE  DE  PARIS.  29 

par  un  golfe,  à  cinq  heures  de  distance  de  Nazareth ,  et  à  deux 
journées  de  Jérusalem  ,  lors  de  la  division  des  tribus,  il  échut 
en  partage  à  Azer,  qui  s'établit  à  son  septentrion,  à  Zabulon,  qui 
s'empara  de  son  orient,  et  à  Issachar,  qui  posa  ses  tentes  au 
midi.  Du  côté  de  l'occident,  la  mer  vient  baigner  sa  base  (pii 
s'avance,  fait  une  pointe  entre  les  tlols  ,  et  se  présente  de  loin 
au  pèlerin  qui  vient  d'Europe,  comme  le  point  le  plus  avancé 
de  la  Terre-Sainle  sur  lequel  il  puisse  poser  les  deux  genoux. 

Ce  fut  sur  le  sommet  du  Carmel  qu'Élie  donna  rendez-vous 
aux  huit  cent  cinquante  faux  prophètes  envoyés  par  Achab, 
afin  qu'un  miracle  décidât,  aux  yeux  de  tous,  quel  était  le  vé- 
ritable Dieu  ,  de  Baal  ou  de  Jéhovah.  Deux  autels  alors  furent 
élevés  sur  le  plateau  de  la  montagne  ,  on  amena  des  viclimes  ; 
les  faux  prophètes  supplièrent  leurs  idoles  ,  qui  restèrent  sour- 
des; Élie  invoqua  Dieu,  et  à  peine  s'était-il  agenouillé,  qu'une 
flamme  descendit  du  ciel ,  et  dévora  (out  à  la  fois,  non-seule- 
ment le  bois  et  la  victime,  mais  encore  la  |)ierre  du  sacrifice. 
Les  faux  prophètes  vaincus  furent  égorgés  par  le  peuple,  et  le 
nom  du  vrai  Dieu  glorifié;  cela  arriva  neuf  cents  ans  avant  le 
Christ. 

Depuis  ce  jour ,  le  Carmel  est  resté  dans  la  possession  des  ado- 
rateurs du  vrai  Dieu  :  Élie  laissa  à  Elisée  non-seulement  son 
manteau  ,  mais  encore  sa  grotte  ;  à  Elisée  succédèrent  les  fils 
des  prophètes  qui  sont  les  ancêtres  de  saint  Jean.  Lors  de  la 
mort  du  Ctirist,  les  religieux  qui  l'habitaient  passèrent  de  la 
loi  écrite  à  la  loi  de  grâce;  tiois  cents  ans  après  ,  saint  Basile 
et  ses  successeurs  donnèrent  à  ces  pieux  cénobites  des  règles 
particulières.  A  l'époque  des  croisades,  les  moines  abandonnè- 
rent le  rit  grec  pour  le  rit  romain  ,  et  de  saint  Louis  à  Bonaparte 
le  couvent,  bâti  sur  l'emplacement  même  où  le  prophète  dressa 
son  autel ,  fut  ouvert  aux  voyageurs  de  toute  religion  et  de  tout 
pays  ,  et  cela  gratuitement ,  à  la  glorification  de  Dieu  et  du 
prophète  Élie.  Ce  prophète  est  en  égale  vénération  chez  les  rab- 
bins ,  qui  le  croient  occupé  ii  écrire  les  événements  de  tous  les 
âges  du  monde  ,  chez  les  mages  de  Perse ,  (|ui  disent  que  leur 
maître  Zoroastre  a  été  son  disciple,  et  enfin  chez  les  musul- 
mans, (|ui  pensent  qu'il  h.ibite  une  oasis  délicieuse  dans  laquelle 
se  trouvent  l'arbre  et  la  fontaine  de  la  vie,  qui  entretiennent 
son  immortalité. 


3e  RKVliE  DE  PAHIS. 

La  montagne  sainte  avait  donc  été  vouée  au  culte  du  Seigneur 
pendantdeux  millesixcenls  ans  .  lorsque  Bonaparte  vint  mettre 
le  siège  devant  SamI-Jean-d'Acre;  alors  le  Carmel  ouvrit, 
comme  toujours,  ses  portes  hospitalières  non  plus  aux  pèlerins, 
non  plus  aux  voyageurs,  mais  aux  mourants  et  aux  blessés.  A 
huit  cents  ans  d'intervalle,  il  avait  vu  venir  à  lui  Titus,  Louis  IX 
et  Napoléon. 

Ces  trois  réactions  de  1  Occident  contre  l'Orient  furent  fatales 
au  Carmel.  Après  la  prise  de  Jérusalem  par  Titus,  les  soldats 
romains  le  dévaslèrenl  ;  après  l'abaiidon  de  la  Terre-Sainle  par 
les  chrétiens,  les  Sarrasins  égorgèrent  ses  habitants;  enfin, 
après  l'échec  de  Bonaparte  devant  Saint-Jean-d'Acre,  les  Turcs 
s'en  emi)arèrent,  massacrèrent  les  blessés  français ,  dispersèrent 
les  moines,  brisèrent  portes  et  fenêtres,  et  laissèrent  le  saint 
asile  inhabitable. 

Il  ne  restait  donc  du  couvent  que  ses  murs  ébranlés  ,  et  de  la 
communauté  qu'un  seul  moine  qui  s'était  retiré  à  Kaïffa  ,  lorsque 
le  frère  .lean-Bapliste ,  désigné  par  son  général  au  pape  .  reçut 
de  Sa  Sainlelé  l'ordre  de  se  rendre  au  Carmel,  et  de  voir  dans 
quel  élat  les  infidèles  avaient  mis  la  sainte  hôtellerie  de  Dieu, 
et  quels  étaient  les  moyens  de  la  réédifier. 

Le  moment  était  mal  choisi  ;  Abdallah-Pacha  commandait 
pour  la  Porte,  et  ce  minisire  du  sultan  portait  une  hame  pro- 
fonde aux  chrétiens;  celle  haine  s'augmenta  encore  de  la  ré- 
volie  des  Grecs.  Abdallah  écrivit  au  sublime  empereur  ,  que  le 
couvent  du  Carmel  pourrait  servir  de  forteresse  à  ses  ennemis , 
et  demanda  la  permission  de  le  détruire  ;  elle  lui  fut  facilement 
accordée.  Abdallah  fîl  miner  ce  monastère  ,  et  l'envoyé  de  Rome 
vit  sauter  les  derniers  débris  de  l'édifice  qu'il  était  appelé  à  re- 
construire. Cela  se  passait  en  1821  ;  il  n'y  avait  plus  rien  à  faire 
au  Carmel;  le  frère  Jean-Baptiste  revint  ù  Rome. 

Cependant  il  n'avait  point  renoncé  à  son  projet  ;  en  1826  ,  il 
partit  donc  pour  Coiistanlinople,  et,  grâce  au  crédit  de  la  France 
et  aux  instances  de  l'ambassadeur,  il  obtint  de  Mahmoud  un 
firman  qui  autorisait  la  reconstruction  du  monastère.  Il  revint 
à  Kaiffa ,  et  trouva  le  dernier  moine  mort.  Alors  il  gravit  tout 
seul  la  montagne  sainte,  s'assit  sur  un  débris  de  colonne  byzan- 
tine, et  là  ,  son  crayon  à  la  main  ,  architecte  élu  pour  la  maison 
du  Seigneur,  il  fil  le  pian  d'un  nouveau  couvent  plus  magni- 


HEVLE  DE  PARIS.  ÔI 

fiqiie  qu'aiictin  de  ceux  qui  avaient  jamais  existé  ;  e( ,  après  ce 
plan ,  le  devis  :  le  devis  se  monlail  à  250,000  fr.  Le  devis  ar- 
rêté ,  rarchilecte  miraculeux  qui  bâtissait  ainsi  avec  la  pensée, 
sans  s'occuper  de  l'exécution  ,  alla  à  la  première  maison  venue 
demander  un  morceau  de  pain  pour  son  repas  du  soir. 

Le  lendemain,  il  commença  à  s'occuper  de  trouver  les 
250,000  fr.  nécessaires  à  l'accomplissement  de  son  œuvre  sainte. 
La  première  chose  à  laquelle  il  pensa  ,  fut  de  créer  un  revenu 
à  la  commiinaulé  qui  n'existait  point  encore  ;  il  avait  remarqué, 
à  cinq  heures  de  dislance  du  Carmel,  et  it  trois  heures  de  Na- 
zareth ,  deux  moulins  à  eau  abandonnés ,  soit  par  les  suites  de 
la  guerre,  soi!  parce  que  l'eau  qui  les  faisait  mouvoir  s'était 
détournée.  Il  chercha  si  bien  ([u'à  une  lieue  de  là  il  trouva  une 
source  <|ue ,  par  le  moyen  d'un  acjueduc,  il  pouvait  conduite 
jusqu'à  ces  ruines  ;  cette  trouvaille  faite  et  certain  qu'il  pouvait 
mettre  les  moulins  en  mouvement,  le  frère  Jean-Baptiste  s'oc- 
cupa d'acquérir  les  moulins.  Ils  ajjparlenaienl  à  une  famille  de 
druses  :  c'était  une  tribu  qui  descendait  de  ces  Israélites  qui  ado- 
rèrent le  veau  d'or;  ils  avaient  conservé  l'idolâtrie  de  leurs 
pères.  Les  femmes,  aujourd'hui  encore,  jtortent  pour  coiffure 
la  corne  d'une  vache  ;  cette  corne  ,  qui  n'est  relevée  d'aucun 
ornement  chez  les  femmes  pauvres  ,  est  argentée  ou  dorée  chez 
les  femmes  riches.  La  famille  druse  ,  qui  se  composait  d'une 
vingtaine  de  personnes,  ne  voulut  pas  se  défaire  du  terrain 
légué  par  ses  ancêtres,  quoique  ce  terrain  ne  rapportât  rien  : 
elle  aurait  cru  faire  une  impiété.  Le  frère  Jean-Baptiste  lui  offrit 
de  louer  ce  terrain  qu'elle  ne  voulait  pas  vendre,  le  chef  con- 
sentit à  cette  dernière  condition.  Le  revenu  devait  être  divisé 
en  tiers  :  un  tiers  aux  propriétaires,  et  les  deux  autres  tiers 
aux  bailleurs.  En  effet  ,  les  bailleurs  devaient  être  deux  :  l'un 
apportait  son  industrie  ,  et  celui-là  ,  c'était  frère  Jean-Baptiste  ; 
mais  il  fallait  qu'im  autre  apportât  l'argent  nécessaire  aux  frais 
de  réparation  des  moulins,  et  de  construction  de  ra(|ueduc. 
Le  frère  Jean-Baptiste  alla  trouver  un  Turc  de  ses  amis,  qu'il 
avait  connu  dans  son  premier  voyage,  et  lui  demanda  9,000  fr. 
pour  mettre  à  exécution  sa  laborieuse  entreprise;  le  Turc  le 
conduisit  à  son  trésor,  car  les  Turcs,  qui  n'ont  ni  rentes  ni 
industrie  ,  ont  encore  à  cette  heure  ,  comme  dans  les  Mi/le  eu 
une  Nuits ,  des  tonnes  d'or  et  d'argent.  Le  frère  Jean-Baptiste 


52  r.EVUE  DE  PABIS, 

y  j)iilla  somme  dont  il  avait  besoin,  affecta  au  remboursement 
de  cette  soinine  le  tiers  de  la  rente  des  moulins,  et,  grâce  à 
cette  première  mise  de  fonds  faite  par  un  musulman  .  l'archi- 
tecte put  jeter  les  fondements  de  son  hôtellerie  chrétienne  ; 
d'intérêts ,  il  n'en  fut  pas  question  ,  et  cependant ,  il  fallait  au 
moins  douze  ans  pour  que  sa  part  dans  la  rente  couvrît  le  bon 
mahométan  de  l'avance  qu'il  venait  de  faire.  Quant  au  contrat , 
ce  fut  chose  touie  simple,  les  conditions  en  furent  arrêtées  de 
vive  voix,  et  les  deux  contractants  jurèrent  parleur  barbe,  l'un 
au  nom  de  Mahomet ,  l'autre  au  nom  du  Christ ,  de  les  observer 
religieusement. 

Savez-vous  rien  de  plus  simplement  grand  que  ce  chrétien 
qui  s'en  va  demander  de  l'argent  à  un  Turc  pour  rebâtir  la  mai- 
son de  Dieu  ,  et  que  ce  Turc  qui  le  prêle  ,  sans  autre  garantie 
que  le  serment  du  chrétien? 

C'est  que  la  réédiGcation  du  Carmel  était  non-seulement  une 
question  de  religion  mais  encore  d'humanité  ;  c'est  que  le  Carmel 
est  une  hôtelbrie  sainte  où  sont  reçus  sans  payer  les  pèlerins 
de  toutes  les  croyances ,  les  voyageurs  de  tous  les  pays  ,  et  où 
celui  qui  arrive  n  a  <|u'à  dire  pour  trouver  un  lit  et  un  repas: 
—  Frères ,  je  suis  fatigué  et  j'ai  faim. 

Bientôt  le  frère  Jean-Bapliste  partit  pour  sa  première  course, 
laissant  le  soin  de  l'exéculion  de  son  aqueduc  et  de  la  répara- 
lion  de  ses  moulins  à  un  néophyle  intelligent.  En  partant,  il 
écrivit  que  ceux  qui  voulaient  se  réunir  au  supérieur  des  car- 
mélites d'Orient  n'avaient  <iu'à  venir,  et  «lue,  dans  quelque 
temps,  un  monastère  s'élèverait  pour  les  recevoir.  Alors  il  par- 
courut les  côtes  de  l'Asie  mineure .^  les  îles  de  l'Archipel  et  les 
rues  de  Conslantinople  ,  demandant  parlout  l'aumône  au  nom 
du  Seigneur,  et  six  mois  après  il  revint  rapportant  une  somme 
de  20.000  fr.  suffisante  pour  les  premières  dépenses  de  son  édi- 
fice. Enlîn,  le  jour  de  la  Fête-Dieu,  sept  ans,  heure  pour 
heure,  après  qu'Abdallah-Pacha  avait  fait  sauter  les  murs  de 
l'ancien  couvent ,  frère  Jean-Bapliste  posa  la  première  pierre 
du  nouveau. 

Avant  la  fin  de  l'année,  cette  somme  fut  épuisée.  A'ors  le 
frère  Jean-Bapliste  repartit  pour  la  Grèce  et  pour  l'Italie;  et, 
porteur  d'une  somme  considérable,  il  revint  une  seconde  fois, 
ramenant  la  vie  au  monument,  qui  continua  de  grandir,  et  qui , 


REVUE  DE  PAP.IS.  33 

déjà  ii  cx'Ue.  époque,  él.iit  asspz  avancé  noiir  (loniif!-  riiospita- 
lité  aux  voyajîeiirs.  L.imnrline,  T.sylor,  rahl)é  Desmasures, 
Champmariin  et  Dauzats  y  furent  logés  pendant  leurs  voyages 
en  Palestine. 

C'est  ainsi  que  ,  sans  fléchir  sous  la  fatigue  .  sans  se  rebuter 
(les  refus,  offrant  à  Dieu  ses  dangers  cl  ses  humiliations,  le 
frère  Jean-Baptiste,  quoiqu'àgé  aujourd'hui  de  soixante-cinq 
ans,  poursuivit  son  œuvre.  Il  partit  onze  fois  du  Carme!  et  y 
retourna  onze  fois.  Pendant  dix  ans  que  durèrent  ses  courses , 
il  visita  tout  un  hémisphère;  il  alla  à  Jérusalem,  à  Damas,  à 
Jaffa ,  à  Alexandrie,  au  Caire,  à  Rama,  à  Tripoli  de  Syrie, 
à  Smyrne,  à  Malte,  à  Athènes,  à  Constantinople,  à  Tunis,  à 
Tripoli  d'Afrique ,  à  Syracuse  .  à  Paierme,  à  Alger  .  à  Gibral- 
tar. Il  pénétra  jusqu'à  Fez  et  jusqu'à  Maroc;  il  parcourut  toute 
l'Italie,  toute  la  Corse  ,  toute  la  Sardaigne,  toute  l'Espagne  , 
et  une  partie  de  l'Angleterre .  d'où  il  revint  par  l'Irlande  et  par 
le  Portugal,  si  bien  qu'à  la  dixième  fois  il  était  retourné  au 
Carmel  avec  le  complément  d'une  somme  de  230.000  fr.  Mais 
son  devis,  comme  tout  devis  doit  être  ,  se  trouvait  d'une  cen- 
taine de  mille  francs  au-dessous  de  la  réalité,  de  sorte  qu'il  était 
venu  en  France  ,  parti  pour  la  douzième  fois  du  Carmel,  afin 
de  faire  une  dernière  quête  .  ayant  gardé  le  royaume  très-chré- 
tien pour  sa  suprême  ressource. 

Ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  cet  homme ,  c'est  que  ,  pendant 
dix  ans  qu'il  avait  fait  la  quèle  du  Seigneur ,  pas  une  obole  de 
ces  230.000  fr.  qu'il  avait  recueillis  ne  s'était  détournée  de  la 
masse  commune  au  profit  de  ses  besoins  personnels.  S'il  avait 
eu  à  franchir  les  mers,  il  avait  reçu  son  passage  gratis  sur 
quelque  pauvre  bâtiment  qui  avait  espéré  par  cette  bonne  oeuvre 
obtenir  une  mer  calme  et  un  vent  favorable.  S'il  avait  eu  des 
royaumes  à  traverser,  il  les  avait  traversés  soit  à  pied,  soit 
dans  la  voiture  de  pauvres  routière,  qui  lui  avaient  demandé 
pour  toute  récompense  de  prier  pour  eux;  s'il  avait  eu  faim  , 
il  avait  demandé  du  pain  à  la  chaumière,  et  s'il  avait  eu  soif, 
de  l'eau  à  la  fontaine.  Chaque  presbytère  lui  avait  prêté  un  lit 
pour  son  repos  de  quelques  heures;  et  ainsi,  parti  du  même 
lieu  que  le  Juif  errant ,  avec  une  bénédiction  au  lieu  d'un  ana- 
thème,  il  venait,  après  avoir  vu  presque  autant  de  pays  que 
lui ,  terminer  ses  courses  par  la  France. 

1  4 


REVUE  DE  PARIS. 


J'ofFiis  mon  ofFiande  an  frère  Jpan-Bnplisle  ,  honleiix  de  la 
lui  offrir  si  faible  ;  mais  je  lui  donnai  des  ietlres  pour  des  amis 
plus  riches  que  moi. 

Aujourd'hui  le  frère  Jean-Baplisie  est  retourné  demander  une 
tombe  à  celte  montagne  qu'il  a  dotée  d'un  palais. 


XI. 


Nous  quittâmes  Toulon  après  un  séjour  de  six  semaines. 
Comme  il  n'y  avait  rien  à  voir  de  Toulon  à  Fréjus,  si  ce  n'est 
le  pays  que  nous  pouvions  parfaitement  voir  par  les  portières , 
nous  prîmes  la  voilure  publi(|ue.  D'ailleurs ,  pour  un  observa- 
teur ,  la  voiture  publique  a  un  avantage  qui  balance  tous  ses 
désagrémenis  ,  c'est  que  l'on  peu!  y  étudier  sous  un  jour  assez 
curieux  la  classe  moyenne  du  pays  que  l'on  parcourt. 

L'intérieur  de  noire  diligence  était  complété  par  un  jeune 
homme  de  vingt  ou  vingt  deux  ans ,  et  par  un  homme  de  cin  - 
quante  à  cinquante-cinq.  Le  jeune  homme  avait  la  tigure  naïve, 
les  yeux  étonnés ,  les  jambes  longues,  un  chapeau  à  long  poil, 
un  habit  bleu  barbeau,  un  pantalon  gris  sans  sous-pieds,  des 
bas  noirs,  des  souliers  lacés  et  une  montre  avec  des  fruits  d'A- 
mérique. L'homme  de  cinquante-cinq  ans  avait  les  cheveux  gris 
et  raides  ,  des  favoris  formant  demi-cercle  et  se  terminant  en 
pointe  à  la  hauteur  des  narines  ,  des  yeux  gris-clair,  un  nez 
en  bec  de  faucon  ,  les  dents  écartées  et  la  bouche  gourmande; 
sa  toilette  se  composait  d'un  col  de  chemise  qui  lui  guillotinait 
les  oreilles,  d'une  cravate  rouge,  d'une  veste  grise,  d'un  pan- 
talon bleu  et  de  souliers  de  peau  de  daim.  De  temps  en  temps 
il  avançait  la  tête  à  la  portière  et  dialoguait  avec  le  conduc- 
teur, qui  ne  manquait  jamais  en  lui  répondant  de  l'appeler  ca- 
pitaine. 

Nous  n'avions  pas  encore  parcouru  la  première  poste ,  que 
nous  savions  déjà  que  le  capitaine  jjorlail  ce  titre,  parce  qu'en 
1815  il  avait  reçu  du  maréchal  Brune  l'ordre  de  charger  et  de 
transporter  des  vivres  de  Fréjus  et  d'Anlibes  à  Toulon.  Pour 
cette  expédition  on  lui  avait  donné  une  chaloupe  et  six  matelots 
qui  avaient  commencé  par  l'appeler  patron ,  et  qui  avaient  fini 


KEVUE  DE  PARIS.  55 

par  l'appeler  capitaine;  ce  titre  lui  avait  paru  faire  bien  en 
tèle  de  son  nom  .  et  il  l'avait  gardé;  depuis  ce  temps  ,  en  con- 
séquence, on  l'appelait  le  capitaine  Langlet.  Quant  au  jeune 
homme,  il  était  aussi  silencieux  que  son  voisin  était  causeur. 

A  la  seconde  poste,  nous  connaissions  les  opinions  politiques 
et  religieuses  du  capitaine  :  en  politique,  il  était  bonapartiste; 
en  religion,  il  était  voltairien. 

La  conversation  tomba  sur  le  père  Jean-Baptiste;  le  capitaine 
en  profita  pour  nous  exprimer  toul  son  mépris  pour  les  calotins; 
il  nouscila  à  ce  sujet  deux  articles  excellents  du  Co/is^/Y«*^iOW?ie/ 
contre  le  parti  prêtre. 

Nous  descendîmes  pour  dîner  à  Cornoulles.  Comme  c'était  un 
vendredi,  l'hôte  nous  demanda  si  nous  voulions  faire  miigre. 
—  Est-ce  que  vous  me  |>renez  pour  un  Jésuite?  lui  répondit  d'un 
ton  foudroyant  le  capitaine;  faites-moi  de  bonnes  grillades  et 
une  omelette  au  lard. 

Quant  à  nous  ,  nous  répondîmes  que,  s'il  y  avait  du  poisson 
frais,  nous  mangerions  du  i)oisson. 

Le  jeune  homme,  interrogé  à  son  tour,  répondit  d'un  ton 
très-doux  et  en  rougissant  jusqu'aux  oreilles  :  —  Je  ferai  comme 
ces  messieurs. 

Le  capitaine  Langlet  nous  regarda  avec  un  mépris  encyclo- 
pédique ,  et ,  quand  on  lui  apporta  son  omelette ,  il  se  plaignit 
qu'il  n'y  avait  pas  assez  de  lard. 

Nous  remontâmes  en  voilure,  et  comme  nous  devions  cou- 
cher le  soir  à  Fréjus  ,  la  conversation  tomba  sur  le  débarque- 
ment de  Napoléon.  Le  capitaine  Langlet  y  avait  assisté  de  son 
navire. 

—  Alors ,  lui  dit  Jadin ,  il  n'y  a  pas  besoin  de  vous  demander, 
avec  les  opinions  que  je  vous  connais  ,  si  vous  vous  réunîtes  au 
grand  homme. 

—  Peste  ,  monsieur  ,  répondit  le  capitaine  Langlet ,  je  n'eus 
garde  d'abord  à  cette  épociue.  Monsieur  ,  je  lui  en  voulais  encore 
un  peu,  à  ce  sublime  empereur,  d'avoir  rétabli  les  églises  ,  au 
lieu  d'en  faire  d'excellents  magasins  à  fourrage.  Je  fis  voile  pour 
Antibes,  et  j'annonçai  la  grande  nouvelle  au  commandant  de 
place,  le  général  Couin  ;  je  lui  dis  même  que  je  croyais  qu'une 
petite  troupe  d'une  vingtaine  d'hommes  s'avançait  vers  notre 
villp  avec  un  drapeau  tricolore.  Alors  il  fit  sfs  dispositions .  ce 


36  P.EVUÈ  DE  PARIS. 

bon  général,  et  lorsque  la  petite  (roupe  arriva  ,  on  la  laissa 
entrer,  puis  on  ferma  la  porte  derrière  elle;  de  sorte  que, 
grâce  à  moi,  ils  furent  tous  pris,  monsieur,  à  l'exception  de 
Casabianca,  un  farceur  de  Corse,  qui  les  commandait,  qui  sauta 
du  haut  en  bas  des  remparts,  et  qui  alla  le  rejoindre ,  ce  grand 
empeieur. 

—  Et  que  fit-on  des  prisonniers?  demandai-je. 

—  Monsieur,  on  voulait  les  mettre  dans  la  maison  d'arrêt  de 
la  ville  ,  mais  elle  était  pleine.  Et  je  dis  ,  moi  :  Meltez-les  dans 
l'église  ,  et  on  les  mit  dans  l'église. 

—  Etcomi)ien  de  temps  y  reslùrent-ils^  demanda  Jadin. 

—  Oh  !  ils  y  restèrent  depuis  le  !<"'  mars  juscpi'au  22  ,  que  l'on 
apprit  par  le  télégraphe  que  le  grand  Napoléon  avait  fait  son 
entrée  dans  la  capitale. 

—  Pauvres  gens  !  dit  le  jeune  homme. 

—  Comment ,  pauvres  gens!  rejjrit  le  capitaine,  comment , 
pauvres  gens!  Voila,  pardieu!  des  gaillards  bien  iî  plaindre  !  Ils 
avaient  de  bon  pain  ,  de  bon  vin  ,  de  bon  riz  et  de  bonnes  fèves; 
je  vous  demande  un  peu  qu'est-ce  qu'il  faut  de  plus  pour  faire  le 
bonheur? 

—  Mais,  dis-je  à  mon  tour,  j'espère  ,  capitalise  ,  qu'au  re- 
tour des  Bourbons  vous  avez  eu  au  moins  la  croix  d'honneur? 

—  La  croix  d'honneur  !  ah  !  bien  oui  !  Je  l'ai  demandée ,  la 
croix  d'honneur.  Savezvous  ce  qu'il  ma  répondu,  ce  vieux  ca- 
lolin  de  Louis  XVIII?  Il  m'a  envoyé  sa  fleur  de  lys.  —  Oh!  que 
je  dis  en  la  recevant,  tu  pouvais  bien  la  garder. 

—  Peste,  capitaine,  comme  vous  les  traitez  ces  pauvres 
fleurs  de  lys!  Faites  donc  attention  que  saint  Louis,  François  I^"- 
et  Henri  IV  étaient  ipoins  difficiles  (]ue  vous ,  et  que  ces  fleurs 
de  lys,  que  vous  méprisez  .  étaient  leurs  armes. 

—  Les  armes  de  Henri  IV  !  Mais  non,  Henri  IV  était  protes- 
tant, pardieu!  C'est  parce  qu'il  était  prolestant  que  les  jésuites 
l'ont  tué,  car  ce  sont  les  jésuites,  monsieur  ,  qui  l'ont  tué  ,  ce 
grand  roi.  Vous  avez  lu  la  Henriade ,  monsieur. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  la  Henriade?  demanda  Jadin  avec 
le  plus  grand  sang-froid. 

—  Vous  ne  connaissez  pas  la  Henriade?  Il  faut  lire  la  Hen- 
riade, monsieur,  c'est  un  beau  poëme  ,  c'est  de  M.  de  Voltaire, 
qui  n'aimait  pas  les  caloliiis,  celui-là;  aussi  les  caîoliiis  l'ont 


KEVUE  DE  PARIS.  Ô7 

empoisonné ils  l'ont  empoisonné.  On  a  dit  le  contraire, 

mais  ils  l'ont  empoisonné,  monsieur,  aussi  vrai  que  je  m'ap- 
l)el!e  le  capitaine  Langlet.  Ce  |)auvre  M.  de  Voltaire!  Si  j'avais 
vécu  de  son  temps  .  j'aurais  donné  dix,  ans  de  ma  vie  pour  pro- 
longer la  sienne.  M.  de  Voltaire!  ah!  en  voilà  un  qui  n'aurait 
jamais  fait  maigre  le  vendredi. 

Nous  comprîmes  à  qui  l'épigramme  s'adressait,  et  nous  cour- 
bcâmes  la  lèle.  Pendant  queltjue  temps,  le  capitaine  Langlet 
nous  comprima  sous  son  regard  victorieux;  puis,  voyant  que 
nous  nous  rendions  ,  il  se  mit  à  fredonner  une  chanson  bona- 
partiste. 

Nous  arrivâmes  à  Fréjus  sans  nous  être  relevés  du  coup;  ]à 
nous  prîmes  congé  du  capitaine  Langlet ,  qui  donna  de  nouveau 
à  Jadin  le  conseil  de  lire  la  Benriade ,  et  qui,  se  penchant  à 
mon  oreille,  me  dit  tout  bas  : 

—  On  voit  bien  que  vous  éles  royaliste,  jeune  homme  ,  avec 
votre  poisson  et  vos  fleurs  de  lys;  mais,  (ron  de  lair,  ne  dites 
pas  ainsi  tout  haut  votre  opinion;  nous  n'entendons  pas  plai- 
santerie sur  Napoléon,  nous  autres  Fréjusains  et  Antiboi.s; 
vous  vous  feriez  égorger  comme  un  poulet ,  dam  !  ainsi ,  de  la 
Itrudence. 

Je  promis  au  capitaine  Langlet  d'èlre  plus  circonspect  à 
l'avenir,  et  nous  prîmes  congé  l'un  de  l'autre  ,  lui  continuant  sa 
loule  pour  Antibes  ,  et  nous  restant  à  Fréjus  pour  visiter  le  len- 
demain à  notre  aise  le  golfe  Juan. 

Au  moment  oii  nous  allions  prendre  place  pour  souper  à  l'ex- 
trémité d'une  de  ces  longues  tables  li'aubiMge  où  dîne  ordinai- 
rement toute  une  diligence  ,  noire  hûle  vint  nous  demander  si 
nous  voulions  bien  permettre  que  le  jeune  homme  qui  était  venu 
avec  nous  de  Toulon  se  fit  servir  son  repas  à  l'autre  bout  de  la 
table.  Comme  ce  jeune  voyageur  nous  avait  paru  fort  convenable 
tout  le  long  de  la  roule  ,  nous  répondîmes  que  non-seulement 
il  était  parfaitement  libre  de  se  faire  servir  où  cela  lui  convenait, 
mais  que,  si  mieux  encore  il  voulait  souper  avec  nous ,  il  nous 
ferait  plaisir.  L'aubergiste  s'empressa  donc  de  lui  porter  notre 
réponse,  qu'il  attendait  dans  l'autre  chambre,  et  nous  avions 
déjù  faittoutes  nos  dispositions  pourintercalerau  milieu  de  nous 
notre  nouveau  convive  ,  lorsque  notre  liôle  revint  nous  dire  que 
le  jeune  homme  était  bien  reconnaissant ,  mais  qu'il  ne  voulait 


58  REVUE  DE  PARIS. 

pas  nous  être  importun  et  désirait  seulement  se  tenir  assez  près 
de  nous  pour  jouir  du  charme  de  notre  conversation.  Je  me  re- 
tournai vers  Jadin  en  lui  tirant  mon  ciiapcau ,  car  le  compli- 
ment était  évidennnent  pour  lui.  Pendant  loute  la  route  il  avait 
fait  poser  le  capitaine  Langlet  de  manière  à  satisfaire  les  ama- 
teurs les  p'us  difficiles,  et  tout  naïf  que  paraissait  noire  com- 
pagnon de  route,  il  avait  on  ne  peut  plus  apprécié  ce  genre 
d'amabilité  si  nouveau  pour  lui. 

Le  man^ciial  Gérard  disait  un  jour  à  propos  de  courage  et  en 
parlant  du  général  Jdcqueminot  :  Quand  on  ne  le  regarde  pas , 
il  n'est  qu'eionnant;  mais  si  on  le  regarde  ,  il  devient  fabuleux. 
Même  chose  peut  se  dire  de  Jadin  à  l'endroit  de  l'espril.  Ce 
soir-là  il  était  regardé,  il  fut  splendide.  Le  jeune  homme  alla 
se  coucher  bien  content  ;  il  avait  passé  une  heureuse  soirée. 

Le  lendemain  ,  nous  fîmes  un  tour  dans  Fréjus  .juste  ce  qu'il 
fallait  pour  qu'une  ville  (|ui  date  de  2600  ans  n'eût  pas  à  se 
plaindre  de  nos  mauvais  procédés.  Nous  mimes  en  conséquence 
des  cartes  à  ramphithéâtre  ,  à  l'aqueduc  et  à  la  Porte-Dorée ,  et 
nous  revînmes  déjeuner  à  notre  hôtel ,  où  nous  attendait  la  voi- 
ture qui  devait  nous  conduire  à  Nice.  En  déjeunant,  nous  de- 
mandâmes des  nouvelles  de  notre  jeune  homme  ;  mais  comme 
il  n'avait  pas  osé  nous  proposer  de  lui  céder  une  place  dans  notre 
voiture,  et  qu'il  n'était  pas  assez  grand  seigneur,  avait-il  dit, 
l)Our  louer  une  voiture  à  lui  tout  seul,  il  avait  pris  les  devants 
en  nous  prévenant  qu'il  aurait  l'honneur  de  nous  souhaiter  !<; 
bonjour  au  golfe  Juan.  On  ne  pouvait  pas  être  à  la  fois  plus 
discret  et  plus  poli. 

Nous  quittâmes  Fréjus  vers  les  dix  heures  du  matin. 

La  route  que  nous  prîmes  remontait  dans  les  terres,  mais, 
au  bout  de  six  à  sept  lieues,  nous  nous  rapprochàcnes  de  la 
mer  ,  qui ,  au  moyen  d'une  grande  échancrure,  semblait  venir 
au-devant  de  nous.  Cette  grande  échancrure  était  le  golfe  Juan. 
Nous  nous  arreiâmi's  juste  où  le  prince  de  Monaco  s'était  arrêté. 
On  sait  Thisloire  du  |)rince  de  Monaco. 

Mn'e  de  D...  avait  suivi  M.  le  prince  de  Talleyrand  au  congrès 
de  Vienne. 

—  Mon  cher  prince  ,  lui  dit-elle  un  jour ,  est-ce  que  vous  ne 
ferez  rien  pour  le  pauvre  Monaco,  qui,  depuis  quinze  ans, 
comme  vous  savez ,  a  tout  perdu,  ei  qui  avait  été  obligé  d'ac- 


HEVUE  DE  PAKIS.  SJ 

copier  je  ne  sais  quelle  pauvre  petite  charge  à  la  cour  de  l'usur- 
pateur? 

—  Ah  !  si  fait ,  répondit  le  prince ,  avec  le  plus  grand  plaisir; 
ce  pauvre  Monaco,  vous  avez  bien  fait  de  m'y  faire  penser, 
olière  amie,  je  l'avais  oublié. 

El  le  prince  prit  l'acte  du  congrès  qui  était  sur  sa  table,  et 
dans  lequel  on  retaillait  à  petits  coups  de  plume  le  bloc  euro- 
péen que  Napoléon  avait  dégrossi  à  grands  coups  d'épée,  puis, 
de  sa  plus  fine  écriture,  après  je  ne  sais  quel  protocole  qui  re- 
gardait remi)Lreur  de  Russie  ou  le  roi  de  Prusse,  il  ajouta  : 

—  El  le  prince  de  Monaco  rentrera  dans  ses  Étals. 

Celle  disposition  était  bien  peu  de  chose,  elle  ne  faisait  pas 
matériellement  la  moitié  d'une  ligue,  aussi  passa-t-elle  ina- 
perçue, ou,  si  elle  fui  aperçue,  personne  ne  jugea  que  ce  fût 
la  peine  de  rien  dire  contre.  L'article  supplémentaire  fui  donc 
admis  sans  aucune  contestation;  et  M™"'  deD...  écrivit  au  prince 
de  Monaco  qu'il  était  rentré  dans  ses  États. 

Le  2t>  février  1815,  trois  jours  après  avoir  reçu  celle  nou- 
velle, le  prince  de  iMonaco  fit  venir  des  chevaux  de  poste  et  jjrit 
la  route  de  sa  principauté.  En  arrivani.  au  golfe  Juan,  il  trouva 
la  rouie  barrée  par  deux  |)ièces  de  canon.  Comme  il  approchait 
de  ses  États ,  le  prince  de  Monaco  fit  giand  bruit  de  cet  em- 
barras qui  le  relardait,  et  ordonna  au  postillon  de  faire  déranger 
les  pièces  et  de  passer  outre.  Le  postillon  répondit  au  prince  que 
les  artilleurs  dételaient  ses  chevaux.  Le  prince  de  Monaco 
sauta  à  bas  de  sa  voilure  pour  donner  des  coups  de  canne  aux 
artilleurs  ,  jurant  entre  ses  dents  (jue  ,  si  les  drôles  passaient 
jamais  par  sa  principauté,  il  les  ferait  pendre. 

Derrière  les  artilleurs,  il  y  avait  un  homme  en  costume  de 
général. 

—  Tiens ,  c'est  vous ,  Monaco  ?  dit  en  voyant  le  prince 
l'homme  en  costume  de  général  ;  laissez  passer  le  prince  , 
ajoula-t-il  en  s'adressaut  aux  artilleurs  qui  lui  barraient  le  pas- 
sage, c'est  un  ami. 

Le  prince  de  Monaco  se  froUa  les  yeux. 

—  Comment ,  c'est  vous,  Drouoti*  lui  dit-il. 

—  Moi-même,  mon  cher  prince. 

—  Mais  je  vous  croyais  à  l'ile  d'Elbe,  avec  l'empereur. 

—  £h  !  juoa  Dieu  oui ,  nous  y  étions  en  effet ,  mais  nous 


40  REVUE  DE  PARIS. 

sommes  venus  faire  un  pelit  tour  en  France ,  n'est-ce  pas ,  ma- 
réchal? 

—  Tiens,  c'est  vous  ,  Monaco?  dit  le  nouveau  venu  ,  et  com- 
ment vous  portez-vous,  mon  clier prince? 

Le  prince  de  Monaco  se  frolta  les  yeux  une  seconde  fois. 

—  Et  vous  aussi,  maréchal?  lui-dil ,  mais  vous  avez  donc 
tous  quitlé  l'île  d'Elbe? 

—  Eh  !  mon  Dieu  oui  ,  mon  cher  prince,  répondit  Bertrand  ; 
Pair  en  était  mauvais  pour  ma  santé,  et  nous  sommes  venus 
respirer  l'air  de  France. 

—  Qu'y  a-t-il  donc,  messieurs?  dit  une  voix  claire  et  impé- 
rative  devant  laquelle  le  groupe  qui  entourait  le  prince  s'ouvrit. 
Ah!  ah  !  c'est  vous ,  Monaco?  dit  la  même  voix. 

Le  prince  de  Monaco  se  frotta  les  yeux  une  troisième  fois  j  il 
croyait  faire  un  rêve. 

—  Oui,  sire,  oui,  dit-il;  oui,  c'est  moi;  mais  d'où  vient 
Votre  Majesté,  où  va-t-elle? 

—  Je  viens  de  Pile  d'Elbe  ,  et  je  vais  à  Paris;  voulez-vous 
venir  avec  moi ,  Monaco  ?  Vous  savez  que  vous  avez  votre  appar- 
tement au  Tuileries. 

—  Sire,  dit  le  prince  de  Monaco,  qui  commençait  à  com- 
prendre, je  n'ai  point  oublié  les  boutés  de  Votre  Majesté  pour 
moi  ,  et  j'en  garderai  une  éternelle  reconnaissance  ;  mais  il  y  a 
huit  jours  à  peine  que  les  Bourbons  m'ont  rendu  ma  principauté, 
et  il  n'y  aurait  vraiment  pas  assez  de  temps  entre  le  bientait  et 
l'ingratitude.  Si  Votre  3Iajeslé  le  permet,  je  continuerai 
donc  ma  route  vers  ma  principauté ,  où  j'attendrai  sas  or- 
dres. 

—  Vous  avez  raison,  Monaco,  lui  dit  l'empereur;  allez, 
allez;  seulement,  vous  savez  que  voire  ancienne  place  vous 
attend  ,  je  n'en  disposerai  pas. 

—  Je  lemercie  mille  fois  Votre  Majesté,  répondit  le  prince. 

L'empereur  fit  un  signe,  et  l'on  rendit  au  postillon  ses  che- 
vaux, (jui  avaient  déjà  mis  en  position  une  pièce  de  quatre.  Le 
postillon  attela  ses  chevaux  ;  mais,  tant  que  le  prince  fut  à  la 
jjortée  delà  vue  de  l'empereur,  il  ne  voulut  point  remonter  en 
voiture  ,  et  maicha  à  pied.  Quant  à  Napoléon  ,  il  alla  s'asseoir 
tout  pensif  sur  un  banc  de  bois ,  à  la  porte  d'une  petite  auberge, 
d'où  il  présida  le  débarquement;  puis ,  quand  le  débarquement 


RKVUK  i)K  PARIS.  41 

fut  fini,  comme  il  commençait  A  se  faire  tard  ,  il  décida  qu'on 
n'irait  pas  plus  loin  ce  jour-là,  et  qu'il  passerait  la  nuit  au 
bivouac.  En  même  temps  ,  il  s'engagea  dans  une  i)elite  ruelle, 
et  alla  s'asseoir  sous  le  troisième  olivier  ù  partir  de  la  grande 
route.  Ce  fut  là  qu'il  passa  la  première  nuit  de  son  retour  en 
France. 

Maintenant,  si  on  veut  le  suivre  dans  sa  marche  victorieuse 
jusqu'à  Paris,  on  n'a  (ju'à  consulter  le  Moniteur.  Pour  guider 
nos  lecteurs  dans  celte  recherche  historique,  nous  allons  en 
donner  un  extrait  assez  curieux.  On  y  trouvera  la  marche  gra- 
duée de  Napoléon  vers  Paris  avec  la  modification  que  son  ap- 
proche produisait  dans  les  opinions  du  journal. 

—  L'anlhiopophage  est  sorti  de  son  repaire.  — L'ogre  de  Corse 
vient  de  débarquer  au  golfe  Juan.  —  Le  tigre  est  arrivé  à  Gap. 

—  Le  monstre  a  couché  à  Grenoble.  —  Le  tyran  a  traversé 
Lyon.  —  L"usurpafeur  a  été  vu  à  soixante  lieues  de  la  capitale. 

—  Bonaparte  s'avance  à  grands  pas  ,  mais  il  n'entrera  jamais  à 
Paris.  —  Napoléon  sera  demain  sous  nos  remparts.  —  L'empe- 
reur est  arrivé  à  Fontainebleau.  —  Sa  Majesté  Impériale  et 
royale  a  fait  hier  son  enlrée  en  son  château  des  Tuileries  au 
milieu  de  ses  lîdèles  sujets!... 

C'est  Vexegi  monumentum  du  journalisme.  Il  n'aurait  rien 
dû  faire  depuis,  car  il  ne  fera  rien  de  mieux. 

Quant  à  Napoléon  ,  il  voulut  qu'une  pyramide  constatât  le 
grand  événement  dont  le  prince  de  Monaco  avait  été  un  des 
premiers  témoins.  Cette  pyramide  fut  élevée  sur  !e  bord  de  la 
route  entre  deux  mûriers  et  en  face  de  l'olivier  où  il  avait  passé 
la  première  nuit.  Malheureusement  Napoléon  voulut  que  cette 
pyramide  renfermât  un  échantillon  de  toutes  nos  monnaies  d'or 
et  d'argent  fiappées  au  millésime  de  1813.  Il  en  résulta  qu'après 
"Waterloo,  les  gensdeValory  abattirent  la  pyramide  pour  voler 
ce  qu'elle  renfermait. 

Notre  jeune  homme  nous  attendait  à  la  porte  de  la  petite  au- 
berge, assis  sur  le  banc  où  s'était  assis  Napoléon.  Cette  petite 
auberge  ,  qui ,  depuis  ce  temps  s'est  mise  de  son  autorité  privée 
sous  la  protection  de  ce  grand  souvenir  ,  se  recommande  aux 
voyageurs  par  l'inscription  suivante  : 

«  Au  débarquement  de  Napoléon ,  empereur  des  Français  , 
V('i;.!n[do  rî'eu'H!I)e,  dé|)ar(]'.i'aug!)!fe./o?//;  le  !«''  mars  ISII); 


42  REVUE  DE  PARIS. 

on  vend  à  boire  et  à  manger  en  son  honneur  ,  à  ia  minute. 

»  C'est  lui  qui  subjugua  presque  tout  TuDivers , 
»  Affronla  les  périls,  la  bombe  et  la  mitraille, 
»  Brava  partout  la  moit  et  sillonna  les  mers, 
»  Combattit  à  Wagram  et  gagna  la  bataille.  » 

Nous  demandâmes  à  l'aiibergisle  si  c'était  son  cuisinier  qui 
avait  fait  les  vers  de  son  enseigne ,  et ,  sur  sa  réponse  négative, 
nous  lui  commandâmes  à  dîner. 

En  attendant  le  dîner,  nous  nous  préparâmes  à  prendre  un 
bain  de  mer.  A  peine  eut-il ,  à  nos  dispositions,  pénétré  notre 
projet,  que  notre  jeune  homme  demanda  à  Jadin  si  nous 
voulions  bien  lui  accorder  l'honneur  de  se  baigner  en  même 
temps  que  nous.  Nous  nous  regardâmes  en  riant  et  nous  lui  ré- 
pondîmes qu'il  était  parfailement  libre;  que,  s'il  croyait  avoir 
besoin  de  notre  permission  pour  cela,  nous  la  lui  accordions 
de  tout  cœur.  Le  jeune  homme  nous  remercia  comme  si  nous 
lui  avions  fait  une  grande  grâce;  puis,  pour  ne  pas  choquer 
notre  pudeur,  il  se  fit  un  caleçon  de  sa  cravate ,  entra  dans  la 
raer  jusqu'aux  aisselles  ,  et  s'arrêta  là  à  regarder  nos  évolu- 
tions. 

Quand  notre  dîner  fut  prêt ,  notre  aubergiste  nous  tît  signe  de 
revenir;  son  avis  eut  le  plus  grand  succès  ;  l'eau  et  l'air  de  la 
mer  nous  avaient  donné  une  faim  dévorante  ;  nous  pensâmes 
que  ces  deux  causes  réunies  avaient  dû  produire  le  même  effet 
sur  notre  compagnon  de  voyage ,  qui ,  entré  en  même  temps  que 
nous  ,  venait  de  sortir  et  se  rhabillait.  En  nous  rhabillant ,  nous 
lui  demandâmes  donc  s'il  ne  voulait  pas  partager  notre  dîner; 
il  nous  répondit  que  ce  serait  avec  grand  plaisir  si  nous  lui  per- 
mettions d'en  payer  sa  part  ;  nous  lui  ré'pondimes  qu'il  en  était 
décela  comme  du  bain,  et  qu'il  était  parfaitement  libre,  ou 
de  se  considérer  comme  notre  invité ,  ou  de  changer  notre  repas 
en  piquenique  .attendu  que  là-dessus  nous  ne  voulions  en  rien 
blesser  sa  délicatesse  ;  iî  insista  pour  le  pi(|uenique,  et  nous  nous 
mîmes  à  table. 

Le  piquenique  fut  splendide.  on  nous  servit  comme  des  em- 
pereurs. Nous  en  eûmes  ch.icnn  jiour  trente  sons. 


r.EVLiE  DE  PAKLS.  43 

Peiuiaiit  le  dîner,  nous  fîmes  plus  ample  coiniaissaiice  avec 
noire  jeune  iiomme;  et,  profitanl  du  progrès  que  nous  pa- 
raissions avoir  fait  dans  sa  confiance,  nous  lui  demandâmes  où 
il  allait;  il  se  mil  à  sourire  avec  une  simplicité  qui  n'était  pas 
dénuée  de  charme. 

—  Ce  «(ue  je  vais  vous  répondre  ,  nous  dit-il ,  est  bien  bête. 
Vous  me  demandez  où  je  vais,  n'est-ce  pas? 

—  S'il  n'y  a  pas  d'indiscrétion  ,  jeune  homme  ,  lui  dit  Jadin 
en  trinquant  avec  lui. 

—  Eh  bien  !  je  n'en  sais  rien,  nous  répondit-il, 

—  Comment  cela?  dit  Jadin.  Vous  vaguez  purement  et  sim- 
plement. Permellez-moi  de  vous  le  dire  :  ceci  n'est  point  une 
position  dans  la  société. 

—  Mon  Dieu,  reprit  le  jeune  homme  en  rougissant,  si  je 
n'avais  pas  peur  que  vous  me  trouvassiez  indiscret ,  je  vous  ra- 
conterais m<m  histoire. 

—  Elle  est  longue  ?  demanda  Jadin. 

—  En  deux  minutes,  monsieur,  elle  sera  finie. 

—  Alors ,  versez-moi  encore  un  verre  de  ce  petit  vin  ;  il  n'est 
pas  mauvais  ce  petit  vin  ,  et  dites. 

En  effet ,  l'histoire  était  courte  ,  mais  n'en  élait  pas  moins 
incroyable. 

Notre  compagnon  de  route  s'appelait  OnésimeChay;  il  avait 
1,900  livres  de  renie  que  lui  avaient  laissées  ses  parents;  il  était 
cinquième  clerc  de  notaire  à  S;iint-Denis,  et  il  élait  venu  à 
Toulon  pour  recueillir  une  pelite  succession  de  1.500  francs 
qu'une  tante  lui  avait  léguée.  Le  hasard  avait  fait  cpie  nous  nous 
étions  trouvés  à  Toulon  en  même  lemi)sque  lui;  il  avait  appris 
que  nous  paitions  par  la  voilure  de  Toulon  à  Fréjus ,  et,  cé- 
dant à  sa  curiosité  Juvénile ,  il  y  avait  retenu  sa  place  jusqu'au 
Luc,  comptant  reparlir  du  Luc  pour  Aix  et  Avignon  ;  mais  au 
Luc,  le  charme  de  noire  société  l'avait  tellement /ascmé  qu'il 
avait  poussé  jusqu'à  Fréjus;  à  Fréjus,  il  nous  avait  fait  de- 
mander la  permission  de  dîner  au  bout  de  noire  table.  La  façon 
gracieuse  dont  nous  lui  avions  accordé  celte  demande  l'avait 
séduit  de  plus  en  plus.  Nous  enlendanl  parler  du  golfe  Juan ,  il 
s'était  décidé  à  le  visiter  en  même  temps  que  nous,  et  mainte- 
nant, puisqu'il  était  en  route,  son  inlenlion,  si  nous  le  per- 
mettions, était  de  nous  accomi)aguer  jusqu'à  Nice.  Mais, 


4i  ni.VLF.  DK  PAUIS. 

ai()U[a-(-i!,  h  la  condition  bien  enlendii  qii'i!  payrraif  sa  place 
dans  noire  voidiie. 

Si  noire  convive  avait  été  moins  naïf,  nous  aurions  cru  qu'il 
se  moquait  de  nous;  mais  il  n'y  avait  pas  à  se  tromper  à  sou 
air  :  c'était  la  bonhomie  en  personne.  Nous  lui  dîmes  en  con- 
séquence que,  s'il  tenait  absolument  à  payer  sa  part  de  notre 
voiture,  il  n'avait  qu'à  faire  le  calcul  lui-même,  et  en  défal- 
quant les  huit  ou  dix  lieues  (|ue  nous  avions  faites  sans  lui  ,  et 
qu'il  n'était  pas  juste  qu'il  i)ayât.  Il  prit  un  crayon  ,  fît  la  sous- 
traction ,  la  vérifia  par  une  preuve,  et  nous  remit  9  francs 
75  centimes  ,  en  nous  remerciant  les  larmes  aux  yeux  de  la  fa- 
veur que  nous  lui  accordions. 

Nous  montâmes  dans  la  voilure  ;  mais,  quelques  instances 
que  nous  fîmes  à  noîre  compagnon  de  voyage ,  il  ne  voulut  ja- 
mais aller  qu'à  reculons. 

En  arrivant  ù  Antibes,  Jadin  l'appelait  Onésime  tout  court,  et, 
à  la  fin  du  souper,  il  le  tutoyait.  Le  lendemain,  il  lui  donnait 
de  grands  coups  de  poing  dans  le  dos.  Quant  à  Onésime  ,  il  ne 
parla  jamais  à  Jadin  qu'avec  le  plus  profond  respect;  il  continua 
toujours  de  l'appeler  M.  Jadin,  et  jamais  ne  leva  la  main, 
même  sur  Milord.  A  Nice,  ramilié  d'Onésime  pour  Jadin  était 
devenue  si  forte,  qu'il  ne  put  pas  se  décider  à  le  quitter,  et 
qu'il  partit  avec  nous  de  Nice  pour  Florence.  Onésime  ne  voulut 
j)as  être  venu  à  Florence  sans  voir  Rome ,  et  il  partit  avec  nous 
de  Florence  pour  Rome.  Bref,  Onésime  lit  avec  nous  presque  le 
tour  de  l'Italie.  Les  1 ,300  francs  de  sa  tante  y  passèrent  jusqu'au 
dernier  sou.  Après  quoi  il  s'en  revint  joyeusement  à  Saint-Denis, 
emportant ,  nous  dit-il ,  des  souvenirs  pour  le  reste  de  son  exis- 
tence. Et  alors  ?...  Alors ,  ce  fut  Jadin  qui  eut  toutes  les  peinefe 
du  monde  à  se  passer  de  lui. 

J'ai  anticipé  sur  les  événements  pour  faire  connaître  tout  de 
suite  quelle  bonne  créature  c'était  que  notre  compagnon  de 
voyage. 

Jadin  et  lui  couchèrent  dans  la  même  chambre,  et  comme 
nous  n'étions  séparés  que  par  une  cloison,  j'entendis  pendant 
une  partie  de  la  nuit  Jadin  qui  lui  donnait  des  conseils  sur  la 
manière  de  se  conduire  dans  le  monde. 

Je  fus  réveillé  à  six  heures  du  malin  par  des  chants  d'église. 
£n  même  temps ,  Jadin  ouvrit  ma  porte  en  rae  criant  de  regarder 


REVUE  DE  l'ARIS.  45 

pa;-  ma  leiitilre.  Un  convoi  passai!,  escorlô  par  une  viitgtaitie  de 
pénitenis  ,  couverts  de  longues  robes  bleues,  doiil  le  capuchon 
leur  couvrait  le  visage.  Ces  pénitents  chantaient  à  tue-tête. 
C'était  la  première  fois  que  nous  voyions  un  spectacle  de  ce 
genre;  aussi,  Jadin  et  moi,  sautàmes-nous  sur  nos  habits;  en 
un  tour  de  main,  nous  fûmes  velus  ,  nous  descendîmes  l'esca- 
lier quatre  à  quatre,  et  nous  nous  mîmes  à  la  suite  du  convoi. 
Onésime  ,  qui  élait  resté  derrière  ,  par  ordre  de  Jadin ,  pour  de- 
mander des  explications  à  noire  hôte  ,  nous  apprit ,  en  nous 
rejoignant,  que  le  mort  était  un  jeune  manœuvre  en  maçon- 
nerie ([ui  avait  été  écrasé  par  accident  la  veille,  et  que  la  con-" 
frérie  qui  l'accompagnait  appartenait  à  l'église  du  Saint-Esprit 
et  Sainte-Claire,  la  même  où  avaient  été  renfermés,  en  1815, 
les  vingt  Français  de  Casablanca.  Cela  nous  rappela  ce  bon  ca- 
pitaine Langlet. 

Cependant  la  confrérie  se  rendait  au  pas  de  course,  et  tout  en 
chantant,  au  cimetière.  Voulant  voir  comment  la  cérémonie  se 
terminerait ,  nous  y  entrâmes  avec  elle. 

Tout  le  long  de  la  route ,  j'avais  marché  près  d'un  pénitent 
que  mon  voisinage,  à  mon  grand  étonnemenl,  avait  paru  fort 
inquiéter.  Dix  fois  il  s'était  retourné  rapidement  de  mon  côté 
sans  interrompre  son  chant ,  m'avait  jeté  un  regard  inquiet ,  et 
il  chaque  fois  avait  tiré  sa  cagoule  de  plus  en  plus  sur  ses  yeux, 
si  bien  qu'à  la  fin  à  peine  y  voyait-il  pour  se  conduire.  Quant 
à  son  office ,  quoiqu'il  tînt  son  livre  ouvert  pour  la  forme  ,  il 
n"y  jetait  pas  même  les  yeux,  il  le  savait  par  cœur.  Eu  en- 
trant dans  le  cimetière,  il  s'écarta  le  plus  qu'il  put  de  moi  • 
mais  il  s'en  alla  heurter  Jadin;  à  qui  je  fis  signe  de  ne  point 
le  perdre  de  vue.  Il  commençait  à  me  venir  un  singulier 
soupçon. 

On  déposa  près  de  la  fosse  le  cercueil  que  quatre  ouvriers 
maçons  portaient  découvert  sur  leurs  épaules;  après  que  chacun 
à  son  tour  eut  jeté  de  l'eau  bénite  sur  le  cadavre,  on  cloua  le 
couvercle ,  comme  je  l'avais  déjà  vu  faire  au  cimetière  des 
Baux ,  et  l'on  descendit  la  bière  dans  la  tombe. 

En  ce  moment  les  pénitents  entonnèrent  le  Libéra. 

J'allai  près  de  Jadin,  qui  était  près  du  pénitent  sur  lequel  ma 
présence  avait  paru  produire  une  si  étrange  impression;  il  chan- 
tait à  tue- tète. 


46  REVUE  DE  PARIS. 

—  Esl-ce  que  vous  ne  connaissez  pas  celle  voix-là?  demandai- 
je  à  Jadin. 

—  Attendez  donc,  me  dil-il  en  rappelant  ses  souvenirs,  il 
me  semble  que  si. 

—  Venez  par  ici,  maintenant.  —  Je  le  conduisis  en  face  du 
chanteur. 

—  Est-ce  que  vous  ne  connaissez  pas  cette  bouche-là?  lui 
demandai-je. 

—  Attendez  donc,  attendez  donc;  oh,  pas  possible! 

—  Mon  cher,  ou  il  y  en  a  deux  pareilles ,  ce  qui  n'est  pas  pro- 
bable, ou  c'esl  celle... 

—  Du  capitaine  Langlet ,  n'est-ce  pas? 

—  C'est  vous  qui  l'avez  dit. 

Le  pénitent,  qui  voyait  que  nous  le  regardions,  se  démanti- 
bulait le  visage,  et  faisait  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  se  défigurer. 

—  Ah,  le  vieux  singe!  dit  Jadin. 

—  Chut  !  fis-je  en  l'entraînant. 

—  Non  pas ,  non  pas ,  reprit  Jadin  ,  je  veux  lui  demander  des 
nouvelles  de  M.  de  Voltaire. 

—  Attendons-le  dehors ,  et  là  vous  lui  demanderez  tout  ce 
que  vous  voudrez. 

—  Vous  avez  raison. 

Nous  sortîmes  et  nous  attendîmes  à  la  porte.  Notre  pénitent 
sortit  un  des  derniers  ,  la  cagoule  plus  rabattue  que  jamais. 

—  Eh  !  bonjour,  capitaine  ,  lui  dit  Jadin  en  lui  frappant  sur 
le  ventre. 

Le  capitaine,  se  voyant  reconnu  ,  fit  contre  fortune  bon  cœur, 
et ,  relevant  sa  cagoule,  il  nous  découvrit  une  figure  qui  n'avait 
rien  de  l'austérité  monacale. 

—  Eh  bien  ,  oui,  c'est  moi ,  me  dit-il  avec  son  triple  accent 
provençal  :  que  voulez-vous  ,  il  faut  bien  hurler  avec  les  loups; 
ils  connaissent  ici  mes  opinions  napoléoniennes  et  ma  véné- 
ration pour  ce  grand  M.  de  Voltaire;  je  n'ai  pas  envie  de  me  faire 
mettre  en  cannelle  comme  ce  bon  maréchal  Brune.  D'ailleurs  , 
qu'est-ce  que  cela  me  fait,  à  moi,  l'enveloppe?  Le  cœur,  il  est 
toujours  dessous  ,  n'est-ce  pas?  Eh  bien!  je  vous  le  répète,  le 
cœur,  il  est  napoléonien  dans  l'àme.  Quant  à  ce  livre  de  messe, 
est-ce  que  vous  croyez  que  je  sais  ce  qu'il  y  a  dedans?  Je  ne  con- 
nais pas  le  latin  ,  moi. 


REVUE  DK  1»A1WS.  47 

—  Mais  ,  capitaine,  lui  léponclis-je  ,  voiis  vous  lîéfcndcz  là 
(le  choses  fort  honorables  ,  ce  me  semble. 

—  Non  ,  c'est  que  vous  pourriez  penser  que  je  crois  à  toutes 
ces  bêtises  ,  à  toutes  ces  uiomeries,  qui  sont  bonnes  pour  les 
femmes  et  pour  les  enfants. 

—  Soyez  tranquille,  capitaine,  dit  Jadin,  nous  pensons  que 
vous  êtes  un  farceur  ,  voilà  loul. 

—  Eh  ,  allons  donc!..-  Eh  bien  ,  oui ,  je  suis  un  farceur,  un 
bon  diable,  un  bon  vivant.  Avez-vous  déjeuné? 

—  Non,  capitaine. 

—  Voulez-vous  venir  déjeuner  avec  moi  ? 

—  Merci,  capitaine,  nous  n'avons  pas  le  temps. 

—  Et  vous  avez  tort.  Je  vous  aurais  conté  de  bonnes  his- 
toires de  calolin  et  chanté  des  chansons  bien  hardies  sur  l'em- 
pereur. 

—  Nous  sommes  on  ne  peut  plus  reconnaissants,  capitaine  j 
mais  il  faut  que  nous  soyons  aujourd'hui  de  bonne  heure  à 
Nice. 

—  Vous  ne  le  voulez  donc  pas? 

—  Impossible. 

—  Eh  bien ,  alors ,  bon  voyage ,  dit  le  capitaine  en  nous  ten- 
dant la  main. 

Nous  vîmes  bien  que  nous  le  tirerions  d'embarras  en  le  laissant 
aller  de  son  côté  et  en  allant  du  nôtre.  En  conséquence  ,  nous 
ne  voulûmes  pas  le  tourmenter  plus  longtemps  ,  et  nous  lui 
donnâmes  la  main  chacun  à  notre  tour ,  eu  lui  souhaitant 
toutes  sortes  de  prospérités. 

Nous  rentrâmes  à  l'auberge,  où  nous  trouvâmes  notre  déjeuner 
qui  nous  attendait.  Nous  ordonnâmes  d'atteler,  afin  de  pou- 
voir partir  en  nous  levant  de  table. 

—  Mais,  nous  dit  notre  hôte  d'un  air  assez  embarrassé,  ces 
messieurs  vont  à  Nice ,  je  crois  ? 

—  Sans  doute  ;  pourquoi  cela? 

—  C'est  qu'il  faudrait  alors  que  les  passe-ports  de  ces  mes- 
sieurs fussent  signés  par  le  consul  de  Sa  Majesté  Charles- 
Albert. 

—  Mais  ils  sont  visés  par  l'ambassade  de  Paris,  dit  Jadin. 

—  N'importe ,  dit  l'hôte  ;  ces  messieurs  ne  pourraient  pas 
entrer  en  Sardaigne  s'il  n'y  avait  pas  un  visa  daté  d'Antibes. 


48  REVUE  DE  PARIS. 

—  Donnez  donc  votre  passe-port,  tlls-je  à  .Tadin,  il  faut  bien 
que  tout  le  inonde  vive ,  même  les  rois. 

Nous  grossîmes  chacun  de  trente  sous  la  liste  civile  du  roi 
Charles-Albert,  après  quoi  nous  fûmes  libres  d'entrer  sur  son 
territoire.  Nous  profitâmes  de  celte  liberté  pour  monter  en 
voilure.  Deux  heures  après  ,  nous  étions  sur  les  bords  du  Var. 
La  tète  du  pont  était  gardée  par  la  douane.  Comme  nous  sortions 
de  France ,  nous  n'avions  rien  à  faire  avec  elle.  Nous  passâmes 
donc  fièrement.  Derrière  la  douane  étaient  deux  factionnaires 
avec  lesquels  nous  n'eûmes  encore  rien  à  démêler.  Derrière  les 
deux  factionnaires  était  un  commissaire  de  police.  Avec  celui-ci, 
ce  fut  autre  chose.  Après  avoir  bien  comparé  mon  signalement 
à  mon  visage  et  enavoir  fait  autant  pour  Jadin  et  Onésime,  il  lui 
vint  dans  l'idée  que  l'une  des  deux  dames  qui  étaient  dans  notre 
voiture  était  sans  doute  la  duchesse  de  Berry.  En  conséquence, 
il  lui  chercha  une  querelle  sur  son  âge,  prétendant  qu'elle  ne 
paraissait  pas  les  vingt-six  ans  qui  étaient  portés  sur  son  passe- 
port. La  chose  étaiton  ne  peutplusflatteusepourla  dame, mais 
comme  elle  était  fort  ennuyeuse  pour  nous,  je  voulus  faire  quel- 
ques observations  au  commissaire.  Le  commissaire  me  dit  qu'il 
.savait  ce  qu'il  avait  à  faire,  et  que,  si  je  ne  me  taisais  pas,  il 
allait  me  faire  prendre  par  deux  gendarmes  et  me  faire  recon- 
duire à  Antibes.  Je  lui  fis  alors  observer  que  mon  passe-port 
était  parfaitement  en  règle. 

—  Et  qu'est-ce  que  cela  me  fait,  me  dit  le  commissaire,  que 
votre  passe-port  soit  en  règle  ou  non?  Je  ne  m'en  moque  pas 
mal ,  de  votre  passe-port.  Et  il  rentra  dans  sa  baraque. 

Je  vis  que  le  commissaire  était  un  insolent  ou  un  imbécile, 
deux  espèces  qu'il  faut  ménager  quand  elles  ont  le  pouvoir  en 
main.  En  conséquence,  je  me  tus,  me  contentant  de  souhaiter 
tout  bas  qu'on  donnât  de  l'avancement  à  M.  le  commissaire.  Au 
bout  d'une  demi-heure  d'attente  ,  M.  le  commissaire  sortit  de  sa 
baraque,  et  nous  annonça  avec  une  morgue  pleine  de  bien- 
veillance qu'il  ne  s'opposait  pas  à  ce  que  nous  continuassions 
notre  chemin.  En  conséquence  nous  nous  engageâmes  sur  le 
pont.  A  moitié  chemin  du  pont  se  trouve  un  poteau.  Sur  ce  po- 
teau d'un  côté  est  écrit  le  mot  France,  de  l'autre  est  peinte  une 
croix ,  qui  veut  dire  Sardaigne. 

Nous  nous  retonrnAmes  pour  saluer  d'un  dernier  adieu  le 


REVUE  DE  PARIS.  49 

pays  natal;  puis ,  avec  cette  émotion  que  j'ai  éprouvée  toutes  les 
fois  que  j'ai  quitté  la  patrie,  je  fis  un  pas.  Ce  pas  avait  sufîi 
pour  franchir  la  limite  qui  sépare  les  deux  royaumes.  Nous 
foulions  la  terre  italique,  nous  étions  dans  les  États  de  Sa  Ma- 
jesté le  roi  Charles-Albert. 

Alex.  Dumas. 


ÉTUDES  HISTORIQUES. 


GUT-EDSR  DE  FONTBNBLLB. 


Nous  avions  parcouru  la  Domnonée  en  tout  sens,  revu  ses 
pierres  druidiques  dans  les  blés,  visité  ses  chapelles  délaissées, 
retrouvé  ses  vieux  châteaux  en  ruine,  et  chacune  de  ces  péré- 
ijrinalioiis  nous  avait  révélé  quelques  richesses  ignorées.  Aussi 
rembarras  n'était-il  point  dans  la  recherche,  mais  dans  le 
choix;  le  drame  et  l'instruction  s'offraient  là,  comme  ces  tré- 
sors des  Mille  et  une  Nuits  qu'aucune  avidité  humaine  ne  peut 
épuiser.  Mœurs,  chants,  légendes,  tout  était  à  voir  ou  à  en- 
tendre ;  mais,  au  milieu  des  raille  traditions  confuses  conservées 
par  ces  conteurs  aux  longs  cheveux  et  à  la  voix  cadencée,  un 
nom  revenait  sans  cesse,  un  nom  inconnu  dans  la  grande  his- 
toire, et  que  trois  siècles  pourtant  n'avaient  pu  effacer  :  celui 
de  Fontenelle  !  Nous  montrait-on  les  débris  d'une  tourelle  cachés 
sous  les  ronces,  une  île  où  le  feu  du  ciel  semblait  avoir  passé, 
une  église  ravagée,  dernier  reste  d'une  ville  disparue  :  le  même 
nom  était  toujours  répété  j  il  semblait  expliquer  tous  les  maux, 
comme  celui  du  démon. 

Un  jour  que  je  descendais  le  long  d'une  de  ces  étroites  val- 
lées qui  semblent  des  ruisseaux  de  verdure  coulant  entre  les 
fentes  granitiques  de  l'Arbès,  je  m'arrêtai  pour  écouter  la  voix 


UEVUE  DE  PARIS.  51 

d'un  émoudeur  de  chênes  ;  il  chantait  un  yuerz  sur  l'air  du 
Cloârec  de  Laoudour,  et  je  recueillis  ces  vers,  en  vieux  dia- 
lecte de  la  montagne  : 

«  Alors  il  dit  à  ses  soldats  cruels  :  Tous  les  biens  du  bas  pays  se- 
ront sembables  au  grain  que  l'on  étend  pour  le  vanner  5  vous  prendrez 
le  buliin  (1)  par  les  quatre  coins  ,  et  vous  emporterez  le  tout  ;  vous 
saignerez  la  liretagne  à  la  gorge,  comme  un  verrat  de  Noèl  ,  et  vous 
en  aurez  le  lard. 

»  Les  soldats  répondirent  par  un  rire  qui  fut  entendu  de  Lantre- 
guer  à  Kerné  j  un  rire  si  triste,  que  les  femmes  près  d'être  mères  sen- 
tirent leur  fruit  tressaillir,  et  que  les  hommes  légers  pensèrent  à 
Dieu .' 

«  Et  maintenant,  pauvres  gens,  fuyez  ;  voici  les  hommes  de  guerre 
qui  viennent  prendre  ce  qui  était  à  vous  ;  allez  mourir  au  fond  des 
bois,  comme  des  oiseaux  blessés;  ou  plutôt ,  tendez  le  cou  aux  tueurs, 
car  maintenant  les  morts  sont  heureux  1  » 


J'étais  arrivé  au  pied  du  chêne. 

—  Quel  est  ce  guerz,  kerneioote?  criai-je  à  l'émondeur. 

—  Le  guerz  de  Fontenelle,  maître,  répondit-il. 

Ainsi,  quand  le  nom  de  Duguesclin,  le  bon  capitaine,  était 
oublié  dans  le  pays  qui  l'avait  vu  naître,  celui  d'un  scélérat  y 
était  encore  vivant  et  célèbre.  De  tant  de  chants  consacrés  par 
les  bardes  aux  héros  bretons,  il  ne  restait  plus  que  le  chant  ipii 
rappelait  une  gloire  infâme.  Qu'était-ce  donc  enfin  que  ce  Fon- 
tenelle? bien  d'autres  avaient  pillé  et  égorgé  comme  lui,  dont  les 
noms  étaient  perdus  à  jamais,  et,  pour  avoir  laissé  un  tel  sou- 
venir, ce  ne  pouvait  être  un  brigand  vulgaire.  Sa  vie  ne  devait 
point  révéler  seulement  un  homme,  mais  une  époque,  car  les 
grands  coupables  ne  peuvent  s'illustrer  qu'à  la  condition  de  re- 
présenter leur  temps  sous  une  certaine  face  j  le  mal  a  son  à- 
propos  comme  le  bien,  et,  pour  réussir,  il  faut  que  les  crimes 
répondent  à  certains  instincts  du  moment. 

Telle  fut  en  effet  la  cause  des  incroyables  succès  de  Fonte- 

(1)  Le  ballin  est  une  couverture  d'une  espèce  particulière  fabri- 
quée en  Bretagne  ,  et  dont  les  petits  métayers  se  servent  pour  vanner 
le  blé. 


52  REVUE  DE  PARIS, 

nelle  et  de  sa  sanglante  renommée  ;  nnl  ne  posséda  à  un  aussi 
haut  degré  les  mauvaises  passions  de  son  siècle,  et  c'est  sous 
cet  aspect  que  sa  biographie  nous  a  paru  fournir  de  curieux 
enseignements.  Nous  l'avons  recueillie  dans  les  actes  du  temps, 
dans  quelques  chants  populaires,  et  surtout  dans  les  mémoiri^s 
locaux.  Il  nous  a  semblé  que  cet  épisode  de  la  Ligue  devait  en 
compléter  la  physionomie  sous  plus  d'un  rapport,  et  qu'il  y 
avait  là  des  détails  dont  l'histoire  pourrait  profiter. 

Pour  faire  comprendre  ce  que  fut  cet  homme,  il  est  bon  de 
rappeler  quelle  était  la  situation  du  vieux  duché  à  la  fin  du 
xvi*^  siècle. 

Dépouillée  de  sa  nationalité  sans  en  avoir  accepté  une  nou- 
velle, la  Bretagne  se  trouvait,  depuis  quelque  temps,  privée  d'in- 
térêt général,  et  par  conséquent  livrée  à  l'ambition  de  chacun. 
En  perdant  leur  patrie,  les  Bretons  avaient  perdu  le  sentiment 
distinct  du  devoir.  Ce  n'étaient  plus  désormais  que  des  enfants 
sans  mère,  une  nation  de  soldats  de  fortune,  prêts  à  combattre 
pour  toutes  les  causes  et  sous  tous  les  drapeaux.  On  comprend 
quelle  incertitude  un  tel  état  de  choses  dut  jeter  dans  les  con- 
sciences. Tant  qu'une  obligation  commune  avait  existé,  une 
certaine  union  s'était  maintenue,  il  y  avait  eu  une  religion  po- 
litique, un  honneur  5  mais,  une  fois  ce  lien  brisé,  tout  tomba 
dans  le  chaos. 

La  noblesse,  toujours  besoigneuse,  s'était  d'ailleurs  encore 
appauvrie  dans  les  dernières  dissensions;  lorsqu'elle  se  trouva 
en  présence  des  gentilshommes  de  France  et  d'Angleterre,  dont 
le  luxe  était  prodigieux,  elle  eut  honte  de  son  indigence,  et 
n'aspira  plus  qu'à  en  sortir.  Les  bourgeois,  de  leur  côté,  avaient 
amassé  de  grandes  richesses  ;  ils  s'étaient  peu  à  peu  glissés  dans 
les  fonctions  civiles  et  dans  les  magistratures  inférieures;  il  ne 
s'agissait  déjà  plus  pour  eux  de  se  maintenir,  mais  de  se  pous- 
ser en  avant.  Or,  dans  l'état  de  trouble  où  se  trouvait  le  pays, 
leur  fortune  et  leur  habileté  pouvaient  les  conduire  à  tout.  Aussi 
s'élancèrent-ils  dans  les  intrigues  de  partis  avec  une  ardeur 
dont  on  n'avait  point  encore  eu  d'exemple.  Quant  à  la  paysan- 
taille,  comme  disent  les  auteurs  du  temps,  elle  était  tourmentée 
de  cet  éternel  malaise  du  servage,  et  ne  demandait  qu'un  pré- 
texte pour  se  ruer  au  combat. 

Tels  étaient  les  éléments  d'agitation  lorsque  la  Ligue  fut  pro- 


REVUE  DE  PARIS.  55 

olamt^e.  La  Bretagne  se  déclara  d'une  seule  voix  pour  l'union 
calliolique;  mais  bientôt  la  mort  de  Henri  III  livra  la  couronne 
de  France  au  Béarnais.  L'occasion  élait  trop  belle  pour  qu'on 
la  laissât  échapper  ;  toutes  les  ambitions  se  dressèrent  et  prirent 
les  armes,  les  unes  en  faveur  des  huguenots,  les  autres,  en  plus 
grand  nombre,  pour  la  Ligue.  Le  duc  de  Mercœur,  gouverneur 
du  duché  (sur  lequel  il  avait  des  droits  du  chef  de  sa  femme), 
se  mit  à  la  lête  des  ligueurs,  et  la  guerre  commença  partout. 

Mais,  pendant  que  ces  grands  événements  avaient  lieu,  voyons 
ce  qui  se  passait  dans  une  paisible  famille  qui  vivait  retirée  en 
un  coin  du  duché.  Bien  qu'aucun  lien  de  parenté  ne  la  ratta- 
chât au  héros  du  combat  des  trente,  cette  famille  portait  le  nom 
de  Beaumanoir  :  elle  habitait  dans  la  Trêve  de  Leslay,  près  du 
vieux  bourg  Quintin,  un  château  entouré  de  forêts,  et  bâti  entre 
quatre  étangs,  de  l'un  desquels  sort  la  rivière  des  Larmes  (le 
LefF).  Des  deux  tils  destinés  à  soutenir  son  nom  de  Beaumanoir- 
Eder,  l'aîné  passait  dans  tout  le  pays  pour  un  gentilhomme 
accompli,  également  ami  des  hommes  et  de  Dieu  ;  mais,  en  re- 
vanche, Satan  lui-même  eût  pris  du  plus  jeune  des  leçons  de 
péché.  On  l'appelait  Guy,  ou  plus  familièrement  Guyon.  A  douze 
ans,  il  s'embusquait  dans  les  genêts  pour  surprendre  les  jeunes 
filles  qui  revenaient  seules  des  Fileries;  et,  avant  sa  première 
communion,  il  avait  déjà  tué  un  homme  (1).  On  ne  parla  bien- 
tôt, dans  toute  la  Trêve,  (\ntAujuvegneur  de  la  maison  de 
Beaumanoir-Eder,  et  les  plus  hardis  déclarèrent  qu'il  fallait 
appuyer  le  talon  sur  cette  couleuvre,  avant  qu'elle  fût  devenue 
serpent.  Sa  famille,  craignant  pour  lui  quelque  fâcheuse  ren- 
contre, résolut  de  lui  faire  quitter  le  pays,  et  de  soumettre,  s'il 
se  pouvait,  cette  farouche  nature  à  l'austère  discipline  d'un  col- 
lège. 

La  famille  de  Beaumanoir-Eder  connaissait  à  Rennes  d'Ar- 
gentré,  cet  homme  de  loi  si  riche  en  charmants  caprices  et  si 
stérile  en  conclusions,  dont  Mornac  a  dit  u  qu'il  ressemblait  au 
cyprès  toujours  vert,  mais  ne  portant  jamais  de  fruit.  »  Elle 
songea  d'abord  à  envoyer  le  jeune  louveteau  qu'elle  ne  pouvait 
plus  garder,  au  candide  avocat  qui  l'eût  reçu  comme  les  Troyens 
le  cheval  de  bois,  sans  soupçonner  le  danger  du  présent.  Heu- 

(\)  <î?(e>'3  (le  Fontenelle. 


54  REVUE  DE  PARIS. 

reusemenl  qu'après  réflexion,' Rennes  parut  trop  près  de  la  Cor- 
nouaille,-  on  comprit  qu'il  fallait  dépayser  davantage  l'écolier, 
cl  il  fut  envoyé  à  Paris,  au  collège  de  Boncourt. 

Cependant  ni  la  règle  établie,  ni  l'enseignement  du  maître, 
ni  les  conseils  pieux,  ne  purent  changer  Guy-Eder  ;  toutes  les 
méchantes  passions  bouillonnaient  déjà  dans  ce  cœur.  Puis,  le 
bruit  de  la  guerre  de  partisans  qui  désolait  alors  la  France  arri- 
vait jusqu'à  lui  j  il  n'enlendait  conter  qu'expéditions  de  routiers, 
surprises  de  châteaux, pillages  de  villes;  la  guerre  avait  quitté 
les  champs  de  bataille  pour  les  grands  chemins,  on  ne  la  faisait 
plus  que  là  et  par  trahison  ou  stratagème.  Or,  Guy-Eder  était 
précisément  né  pour  de  pareils  exploits;  comme  l'oiseau  de 
proie,  il  se  sentait  appelé  à  une  mission  au  milieu  de  ce  grand 
ravage;  il  y  voyait  sa  place,  il  était  un  des  hommes  du  siècle, 
comme  on  eîll  dit  plus  tard  et  à  une  époque  de  destruction  pa- 
reille. Aussi  ne  put-il  résister  longtemps  à  sa  vocation;  lais- 
sant là  ses  maîtres  expliquer  Arislote  et  chercher  l'annonce  du 
Messie  dans  les  églogues  de  Virgile,  il  alla  trouver  un  juif  au- 
quel il  vendit  sa  robe  de  chambre  et  ses  livres  pour  une  épée  et 
un  poignard  ;  puis  il  prit  la  roule  d'Orléans,  où  se  trouvait  alors 
M.  le  duc  de  Mayenne  avec  l'armée  catholique. 

11  était  déjà  arrivé  près  d'Étampes,  et  il  cheminait  joyeuse- 
ment le  long  des  haies ,  rêvant  de  tous  les  proiits  des  victorieux, 
or,  joyaux,  riches  vêtemenls ,  bons  repas,  bons  gîtes  ei  le 
reste,  lorsque  tout  à  coup  plusieurs  hommes  l'assaillirent. 
C'étaient  des  maraudeurs  de  la  garnison  d'Étampes  qui  lui  tirè- 
rent jusqu'à  ses  chausses ,  et  le  laissèrent  meurtri  de  coups  dans 
une  douve  ,  emportant  sa  dague,  son  épée,  et,  avec  elles,  tou- 
tes ses  belles  espérances  ! 

Il  fallut  donc  regagner  piteusement  le  collège,  et  écouler 
avec  patience  la  mercuriale  par  laquelle  le  régent  lui  fit  payer 
un  autre  habit.  Mais  à  peine  eut-il  trouvé  de  nouvelles  plumes, 
que  le  jeune  faucon  reprit  sa  volée;  cette  fois,  il  atleignil  sans 
accident  la  Bretagne,  où  tout  était  en  feu. 

Guy-Eder,  qui  n'avait  alors  que  seize  ans,  était  pressé  de 
mettre  en  pratique  ses  mauvaises  pensées ,  et  de  nager  en  plein 
dans  le  mal  dont  il  n'avait  encore  eu ,  pour  ainsi  dire  ,  que  la 
vue  et  l'odeur.  Les  âmes  depuis  longtemps  plongées  dans  la 
corruiitioii  soiit  |)rises  parfois  d'une  sorte  de  dégoût  qui  les 


REVUE  DE  PARIS.  55 

rend  nonchalantes  au  vice  ;  mais  la  jeunesse  y  apporte  son  im- 
patience curieuse,  elle  en  essaye  toutes  les  formes,  en  épuise 
toutes  les  amères  saveurs;  poussée  par  son  aspiration  vers  l'iti- 
fini ,  elle  se  précipite  par  celte  route  comme  par  celle  du  bien  , 
vers  l'extraordinaire  et  l'impossible. 

Guy  commença  par  se  livrer  à  tous  les  désordres  que  pouvait 
autoriser  la  licence  du  temps  ;  mais  il  eut  bientôt  épuisé  ces 
vices  permis ,  et  l'ambition  vint  le  prendre  sur  son  fumier  (1). 
Il  réunit  quelques  valets  de  son  frère,  y  joignit  tout  ce  qu'il 
put  trouver  de  gens  de  sac  et  de  corde  ,  les  arma  de  son  mieux, 
et  se  mit  à  faire  des  courses  dans  le  pays.  Ce  fut  alors  qu'il 
prit  le  nom  de  Fontenelle,  d'un  domaine  faisant  partie  de  sou 
patrimoine.  Il  pilla  l'une  après  l'autre  les  bourgades  de  l'évêché 
de  Tréguier,  et  grossit  sa  troupe  d'aventuriers  de  toute  espèce, 
tenant,  en  apparence,  pour  la  Ligue  et  le  duc  de  Mercœur,  mais, 
de  fait ,  prenant  à  tous  les  partis,  et  plumant  l'oie  où  elle  était 
grasse  (2). 

Cependant  il  manquait  d'un  lieu  de  refuge  où  son  butin  put 
être  déposé.  Un  sieur  La  Cointerie,  qui  de  garçon  pâtissier 
était  devenu  gouverneur  de  Guingarap ,  avait  livré  depuis  peu 
cette  ville  aux  royaux,  moyennant  deux  mille  écus.  Fontenelle 
essaya  plusieurs  fois  de  s'en  emparer  ;  mais  le  sire  de  Kergo- 
mar  était  un  vieux  chef  de  bandes  ,  tout  cousu  de  cicatrices  , 
et  dont  la  prudence  ne  se  trouvait  jamais  en  défaut.  Il  déjoua 
toujours  les  tentatives  de  Guy-Eder ,  qui  se  rabattit  alors  sur 
le  château  de  Coëtfrec  ,  qu'il  fortifia  de  son  mieux,  et  d'où  il 
étendit  ses  ravages  sur  toute  la  contrée.  Il  prit  successivement 
Paimpol  et  Lannion  ;  puis ,  descendant  vers  le  Léonnais ,  il  pilla 
Landernau  ,  où  il  ne  laissa  ,  dit  Moreau  ,  que  ce  qui  était  trop 
lourd  ou  trop  chaud  pour  être  emporté. 

Ce  fut  dans  cette  expédition  qu'un  de  ses  détachements , 
commandé  par  Jean  de  Rosmar ,  rencontra  un  enfant  d'environ 
douze  ans,  qui  se  rendait  de  Plouguerneau  à  Sainl-Pol,  suivi 
d'un  domestique.  Jean,  l'ayant  interrogé,  apprit  qu'il  était  fils 
d'un  des  quatre  notaires  publics  du  Léonnais,  et  que  l'on  pou- 


(1)  Le  chanoine  Moreau,  Histoire  de  la  Ligue  en  Bretagne. 

(2)  Ibid. 


56  REVUE  DE  PARIS. 

vait ,  en  le  ret(înant,  espérer  une  rançon.  En  conséqneiice  il 
confia  l'enfant  à  un  de  ses  chevau-légers  el  continua  sa  route 
vers  Lesneven. 

Le  but  de  l'expédition  n'était  point  seulement  de  voir  com- 
ment celte  ville  était  gardée  ,  mais  aussi  de  surprendre,  s'il  se 
pouvait ,  le  Folgoët ,  qui  était  un  de  ses  faubourgs. 

La  grande  dévotion  des  Bretons  pour  la  chapelle  de  cette 
bourgade  l'avait  en  effet  enrichie  plus  qu'on  ne  peut  croire.  La 
sainteté  du  lieu  datait  déjà  d'environ  deux  siècles.  Un  pauvre 
enfant  de  Lesneven ,  appelé  Jean  Salaini ,  s'était  fait  remarquer 
aux  écoles  où  l'avaient  envoyé  ses  parents  par  cet  idiotisme 
inofFensif  et  tendre  pour  lequel  les  Armoricains  ont  toujours 
montré  une  sorte  de  vénération.  De  toutes  les  leçons  de  ses 
maîtres,  il  n'avait  pu  retenir  qu'une  seule  chose  ,  le  nom  de 
Marie,  qu'il  répétait  sans  cesse  d'une  voix  chantante  et  ravie. 
Ayant  perdu  ses  parents ,  il  se  retira  dans  un  bois  voisin  de  la 
ville  ,  au  bord  d'une  fontaine ,  où  ,  comme  un  passereau  soli- 
taire, il  solfiait  à  sa  mode  les  louanges  de  la  Vierge  adora- 
ble à  laquelle  il  avait  consacré  son  cœur  (1).  Il  était  toujours 
nu-pieds,  misérablement  vêtu,  n'ayant  pour  lit  que  la  terre 
nue,  pour  chevet  qu'une  pierre,  pour  toit  qu'un  vieux  chêne 
auquel  il  se  suspendait  quelquefois  des  deux  mains ,  se  berçant 
et  voltigeant  en  l'air  en  chantant  :  O  Maria  !  Au  plus  fort  de 
l'hiver,  on  le  voyait  se  plonger  dans  la  fontaine,  comme  un 
beau  cygne  dans  un  étang ,  et  il  répétait  à  haute  voix  quel- 
que chant  en  l'honneur  de  Marie.  Ses  voisins  l'appelaient  Fol- 
got't ,  ou  le  fou  du  bois.  Lorsqu'il  mourut,  un  beau  lis  sortit 
de  sa  tombe ,  portant  écrit  sur  ses  feuilles ,  en  lettres  d'or  :  Ave 
Maria.  Ce  miracle  fit  grand  bruit ,  et,  pour  en  perpétuer  la 
mémoire  ,  Jean  de  Montfort  posa  la  première  pierre  de  cette 
chapelle  de  Notre-Dame  du  Folgoet ,  l'une  des  merveilles  de 
l'art  gothique  ,  qui  fut  achevée  cinquante  ans  plus  tard. 

Celait  là  que  se  rendait  la  troupe  de  Jean  de  Rosmar.  Elle 
s'arrêta  à  Poudaniel  pour  se  rafraîchir,  et  le  fils  du  notaire, 
que  l'on  voulait  bien  traiter,  fut  invité  à  prendre  part  au  re- 
pas. Il  comprit  bientôt,  par  la  conversation  des  soldats,  qu'il 


(1)  Le  révérend  pèi-e  Cyrille, 


REVUE  DE  PARIS.  .57 

ne  s'a{;issait  i);is  sciileini'iit  de.  piller  le  bourg  de  Foljol-l,  mai.s 
aussi  réglise ,  riche  en  étoffes,  OMietiieiUs  et  orfévi'erie  de 
tout  genre.  Il  en  léinoigna  hautement  sa  surprise  et  son  hor- 
reur. 

—  N'êtes-Tous  donc  point  catholique  ,  raessire  ?■  demanda- 
t-il  à  Jean  de  Rosinar. 

—  Je  couperais  la  gorge  à  qui  en  douterait,  répondit  l'é- 
cuyer,  déjà  à  moitié  ivre  ;  mais  nous  attendrons  la  nuit  pour 
faire  le  coup  ,  nul  ne  pourra  nous  reconnaître ,  et  tout  le  pays 
en  accusera  les  huguenots. 

—  Dieu  vous  aura  vus  et  saura  faire  éclater  la  vérité,  répon- 
dit Michel. 

—  Et  par  qui  ? 

—  Par  moi,  s'il  le  commande. 

Le  routier  releva  la  tête  en  tressaillant  : 

—  Toi  !  s'écria-t-il  ;  sur  mon  âme  ,  tu  as  bien  fait  de  me 
le  dire  ,  et  voici  de  quoi  t'empêcher  de  chanter ,  mon  jeune 
corbeau. 

II  avait  dégainé  son  poignard  ;  Michel  demeura  impassible. 

—  Quand  Dieu  le  veut,  les  morts  se  relèvent  et  parlent, 
dit-il. 

Rosmar  étonné  regarda  en  face  l'enfant;  une  confiance  se- 
reine rayonnait  sur  tous  ses  traits ,  et  ses  yeux  forcèrent  ceux 
du  ligueur  à  se  baisser. 

—  C'est  le  diable  ou  c'est  un  saint,  murmura  Rosmar  décon- 
certé. 

Alors  Michel  lui  représenta  l'énormité  du  sacrilège  qu'il  vou- 
lait commettre  ;  il  lui  rappela  qu'il  foulait  une  terre  toute  cou- 
verte de  miracles,  et  où  la  prière  avait  toujours  été  plus  puis- 
sante que  les  armes;  puis  ,  comme  le  capitaine  et  ses  soldats 
s'étonnaient  de  son  éloquence  ,  il  en  fit  hommage  à  Dieu  ,  en 
se  comparant  au  jeune  Budoc  ,  qui  trouva  la  parole  en  naissant 
pour  rassurer  sa  mère  innocente  et  confondre  ses  persécuteurs. 
11  parla  ainsi  longtemps  un  langage  si  élevé  et  d'une  voix  si 
douce,  que  ces  cœurs  de  pierre  semblèrent  se  fondre,  et  que 
Rosmar  reprit  le  soir  même  le  chemin  de  Landernau ,  après  l'a- 
voir renvoyé  à  son  père  sans  exiger  de  rançon. 

Or,  cet  enfant  miraculeux,  dont  la  parole  sauva  le  Folgoët 
d'une  ruine  certaine,  n'était  autre  que  ce  Michel  Nobletz ,  dont 
1  6 


58  r.KVllK  DE  PARIS. 

les  prédications  convertirent  jjIus  lard  au  christianisme  les  îles 
encore  idolâtres  de  la  Domnonée. 

De  retour  à  Coetfrec  avec  son  butin ,  Fontenelle  recommença 
ses  excursions  sur  les  évêcliés  de  Cornouailles,  de  Dol  et  de 
Tréguier;  mais  enfin  la  garnison  de  celte  dernière  ville  vint 
l'assiéger  dans  son  repaire,  dont  il  sortit  par  capitulation, 
avec  tous  les  siens ,  vies  et  bagnes  sauves ,  à  la  seule  condition 
qu'il  ne  reparaîtrait  plus  dans  le  pays  environnant.  Tel 
était  l'égoïsme  auquel  la  perle  de  toute  nationalité  avait  con- 
duit la  Bretagne;  chaque  canton,  songeant  seulement  à  re- 
pousser le  fléau  dont  il  souffrait ,  s'inquiétait  peu  de  le  rejeter 
sur  les  cantons  voisins. 

Obligé  d'abandonner  les  trêves  trégorroises,  Fontenelle  entra 
dans  la  Cornouaille.  Il  s'empara  de  Carhaix  ,  ([ui,  dans  celle 
guerre  de  la  Ligue,  eut  le  constant  privilège  de  se  laisser  sur- 
prendre tour  à  tour  par  tous  les  partis,  transforma  en  forte- 
resse l'église  de  Tromeur,  et  recommença  à  courir  la  poule 
dans  les  campagnes ,  selon  le  langage  militaire  du  temps. 

Cependant  ses  nombreuses  expéditmns  l'avaient  enrichi.  Ce 
n'était  plus  le  juvegneur  de  Beaumanoir-Eder ,  portant  l'épée  à 
poignée  de  fer  et  le  justaucorps  de  ratine.  Leduc  de  Mercœur 
ayant  appelé  devers  lui  ses  capitaines  pour  convenir  d'un  plan 
de  campagne,  Fontenelle  parlit  avec  un  équipage  de  prince. 
La  cour  se  tenait  alors  à  Vannes  ,  où  s'élaienl  réunis  les  étals  , 
et  tout  s'y  ressentait  de  la  mollesse  élégante  du  duc.  Alors  qu'il 
n'eût  dii  songer  qu'à  tenir  des  conseils  de  guerre,  il  perdait  le 
meilleur  de  son  temps  en  bals,  festins  et  causeries  de  femmes. 
Le  comte  de  Soissons  ,  qui  avait  été  fait  prisonnier  à  Châleau- 
Giron  ,  venait  de  s'échapper  dans  un  panier  ,  faisant  partie  du 
service  de  sa  table  ,  et  le  prince  de  Dombes,  s'avançait  à  la  tète 
des  royaux  renforcés  de  cinq  ou  six  mille  Anglais  ;  cependant 
Mercœur  n'en  tenait  compte  et  continuait  à  donner  des  fêtes. 
Fontenelle  y  parut,  dit  un  contemporain,  «  avec  un  manteau 
venant  jusqu'à  la  jarretière ,  fourré  d'hermine ,  garni  d'une  in- 
finité de  perles  et  autres  pierres  précieuses  ,  et  tel  enfin  qu'un 
Roi  n'en  eût  pu  avoir  un  semblable,  même  pour  son  sacre.  » 
Le  duc  en  fut  émerveillé ,  et  dit  au  routier  : 

—  Messire  de  Fontenelle,  combien  de  gens  ont-ils  aidé  à 
payer  (on  manteau? 


REVUE  DE  HARiS.  59 

Eder  se  conlenla  de  sourire  et  ne  répondit  rien. 

Malheureusement,  des  députés  arrivèrent  sur  ces  entrefaites 
de  la  ville  de  Châ(eauneuf-du~Faou,  en  Cornouailles,  pour  dé- 
noncer les  brigandages  commis  par  Guy-Eder  sur  les  paroisses 
associées  ù  l'union  catholique.  Les  états,  qui  donnaient  au  duc 
plus  d'un  million  de  livres  pour  l'entretien  de  ses  soldats,  se 
plaignirent  avec  quelque  vivacité;  celui-ci  craignit  des  niécon- 
tentemenls  qui  eussent  augmenté  ses  embarras,  et  lit  arrêter 
Fontenelle.  Mais  les  autres  gentilshommes  intercédèrent  pour 
lui,  objectant  la  malveillance  trop  connue  des  bourgeois  et  ma- 
nants contre  les  gens  de  guerre,  la  dureté  du  temps  et  la  né- 
cessité oîi  se  trouvait  tout  capitaine  de  laisser  brouter  son  bé- 
tail là  où  l'herbe  se  rencontrait.  Le  duc  hésitait  pourtant, 
lorsqu'on  vint  lui  annoncer  que  les  royaux  avaient  mis  le  siège 
devant  Craon,  qui  réclamait  un  prompt  secours.  Fontenelle  en 
fut  instruit. 

—  Que  monseigneur  tire  les  verrous  de  mon  cachot,  dit-il, 
e!  je  promets  de  marcher  à  sa  suite  avec  deux  mille  désespérés, 
qui  se  battront  comme  gens  que  personne  n'aime  et  de  qui  per- 
sonne n'est  aimé. 

La  fenlalion  était  trop  forte  pour  le  duc;  il  accepta  la  propo- 
sition, et  mil  en  liberté  Guy-Eder,  qui  réunit  ses  hommes  et 
marcha  vers  Craon.  A  leur  arrivée,  les  ligueurs  aperçurent  de 
loin  l'armée  royale  «pii  occupait  les  endroits  les  mieux  défendus 
et  qui  paraissait  disposée  à  bien  faire  ;  le  duc  demeura  un 
instant  incertain,  mais  Fontenelle,  ayant  otîert  de  commencer 
l'attaque,  fut  envoyé  en  avant-coureur;  il  se  précipila  vers  les 
premiers  postes  ennemis  à  bride  avalée,  et  disparut  aux 
yeux  des  ligueurs,  (jui  continuèrent  lenlement  leur  mouve- 
ment. 

Comme  ils  arrivaient  devant  le  camp,  ils  aperçurent  le  rou- 
tier qui  revenait  couvert  de  sang,  les  moustaches  brûlées,  et 
n'ayant  i)lus  d'entier  que  son  poignard. 

—  Eh  bien?  cria  le  duc. 

—  Par  les  mille  diables!  répondit  Eder  (c'était  sa  manière  de 
jurer),  ils  sont  là  plus  d'une  centaine  étendus  sur  le  dos,  et  les 
autres  ont  gagné  les  retranchements. 

Au  mêmi^  moment  le  capitaine  Talhoët-Kpredern,  qui  faisait 
partie  de  ravanl-garde.  cnvoyn  dire  <]ne  les  luyards  avaii-ni 


60  REVUE  DE  PARIS. 

jeté  la  terreur  au  camp  des  royaux,  et  que  l'instant  était  favo- 
rable pour  leur  chausser  de  près  les  éperons. 

—  En  avant  donc,  cria  Fonlenelle  en  prenant  l't^pée  d'un 
écuyer,  et  que  cliacun  de  nous  se  taille  un  beau  pourpoint  dans 
la  peau  de  ces  Anglais. 

—  Qu'il  soit  fait  comme  le  veut  ce  mauvais  garçon,  dit  le  duc 
en  riant,  et  allons  bravement  pour  Dieu  et  l'union. 

Les  roj'aux  ne  purent  soutenir  le  choc;  ils  commencèrent  par 
reculer,  puis  se  débandèrent  avec  grande  épouvante.  La  cava- 
lerie seule,  commandée  par  les  sieurs  du  Liscoët  et  de  la  Trem- 
blaye,  fit  retraite  en  bon  ordre,  se  retournant  chaque  fois  qu'on 
la  serrait  de  trop  près,  et  rendant  fidèlement  coup  pour  coup 
aux  victorieux.  Les  ligueurs  poursuivirent,  du  reste,  faiblement 
les  Bretons  et  les  Français,  que  le  duc  avait  ordonné  d'épargner, 
toute  leur  rage  tomba  sur  les  soldats  d'oulre-mer,  dont  ils  tuè- 
rent bien  deux  mille  «  d'une  haleine  et  sans  boire  ni  dormir.  » 

La  bataille  ainsi  gagnée,  Fonlenelle,  que  sa  bravoure  avait 
remis  en  grâce  près  du  duc,  retourna  avec  sa  troupe  en  Cor- 
nouaille,  connaissant  désormais  le  moyen  de  se  faire  pardonner 
sa  manière  de  vivre,  et  bien  décidé  à  n'en  point  changer.  Mais 
l'église  de  Saint-Tromeur  était  une  fortresse  trop  incommode 
et  trop  difficile  à  défendre;  il  y  laissa  un  détachement  et  cher- 
cha dans  le  pays  une  meilleure  place  pour  lui  et  son  butin.  Ses 
yeux  tombèrent  sur  le  château  du  Granec,  vaste,  riche,  bien 
fortifié,  et  dont  il  se  rendit  maître  par  ruse,  bien  que  le  seigneur 
de  Pralmaria,  auquel  il  appartenait,  fît,  comme  lui,  partie  de 
l'union.  Il  s'empara  également  peu  après  de  celui  deCorlay,  où 
il  mit  garnison,  enfermant  ainsi  le  pays  dans  une  sorte  de  trian- 
gle qui  lui  permit  de  continuer  ses  déprédations  avec  plus  de 
méthode. 

Ce  fut  pendant  une  fête  donnée  à  ce  dernier  château  que  la 
salle  du  bal  s'abîma  sous  les  pieds  des  danseurs;  Fontenelle  fut 
retiré  des  décombres,  une  jambe  brisée,  et  demeura  boiteux  : 
mais  cette  infirmité,  loin  de  diminuer  son  activité  malfaisante, 
sembla  lui  donner  je  ne  sais  quelle  haineuse  énergie;  il  devint, 
dit  un  chroniqueur,  «  ennemi  de  tous  ceux  qui  marchaient 
droit,  comme  lui  rappelant  ce  qu'il  avait  été,  et  plus  grand 
ennemi  de  ceux  qui  marchaient  de  travers ,  comme  lui  rappe- 
lant r(>  qu'il  élail.  « 


REVUE  DE  PARIS.  01 

Enfin  les  Kerneiootes,  poussés  à  bout  par  ses  brigandages, 
se  rassemblèrent  au  nombre  de  plusieurs  mille  et  vinrent  assié- 
ger le  Granec.  Fontenelle  était  alors  absent;  mais,  à  la  première 
nouvelle  de  celle  levée  des  paroisses,  il  ramasse  une  centaine 
de  cavaliers,  arrive  au  Granec  vers  le  point  du  jour,  fond  sur 
ces  paysans  sans  défiance  qui  dormaient  à  la  française  (1),  et 
en  tue  sept  ou  huit  cents  pour  cette  fois.  Il  plaça  ensuite  en 
embuscade  dans  les  buissons  un  certain  nombre  de  soldats  char- 
gés d'arquebuser  quiconque  viendrait  pour  relever  les  morts, 
si  bien  qu'au  bout  de  quelques  jours,  on  voyait  sur  le  champ  de 
bataille  autant  de  cadavres  de  femmes  que  de  combattants. 

Les  succès  du  maréchal  d'Aumont  forcèrent  peu  après  Fon- 
tenelle à  abandonner  le  Granec.  Fatigué  de  ces  déménagements 
successifs  ,  il  résolut  alors  de  choisir  un  lieu  où  il  pût  s'établir 
à  demeure  et  en  sûreté.  En  conséquence ,  il  se  porta  vers 
Douarnenez ,  surprit  le  poste  de  l'ile  Tristan  ,  et  s'occupa  sé- 
rieusement de  s'y  fortifier. 

A  celte  nouvelle  les  communes  se  levèrent  de  nouveau  ,  «  ré- 
solues d'écraser  la  vipère  avant  qu'elle  eût  creusé  son  nid;  » 
mais  Fontenelle  se  porta  à  leur  rencontre,  et,  les  ayant  atta- 
quées dans  une  lande,  en  fit  un  tel  carnage,  que  la  terre, 
0  maigre  jusqu'alors,  et  ne  produisant  que  bruyères, s'engraissa 
de  pourriture  humaine  jusqu'à  devenir  terre  de  froment  (2).  » 

Cette  seconde  défaite  terrifia  les  paroisses  ,  qui  n'osèrent  plus 
opposer  aucune  résistance ,  si  bien  que  Guy-Eder  acheva  de  s'é- 
tablir dans  l'îie  Tristan ,  qu'il  appela  de  son  nom  île  Guyon  , 
démolissant  la  ville  de  Douarnenez  pour  se  construire  des  rem- 
parts ,  et  fortifiant  l'ile  de  telle  sorte  qu'il  ne  put  jamais  en  être 
chassé,  bien  que  Sourdéac  lui-même  fût  venu  l'assiéger  deux 
fois  avec  toutes  les  garnisons  réunies  de  la  Domnonée. 

Ainsi  établi ,  ses  courses  recommencèrent  dans  le  Léonnais. 

Il  s'y  trouva  un  jour  séparé  de  sa  troupe  par  quelque  hasard 
que  la  chronique  ne  dit  point,  accompagné  d'un  seul  cavalier 
poitevin  ,  ancien  tailleur  dont  il  avait  fait  son  écuyer  ,  et  le  plus 
grand  larron  qui  eût  jamais  reçu  le  baptême.  La  nuit  était 


(1)  Guerz  de  Fontenelle. 

(2)  Morcaii. 


62  REVLE  DE  PARIS. 

venue,  une  pluie  froide  commençait  ù  tomber,  et  le  vent  de 
mer  la  fouettait  au  visage  des  deux  voyageurs  de  manière  à  les 
aveugler.  Ils  se  décidèrent ,  quelque  danger  qu'il  y  eût  d'être 
reconnus,  à  frapper  au  premier  manoir  dont  ils  pouiraient  dis- 
tinguer la  girouette. 

ils  arrivèrent  ainsi  à  Mezarnou,  dont  le  maître  ,  Vincent  de 
Parcevaux  .  les  reçut ,  sans  les  connaître ,  avec  toutes  sortes  de 
caresses.  On  lira  pour  eux  les  meilleurs  vins  de  la  cave,  les  plus 
riches  vaisselles  du  buffet,  et  la  dame  du  lieu  vint  elle-même 
faire  les  honneurs  du  souper  ,  accompagnée  de  sa  fîlle  ,  qui , 
bien  qu'elle  n'eût  que  douze  ans,  pouvait  déjà  passer  pour  ac- 
complie en  beauté  ,  science  et  sagesse. 

Le  repas  fut  des  plus  gais  et  des  plus  délicats;  seulement,  à 
chaque  i)lat  d'argent  que  l'on  faisait  passer,  le  Poitevin  regar- 
dait Fontenelle  comme  pour  en  prendre  note;  mais  celui-ci 
n'avait  d'yeux  que  pour  l'héritière  de  Mezarnou.  Aussi ,  à  peine 
se  trouvèrent-ils  seuls,  que  Fontenelle  dit  vivement  à  son 
écuyer : 

—  Je  veux  la  jeune  fille  ,  Claude. 

—  Et  moi  la  vaisselle  plate ,  maître ,  répondit  le  Poitevin. 

—  Pars  sur-le-champ,  ajouta  Eder,  retrouve  nos  gens, 
amène-les  ici,  et  nous  emporterons  tout. 

—  Convenu  ,  répondit  Claude  eu  ouvrant  la  fenêtre  pour 
sauter  dans  la  cour. 

Et  un  instant  après  Eder  entendit,  sur  la  route ,  le  galop  de 
son  choval. 

Il  revint  au  point  du  jour  avec  trente  cavaliers  ;  le  manoir  fut 
mis  au  pillage ,  et  Guy-Eder  retourna  au  fort  Tristan  avec  un 
butin  efeliraé  quarante  raille  écus  ,  sans  compter  la  jeune  fille 
qu'il  éjousa  en  chemin. 

La  chronique  ne  dit  rien  des  suites  de  ce  mariage  ;  mais  nous 
ne  voycms  point,  d'aiirès  des  faits  rapportés  dans  les  mémoires 
du  temps ,  (pie  le  caractèie  de  Fontenelle  en  ait  été  amélioré.  Il 
ne  i)araît  même  pas  qu'il  ait  cédé  à  l'influence  que  subissent  les 
coeurs  les  plus  endurcis  pendant  les  premières  joies  de  la  pos- 
session. Aucune  trêve  n'apparaît  dans  celte  vie  de  violence  et  de 
rapine,  aucune  paresse  d'action;  loin  de  là  ,  l'ardeur  au  mal 
semble  croître  avec  le  succès  ;  au  lieu  de  se  lasser  ,  le  démon  ra- 
jeunit, soit  que  celle  âme  eût  besoin  d'une  constante  agitation 


RKVUE  DE  PARIS.  (iô 

pour  s'échapper  r>  elle-même ,  soil  que  riiabilude  lui  eût  donné 
une  de  ces  soifs  du  crime  qui  ,  comme  celle  de  l'iviesse,  s'ac- 
croissent ù  mesure  qu'on  les  satisfait. 

Depuis  son  retour,  FonLenelle  avait  fait  plusieurs  entreprises 
sur  les  villes  voisines ,  mais  il  en  était  une  dont  les  richesses  le 
tentaient  particulièrement ,  c'était  Penmarck. 

Le  voyageur  qui  parcourt  celle  pointe  extrême  de  la  Dom- 
nonée,  rongée  des  venls ,  déchirée  par  les  vagues,  et  que  la 
liruyère  ou  la  mousse  marine  ensevelissent,  se  refuse  à  croire 
que  là  se  trouvait ,  il  y  a  quatre  siècles  à  peine,  une  cité  qui 
pouvait  armer  sept  cents  bateaux  pour  la  pêche  lointaine,  et 
que  les  ducs  de  Bretagne  citaient  dans  leurs  ordonnances  comme 
l'une  des  plus  commerçantes  du  duché.  A  la  fin  du  xv^  siècle, 
(le  grands  désastres  l'avaient  déjà  frappée,  mais  on  la  citait  en- 
core pour  ses  restes  de  force  et  d'opulence.  «  Là  étaient  bien 
l)eu  d'habitants,  dil  un  auleur  que  nous  avons  déjà  cité,  qui 
n'eussent  force  hanaps  d'argent,  c'est-à-dire  belles,  grandes 
et  larges  tasses  dont  plusieurs  étaient  dorées  en  dedans.  »  Ils 
avaient  en  même  temps  de  bonnes  arquebuses  pour  les  défendre. 
Craignant  une  altaque  ,  iis  avaient  rtiêrae  fortifié  l'église  de 
TréouUrez  et  une  maison  de  Kerily  dans  laquelle  étaient  dé- 
posés leurs  objets  les  plus  précieux.  Fonlenelle  voulut  voir  par 
lui-même  s'il  n'élait  aucun  moyen  de  mellre  en  défaut  leur  pru- 
dence. 11  attend  donc  un  jour  de  fête,  prend  les  braies  de  la 
montagne,  et  entre  hardiment  à  Penmarck  avec  deux  com|)a- 
gnons  déguisés  comme  lui.  Ils  parcoururent  d'abord  les  lues 
comme  des  rustres  qui  s'émerveillent,  plongeant  leurs  regards 
dans  les  boutiques ,  et  marquant  de  l'œil  les  mieux  garnies.  Ils 
arrivent  ainsi  à  la  place  où  les  habilanls  sont  réunis  ;  Fontenelle 
se  mêle  aux  joueurs  de  boule  ,  et  les  interroge  tout  en  perdant 
son  argent.  Pendant  qu'il  apprend  d'eux  ce  qu'il  désire  savoir, 
un  vieux  marin ,  debout  .i  la  porte  d'un  cabaret ,  a  cru  le  re- 
connaître ,  et  un  groupe  s'est  formé  autour  de  lui. 

—  Sainte-Barbe  nous  assiste!  c'est  bien  Fontenelle,  répèle 
le  vieux  pécheur  de  morue.  Voyez  plutôt  sa  jambe  qu'il  traîne 
comme  une  écrevisse  ses  tenailles. 

—  Et  que  vient-il  faire  ici  i*  demande  une  femme. 

—  11  vient  s'assurer  si  la  moulure  est  prête  et  bonne  à  em- 
porter, répond  le  matelot. 


64  REVUE  DE  PAUiS. 

—  II  faut  l'arrêter ,  disent  les  vieillards. 

—  Non  ,  non ,  interrompent  les  jeunes  gens, 

—  Le  plus  sûr  est  toujours  de  mettre  dans  la  poêle  le  poisson 
pris,  observe  le  vieux  loup  de  mer, 

—  C'est  un  ligueur  comme  nous ,  reprennent  quelques  voix. 

—  C'est  le  diable ,  murmure  le  marin. 

—  Demandons  l'avis  des  autres  ,  ajoutent  les  indécis. 

Les  autres  habitants  sont  avertis,  et  la  question  est  de  nou- 
veau débattue. 

Mais  Fontenelie  s'était  aperçu  que  tous  les  yeux  se  tournaient 
sur  lui ,  et  avait  compris  qu'il  était  reconnu  ;  pendant  qu'on  dé- 
libère ,  il  gagne  la  campagne  avec  ses  compagnons,  trouve  des 
chevaux  qui  les  attendaient ,  et  tous  rentrent  au  fort  Guyon. 

Seulement ,  à  quelques  jours  de  là  ,  la  ville  de  Penmarck  fut 
attaquée,  prise  et  saccagée.  Le  butin  fut  si  considérable  qu'il 
fallut  trois  cents  barques  pour  le  transporter  à  l'île  Tristan.  Le 
chanoine  Moreau  assure  que  ce  fut  une  juste  punition ,  infligée 
par  Dieu  aux  habitants ,  qui ,  s'étant  relirég  dans  l'église , 
comme  en  une  forteresse,  y  couchaient  effrontément  avec  leurs 
femmes,  «  lis  furent ,  pour  la  plupart ,  dit-il ,  égorgés  sur  leurs 
lits  pour  expiation  de  leurs  offenses  j  Dieu  veuille  que  cela  leur 
serve  pour  leur  salut  !  n 

Cette  expédition  fut  suivie  d'une  autre  sur  Pont-Croix,  puis 
de  courses  sur  tous  les  points  du  Léonnais  et  de  la  Cornouaille, 
Ces  brigandages  portèrent  au  dernier  degré  la  terreur  qu'in- 
spirait le  nom  de  Fontenelie,  Les  témoins  oculaires  nous  ont 
laissé  une  peinture  terrible  de  l'état  auquel  il  réduisit  la  Dom- 
nonée.  Les  fermes  furent  abandonnées,  et  les  bourgades  de- 
vinrent désertes.  Les  femmes,  les  malades  ou  les  enfants  qui 
n'avaient  pu  quitter  les  maisons  s'y  renfermèrent  faisant  les 
morts  (car  le  moindre  bruit  eût  attiré  les  soldats),  et  n'osant 
ni  marcher  ,  ni  parler,  ni  prier  Dieu  autrement  que  de  cœur. 
Ceux  qui  étaient  plus  forts  se  retirèrent  dans  les  fourrés,  n'ayant 
d'autre  nourriture  que  la  vinette  ou  l'ortie ,  qu'ils  n'osaient 
même  faire  cuire,  de  peur  que  la  fumée  n'attirât  les  gens  de 
Guy-Eder.  Si,  par  hasard ,  l'un  des  fugitifs  obtenait  du  seigneur 
ou  des  bourgeois  quelques  mesures  de  blé ,  il  ne  s'en  servait 
point  pour  lui,  mais,  fidèle  à  sa  nature  et  à  ses  habitudes  jusque 
dans  cette  extrémité,  il  réunissait  trois  ou  quatre  de  ses  com- 


KEVUE  DE  PARIS,  65 

pagnons ,  s'attelait  de  nuit  avec  eux  à  une  charrue,  et  semait 
ce  peu  de  grain  dans  l'espérance  que  Dieu  amènerait  la  paix 
avant  la  moisson!  Quant  au  bétail,  il  n'en  fallait  plus  parler  ; 
les  chiens  même  avaient  disparu,  tués  par  les  argoulets  de 
Fontenelle ,  dont  ils  annonçaient  l'approche  ,  ou  dévorés  par  les 
loups  ;  caria  propagaliou  de  ces  animaux  ne  fut  pas  le  moindre 
désastre  de  cog  temps.  On  les  voyait  descendre  par  bandes  de  la 
montagne ,  vers  le  déclin  du  jour ,  traversant  les  villages  comme 
une  troupe  ennemie  ,  s'arrètant  là  où  ils  flairaient  la  chair  hu- 
maine ,  et  brisant  les  portes  des  maisons  pour  dévorer  ceux  qui 
s'y  cachaient.  Leur  audace  devint  telle,  qu'une  femme,  sortant 
de  Quimper  au  milieu  du  jour,  fut  dévorée  à  ([uelques  pas  de 
ses  amis,  et  qu'ils  attaquèrent  sur  le  rempart  des  sentinelles 
armées.  Le  peuple,  qui  ne  perd  jamais  le  goût  des  contes, 
même  à  l'agonie  ,  ne  voulut  point  voir  dans  ces  loups  des  ani- 
maux ordinaires ,  et  prétendit  que  c'étaient  les  âmes  des  soldats 
de  Fontenelle  qui  reparaissaient  sous  cette  forme  après  leur 
mort.  On  les  appelait  en  conséquence  tud-bleis  ou  hommes- 
loups,  et  alors  qu'il  eût  fallu  les  combattre ,  chacun  ne  songea 
qu'à  les  fuir. 

Les  populations  les  plus  voisines  des  villes  fortifiées  y  avaient 
cherché  un  refuge  ,  et  tout  ce  qu'elles  avaient  pu  sauver  était 
déposé  par  elles  dans  les  cathédrales  et  les  couvents.  «  L'église 
de  Saint-Corentin ,  quoique  vaste,  dit  l'historien  de  la  Ligue, 
était  remplie  de  tant  de  beaux  et  grands  coffres  ,  que  la  pro- 
cession n'y  pouvait  passer  et  que  le  chœur  seul  était  vide.  Il  en 
était  de  même  au  Géodet  et  aux  Cordeliers.  Mais  ces  richesses 
ne  purent  rien  contre  la  famine  qui  commença  bientôt  à  se  faire 
sentir.  Les  gens  venus  du  dehors  furent  nécessairement  les  pre- 
miers atteints.  En  vain  se  pressaient-ils  aux  portes  des  bour- 
geois, demandant  un  peu  de  pain  au  nom  de  Dieu  et  de  sa  mère  ; 
pour  toute  réponse,  ceux-ci  leur  disaient  le  prix  de  la  pipe  de 
blé,  qui  valait  soixante  écus ,  et  leur  criaient  d'aller  semer 
leurs  champs.  Chaque  matin  on  trouvait  quelques-uns  de  ces 
malheureux  étendus  blêmes  et  froids  sur  le  pavé ,  et  la  main  di- 
rigée vers  la  bouche, comme  s'ils  fussent  morts  dans  le  délire, 
en  faisant  le  mouvement  de  manger.  Il  y  en  avait  d'agonisants 
près  de  toutes  les  étables ,  car,  sans  retraite  pour  la  plupart, 
les  fumiers  leur  servaient  de  lit.  et  ils  s'y  cnsevflissaieiit  afin 


66  r.EVUE  DE  PARIS. 

d'échapper  du  moins  au  vent  et  à  la  froidure.  Enfin,  le  grand 
nombre  de  cadavres  engendra  une  sorte  de  typhus,  qui ,  «  après 
avoir  commencé  par  les  plus  pauvres  ,  dit  le  chanoine  Moreau  , 
arriva  jusqu'aux  plus  huppés.  «  Telle  fut  la  prodigieuse  dépo- 
pulation causée  en  Bretagne  par  ces  divers  fléaux  réunis,  que 
les  paroisses  qui,  avant  la  Ligue,  comptaient  chaque  année 
douze  cents  communiants,  n'en  comptaient  plus  que  dix  en  1397, 
qui  fut  l'année  de  la  paix. 

Au  milieu  de  cette  immense  dévastation  dont  Fonfenelle  était 
le  premier  auteur,  sa  prospérité  semblait  grandir  et  s'étendre. 
Alors  que  le  comte  delà  Maignane,  le  sire  de  Liscoët,  et  tant 
d'autres  anciens  et  bons  voleurs,  s'étaient  vus  forcés  de  quitter 
la  Domnonée  ,  lui ,  il  s'y  était  chaque  jour  mieux  établi ,  se  for- 
tifiant pour  ainsi  dire  de  ses  crimes ,  et  combattant  la  haine  par 
la  terreur.  C'est  qu'aussi  nul  n'avait  su  ,  comme  lui ,  persévérer 
dans  la  violence,  adorer  le  mal  hardiment  et  sans  partage.  Ja- 
mais d'hésitation  dans  sa  volonté,  aucun  retour  ,  nulle  limite; 
on  eût  cherché  en  vain  dans  cette  Vie  entière  une  bonne  pensée. 
Or ,  dans  la  voie  du  mal ,  celles-ci  ressemblent  aux  dangereuses 
tentations;  même  repoussées,  elles  emportent  quelque  chose 
de  notre  force  et  de  notre  activité.  Fontenelle  l'avait  compris  , 
et  s'était  donné  à  Satan  avec  la  ferveur  que  mettent  les  saints  à 
se  donner  à  Dieu.  De  là  cette  supériorité  criminelle  qui  devait 
faire  de  lui  une  sorte  d'Alexandre  de  grands  chemins. 

Cependant  ses  courses  dans  le  pays  devinrent  de  moins  en 
moins  fructueuses  ;  les  champs  étaient  en  friche  ,  les  maisons 
vides  ,  et  l'on  ne  trouvait  plus  dans  la  campagne  que  des  loups 
et  des  cadavres.  Il  tourna  alors  les  yeux  vers  la  mer.  Des  na- 
vires de  toutes  nations  ,  chargés  de  richesses  sans  nombre, 
|)assaient  chaque  jour  à  l'horizon  ;  il  se  rappela  tout  à  coup 
que  son  île  avait  un  havre  excellent  pour  des  corsaires,  et  il 
résolut  de  demander  aussi  à  i'Océan  sa  moisson. 

11  fallait  se  hâter  d'ailleurs,  car  la  guerre  civile  touchait  à 
son  terme.  Vaincus  et  divisés,  les  ligueurs  traitaient  partout 
avec  le  roi,  qui  devait  bientôt  achever  la  pacification  en  ache- 
tant la  France  pour  une  messe.  Guy-Eder  voulut  mettre  à  profit 
les  derniers  jours  de  trouble  ;  il  fit  armer  ses  barques,  y  jeta 
une  centaine  de  ses  bandits  ,  et  les  envoya  aux  passes  les  plus 
fréquentées.  Elles  ne  Innlf-renl  point  A   revenir  ,  traînant  à  la 


REVUE  DE  PAKiS.  (j7 

remorque  de  grands  navires .  les  voiles  cnr{;uées ,  le  gouver- 
nail amarré,  et  le  pont  désert  j  leurs  équipages,  comme  le  di- 
saient les  routiers  ,  étaient  restés  en  mer,.  Quelques  mois  suf- 
firent pour  encombrer  de  ces  prises  la  rivière  du  Poul-David. 
Lorsque  la  chasse  était  mauvaise  dans  les  passes,  les  corsaires 
bretons  se  rabattaient  sur  les  îles  angiaises,  »  où  l'on  pouvait 
piller  à  l'écueile  comme  meunier  dans  sacs  de  froment.  »  L'île 
devint  ainsi  un  entrepôt  où  s'entassaient  les  richesses  de  toutes 
les  nations.  On  y  trouvait  en  égale  ai)ondance  les  vins  de  Gas- 
cogne, les  toiles  de  Hollande  ,  les  tissus  du  Brabant  et  les  dou- 
blons d'Espagne.  Guy-Eder,  enivré  par  tant  de  succès,  avait 
insensiblement  transformé  son  fort  en  palais  ,  et  se  faisait  donner 
le  litre  de  prince  ;  il  avait  un  maître  d'hôtel,  des  écuyers  ,  un 
aumônier.  Ce  dernier  n'était  autre  que  Guillaume  de  Launay  , 
dominicain  célèbre,  qui ,  au  dire  de  Henri  IV  ,  avait  fait  faire 
plus  de  progrès  à  la  Ligue  en  Bretagne  par  ses  sermons,  que  le 
duc  de  Mercœur  par  ses  canons.  Fontenelle  écoutait  Guillaume 
moins  pour  son  salut  que  pour  son  amusement ,  car  Guillaume 
était  un  de  ces  prédicateurs  bouffons  qui  traduisaient  alors 
l'Évangile  en  calembours ,  et  faisaient ,  selon  l'expression  de 
l'un  d'eux,  la  parade  à  la  porte  du  paradis.  Aussi  avait- 
il  acquis  la  liberté  de  tout  faire  et  de  tout  dire  au  fort  Tris- 
tan. 

II  se  présenta  un  jour  ,  tenant  à  la  main  une  lettre  du  sieur 
de  Saint-Luc,  gouverneur  de  Quimper  pour  le  roi. 

—  Est-ce  un  sermon  que  tu  nous  apportes,  moine?  lui  cria 
Fontenelle  en  voyant  le  papier  qu'il  tenait. 

—  Justement ,  dit  le  dominicain. 

—  Sur  quel  texte? 

—  Le  voici ,  prince ,  répondit  Guillaume. 

Et,  prenant  la  voix  solennelle  d'un  prédicateur,  il  lut: 

«  Le  sieur  de  Fontenelle,  capitaine  pour  la  Ligue  en  Bretagne, 

est  sommé  de  mettre  bas  les  armes  au  plus  tôt ,  s'il  ne  préfère 

être  pendu.  » 

—  Et  dans  quel  évangile  se  trouve  un  pareil  verset,  drôle  ? 
s'écria  Guy-Eder. 

—  Dans  l'évangile  selon  saint  Luc,  monseigneur,  répon- 
le  moine  en  présentant  la  lettre  du  gouverneur  de  Quimper. 

Fontenelle  l'ouvrit  ;  elle  renfermait  en  efï'et  la  nouvelle  de  la 


68  REVLE  DE  PAKiS. 

soiiinissioli  du  duc  ilu  Mercœur  au  roi ,  avec  !a  soimnalioii  ex- 
presse à  tous  les  ligueurs  de  l'imiler  avant  quinze  jours.  Eu  cas 
d'obéissance,  une  amnistie  générale  était  accordée  pour  <oms 
les  faits  de  guerre  ;  mais,  dans  le  cas  contraire,  les  rebelles 
ne  devaient  espérer  aucune  merci. 

Fontenelle  fut  plus  contrarié  que  surpris  de  cette  nouvelle 
depuis  longtemps  prévue.  11  répondit  qu'il  était  prêt  à  recon- 
naître l'autorité  royale ,  mais  que  le  grand  nombre  de  ses  en- 
nemis l'obligeait  à  ne  point  rester  sans  défense ,  et  qu'il  deman- 
dait à  garder  le  gouvernement  de  l'île  qu'il  occupait. 

C'était  l'envoyer,  pour  ainsi  dire  ,  en  possession  légale  de  ce 
que  lui  avaient  acquis  ses  crimes.  Mais  le  nouveau  roi  était 
pressé  de  régner,  comme  tous  les  rois  qui  commencent,  en  li- 
quidant le  passé  par  une  sorte  de  cote  mal  taillée  entre  la  jus- 
lice  et  l'impunité.  La  demande  de  Guy-Eder  lui  fut  accordée  , 
et  rien  ne  fut  changé  pour  lui ,  si  ce  n'est  le  drapeau  qui  flot- 
lait  sur  sa  forteresse. 

Cette  époque  de  la  vie  du  routier  breton  fut,  sans  aucun  doute, 
la  plus  brillanle  et  la  plus  scandaleuse.  Élevé  à  la  dignité  de 
lieutenant  du  roi ,  et  lavé  à  la  fois  de  tous  ses  crimes  par  cette 
sorte  de  baptême  officiel,  il  jouit  du  fruit  de  ses  rapines  avec 
cette  quiétude  des  scélérats  heureux  qui  ne  peut  être  comparée 
qu'à  celle  des  saints.  On  le  vit  alors,  dans  ces  mêmes  campa- 
gnes qu'il  avait  parcourues  la  torche  et  le  fer  à  la  main,  passer 
au  petit  pas  de  sa  mule  blanche,  couvert  de  velours ,  entouré 
de  pages,  faisantl'aumôned'unréal  à  ceux  qu'il  avait  dépouillés 
de  tout  leur  patrimoine  ,  et  semblable,  dit  le  guerz  breton, 
w  à  l'épervier  repu  qui  se  promène  au  milieu  des  oiseaux  qu'il 
a  plumés.  » 

Et  ne  croyez  point  que  la  considération  dont  il  jouissait  fût 
moindre  à  cause  du  passé  ;  on  parlait  tout  bas  de  ce  passé  par 
envie,  mais  par  intérêt  on  accueillait  le  présent  ;  à  tel  point 
qu'il  n'était  pas  de  gentilhomme  qui  n'acceptât,  à  l'occasion  , 
du  routier  un  prêt  ou  un  dîner.  Les  soldats  de  Fontenelle  s'é- 
taient dispersés ,  et ,  en  les  congédiant ,  il  leur  avait  remis  des 
cerlitîcats  attestant  leurs  talents  et  bons  services.  Nous  avons 
sous  les  yeux  une  approbation  de  ce  genre  délivrée  en  faveur 
d'escuyer  Jean  de  Rosmar,  sieur  de  flluiron ,  signée  Fonte' 
nelle,  et  scellée  du  sceau  de  ses  armes,  qui  étaient  trois  quinte 


REVUE  DE  PARIS.  69 

feuilles.  Ainsi  Salaii  recommandait"  ses  démons,  el  le  monde 
accueillait  sa  recommandation.  Tant  de  meurtres  ,  de  vols ,  de 
trahisons,  étaient  oubliés  uniquement  parce  qu'ils  avaient 
réussi  ;  l'immoralité  publique  se  retranchait  derrière  l'absolu- 
tion royale ,  et  tous  pardonnaient  parce  que  le  maître  avait 
pardonné. 

Il  y  eut  une  femme  pourtant ,  une  seule  ,  qui  ne  pardonna 
point;  ce  fut  la  mère  de  la  dame  de  la  Ville-RoUault.  Elle  alla 
se  jeter  aux  pieds  des  ministres,  racontant  de  quelle  manière 
sa  fille,  «belle  comme  une  déesse  et  vertueuse  comme  une 
sainte,  »  avait  été  livrée  par  Fontenelle  à  ses  soldats ,  lors  de 
la  prise  de  Pont-Croix ,  malgré  la  capitulation  ;  on  lui  répondit 
par  des  maximes  chrétiennes  sur  l'oubli  des  injures  person- 
nelles. Elle  raconta  alors  les  ravages  inouïs  que  le  routier  avait 
exercés  dans  toute  la  Bretagne  ;  on  se  contenta  de  gémir  sur  le 
malheur  des  guerres  civiles.  Enfin,  poussée  à  bout,  elle  parla 
de  l'immense  fortune  acquise  par  Guy-Eder  ,  et  dont  il  jouis- 
sait audacieusement  aux  yeux  même  de  ses  victimes;  cette  fois 
on  prêta  l'oreille;  une  enquête  fut  ordonnée  secrètement;  elle 
constata  sans  doute  les  soupçons  conçus ,  car  Fontenelle  fut  ar- 
rêté, conduite  Paris,  et  mis  en  jugement. 

L'amnistie  accordée  parle  roi  pour  tous  les  faits  de  guerre 
rendait  le  procès  difficile,  mais  les  gens  de  loi  ne  se  laissèrent 
point  déconcerter  par  cet  obstacle.  Ils  commentèrent  le  décret 
royal  (au  profit  de  l'humanité  cette  fois  !)  et  prouvèrent  que 
l'on  ne  devait  donner  le  nom  de  faits  de  guerre  qu'à  celles  des 
actions  de  Fontenelle  qui  ne  pouvaient  le  faire  condamner:  ils 
l'accusèrent  en  outre  d'avoir  voulu  livrer  le  fort  de  Douarnenez 
aux  Espagnols  et  d'être  le  complice  de  Biron. 

Guy-Eder  voulut  en  vain  se  défendre  ;  soumis  à  la  question 
ordinaire  et  extraordinaire,  il  fut  condamné  ù  être  rompu  vif 
et  exécuté  en  place  de  Grève  ,  où  il  demeura  ,  dit  un  contempo- 
rain ,  six  quarts  d'heure  sur  la  roue. 

Des  immenses  richesses  qu'il  avait  amassées,  rien  ne  re- 
tourna à  ses  victimes  ni  à  sa  famille  ;  le  procès  dévora  tout  : 
fait  significatif  et  qui  semble  marquer  la  transition  entre  deux 
époques  distinctes.  La  Ligue, en  effet,  fut  en  France  la  dernière 
manifestation  sérieuse  que  la  noblesse  fit  de  sa  force  ;  avec  elle 
finit  cette  race  de  déprédateurs  militaires  qui ,  depuis  tant  de 
I  7 


7(1  REVUE  DE  PARIS 

siècles  ,  vivaient  aux  dépens  du  bon  homme ,  et  parmi  lesquels 
Fonlenelle  fut  un  des  derniers.  Au  pillage  féodal  allait  succéder 
le  pillage  civil ,  et  les  routiers  laissaient  leur  héritage  au  fisc  et 
aux  gens  de  loi. 

Emile  Souvestre. 


PIRO 


Ce  n'est  plus  cette  fois  une  muse  mignarde  mollement  cou- 
chée sur  un  sofa,  dans  un  boudoir  parfumé,  dont  la  fenêtre 
n'est  jamais  ouverte  au  soleil  ,  aux  brises  matinales ,  aux 
rumeurs  de  la  nature  ;  ce  n'est  plus  cette  fois  une  petite  mar- 
quise ,  Zelmire  ou  Zulmé,Zuléma  ou  Zoraïde,  qui  babille 
dans  un  jargon  précieux  avec  un  abbé  ou  un  mousquetaire, 
qui  perd  sa  grâce  à  force  de  grâce,  son  cœur  à  force  d'esprit, 
son  âme  Dieu  sait  comment.  C'est  une  vraie  muse  bourgui- 
gnonne, Marianne  ou  Jeannelon  ,  une  tille  de  belle  venue, 
simple  et  sans  art ,  qui  rit  aux  éclats ,  mais  qur  ne  sait  pas  sou- 
rire, qui  a  le  cœur  sur  la  main  et  la  saillie  sur  les  lèvres, 
quand  le  verre  n'y  est  plus,  car  elle  aime  un  peu  le  cabaret. 
Que  voulez-vous?  Celle-lù  n'a  pas  été  élevée  au  couvent;  c'est 
une  muse  un  peu  vagabonde  qui  a  jeté  trop  vite  sa  candeur  sux 
orties  ;  elle  a  passé  sa  jeunesse  comme  une  tille  de  mauvais 
lieu  ,  aiguisant  l'épigramme  dans  les  fumées  du  vin  ,  jetant  à 
pleines  mains  la  gaieté  sur  les  théâtres  en  plein  vent,  poussant 
un  soir  l'ivresse  et  la  folie  jusqu'à  profaner  l'amour,  ce  sourire 
(lu  ciel  arrosé  d'une  larme  de  Dieu  ,  dans  un  chant  indigne 
d'un  poêle,  indigne  d'un  homme,  indigne  d'un  Bourguignon 
ivre.  Mais  patience ,  au  déclin  de  cette  jeunesse  verte  et  touffue 
comme  la  forêt  des  mauvaises  passions  ,  toutes  les  secousses 
du  démon  vont  s'apaiser,  la  folle  gaieté  devient  aimable ,  les 
cheveux  floltants  sont  renoués,  la  jupe  descend  un  peu  plus 
I)as.  C'est  toujours  une  bonne  fille  en  belle  humeur,  ayant  plus 
que  jamais  le  mot  pour  rire  ;  mais  elle  a  changé  de  tliéâlri'   Au 


72  REVUE  DE  PARIS. 

revoir,  Tabarin;  salut,  salut,  Molière!  Et  au  lieu  ôi' Arlequin, 
c'est  la  Métromame.  La  poésie  lui  a  pardonné;  mais  le  ciel 
a  été  outragé,  il  faut  une  expiation,  il  faut  bien  des  larmes 
pour  effacer  cette  encre  maudite  et  fatale  qui  a  servi  pour  ce 
chef-d'œuvre  de  profanation ,  il  faut  bien  des  prières  pour 
étouffer  l'écho  terrible  de  celte  hideuse  chanson.  Patience, 
voilà  le  diable  qui  devient  vieux;  cette  muse  qui  a  si  mal 
chanté  dans  sa  jeunesse  ,  va  s'éteindre  bientôt  en  psalmodiant 
des  psaumes.  Saint  Augustin,  qui  avait  la  science  du  cœur, 
a  dit ,  dans  sa  sagesse  :  Le  cœur  nous  vient  de  Dieu,  le  cœur 
retourne  à  Dieu.  Mais,  si  Dieu  a  pardonné  à  ce  pécheur  re- 
pentant, l'Académie  française  ne  lui  a  pas  encore  pardonné, 
—  non  pas  tout  à  fait  pour  la  même  chanson. 

Ainsi  donc  j'abandonne  aujourd'hui  les  doux  pastels  de 
Delatour  pour  étudier  quelque  franc  portrait  de  Rembrandt. 
En  effet,  Piron  a  vécu  en  dehors  de  ce  joli  monde  persifleur 
qui  jouait  avec  des  roses  et  dormait  dans  la  soie.  Si  les  abbés 
et  les  marquis  rencontraient  le  poëte  bourguignon,  ce  n'était 
guère  qu'au  théâtre  et  au  café  Procope,  rarement  dans  les 
salons.  Piron  était  pauvre,  et  de  plus  il  avait  contre  lui  son 
esprit.  On  fuyait  ses  bons  mots  à  toutes  jambes ,  presque  tou- 
jours clopin-clopant. 

Au  xvii«  eièclo  ,  il  y  avait  à  Dijon ,  parmi  les  échevins ,  un 
apothicaire  qui  avait  surtout  dans  sa  boutique  de  l'esprit,  de  la 
verve  et  de  la  gaieté.  Lui  demandait-on  une  tisane,  il  donnait 
une  chanson  à  boire;  voulait-on  une  médecine,  il  offrait  une 
harangue  en  patois  bourguignon.  Aussi  cet  apothicaire  de  nou- 
velle façon  guérissait  tous  ses  malades ,  si  bien  qu'il  mourut 
pauvre  ,  ne  laissant  à  ses  descendants  qu'un  recueil  édifiant  de 
poëmes ,  de  chansons  et  de  noCls  en  patois  :  cet  héritage  fut 
celui  d'Alexis  Piron. 

Alexis  Piron  ,  (ils  d'Aimé  Piron,  vint  au  monde  en  1689,  en 
même  saison  que  Montesquieu  ,  un  peu  avant  Voltaire,  au  beau 
milieu  de  l'été.  Son  père  ,  qui  célébrait  tous  les  événements  mé- 
morables ,  n'eut  garde  de  passer  celui-là  sous  silence.  Piron  fut 
chanté  à  son  berceau  ni  plus  ni  moins  qu'un  fils  de  roi.  C'était 
d'un  bon  augure.  A  douze  ans  ,  Piron  répondait  déjà  à  la  chan- 
son ,  il  rimaillait  à  merveille ,  il  passait  toutes  ses  heures  de 
loisir  à  agencer  ,  à  sc;iiider ,  à  ourler  de,  rimes  des  syllabes  fran- 


UEVUE  DE  PARIS.  Î3 

çaises,  suivant  son  mol.  Un  de  ses  camarades  un  peu  plus  âgé, 
s'étant  enrôlé  dans  les  dragons,  lui  dit,  le  jour  de  l'adieu  :  Je  re- 
viendrai Achille.  —  Tu  me  retrouveras  Homère,  lui  dit  Piron.  Plus 
tard  ,en  rappelant  ce  mot,  le  pauvre  podte,  devenu  aveugle,  s'é- 
crie.Le pauvre  Achille  m'aurait  retrouvé  aveugle  comme  Homère, 
s'il  n'était  mort  aux  Invalides.  Ses  études  furent  sévères,  peu 
à  peu  l'ardeur  de  rimer  s'éteignit  dans  sa  jeune  imagination; 
à  seize  ans,  il  riait  d'Apollon  et  des  Muses,  en  garçon  qui  a  déjà 
perdu  cette  précieuse  candeur  qu'il  faut  pour  l'amour  et  la 
poésie.  Au  sortir  du  collège,  son  père  l'appela  un  jour  dans  son 
laboratoire,  entre  deux  rimes  et  deux  tisanes:  — Voyons,  mon 
cher  enfant,  lui  dit-il  gravement,  je  vois  bien  que  tu  ne  seras 
jamais  de  l'Académie,  il  faut  pourtant  songer  à  être  quelque 
chose,  curé,  par  exemple?  —  J'ai  le  cœur  trop  bien  fait,  dit  le 
jeune  Piron  qui  avait  déjà  de  la  réplique.  —  Eh  bien,  mon  en- 
fant, la  finance?  —  J'ai  le  cœur  trop  faible. —  Eh  bien,  la  méde- 
cine ?  —  J'ai  la  main  mauvaise,  il  y  a  déjà  assez  de  malades  qui 
mourront  bien  sans  moi.  Et  puis,  en  vérité,  je  ne  suis  pas  venu 
au  monde  pour  avoir  tous  les  jours  affaire  à  la  camarde;  autant 
vaudrait  être  soldai,  mais  je  n'y  vois  goutte.  A  d'autres!  — 
Alors  la  jurisprudence  ?  grâce  au  prince  de  Condé  qui  nous  veut 
du  bien...  — Oui,  avocat,  si  cela  vous  amuse.  Au  moins,  je  n'ai 
rien  à  risquer  à  ce  métier-là,  c'est  le  seul  où  ma  conscience  ne 
coure  pas  grand  danger.  Il  se  mit  à  l'élude  du  droit;  mais,  à 
peine  dans  le  grimoire,  la  muse  du  plaisir  et  de  la  folle  gaieté 
vint  distraire  son  esprit.  Dieu  vous  préserve  de  savoir  jamais 
quelles  furent  les  premières  inspirations  de  cette  muse.  Il  n'y  a 
point  assez  d'indignation  pour  flétrir  cette  mauvaise  œuvre  qui 
a  poursuivi  Piron  jusqu'au  tombeau  comme  une  mégère  impi- 
toyable. Piron  venait  d'être  reçu  avocat,  mais  comment  défen- 
dre les  autres  après  cela?  et  puis  il  était  d'avis  qu'un  avocat 
doit  être  au-dessus  d'un  petit  écu,  et  son  père  s'appauvrissait 
de  plus  en  plus.  Cependant  Piron  ne  voulut  pas  vivre  plus  long- 
temps aux  dépens  du  maladroit  apothicaire;  craignant  d'ail- 
leurs l'éclat  de  sa  fatale  chanson ,  qui  faisait  passablement 
froncer  le  sourcil  aux  magistrats  de  Dijon,  il  s'exila  à  la  suite 
d'un  financier  en  voyage.  Cet  homme  lui  avait  offert  200  Hvres 
par  an  pour  copier  des  vers.  — Je  veux  bien,  si  les  vers  sont 
l)eaux.  —  Si  les  vers  sont  beaux!  s'élail  écrié  le  financier,  je  le 

7. 


71  KEVUE  DE  PARIS, 

crois  bien,  ils  sont  de  moi.  — Piron  se  résigna.  Dès  le  premier 
Jour,  les  choses  se  passèrent  mal.  — Vous  ne  m'aviez  pas  dit, 
monsieur,  de  quelle  taille  étaient  vos  vers,  je  n'en  ai  jamais  vu 
d'aussi  longs.  Ensuite,  monsieur,  je  suis  très-embarrassé  pour 
l'orthographe  et  pour  la  rime,  car,  si  j'écris  autel  suivant  la 
grammaire,  cela  ne  rime  plus  avec  Estelle.—  Écrivez  autelle, 
suivant  moi,  monsieur;  il  vous  sied  bien  de  me  parler  de  la 
grammaire  !  Vous  êtes  un  pédant.  —  Piron  se  contenta  de  re- 
mettre çà  et  là  un  vers  sur  ses  pieds  avec  un  peu  de  rime  et  de 
^•aison,  mais  sans  mot  dire.  Le  tinancier  jtoële  ne  se  plaignait 
pas  trop,  mais  par  malheur  ce  vieux  fou  avait  dans  sa  suite 
une  arrière-cousine  assez  coquette  et  assez  jolie  qui  ne  deman- 
dait qu'à  verdoyer  et  à  fleurir.  Piron  débuta  avec  elle  par  un 
petit  conte  anacréontique,  en  attendant  mieux.  Hélas,  l'arrière- 
cousine  se  souciait  bien  de  vers  !  Au  lieu  d'attacher  le  conte 
galant  sous  son  corsage,  elle  le  jeta  dans  la  cheminée  d'une 
hôtellerie,  et  à  l'heure  du  départ,  grâce  à  un  valet  officieux  qui 
ne  savait  pas  lire,  les  vers  de  l'amoureux  furent  remis  au  finan- 
cier. Piron  ne  jugea  pas  ii  propos  d'aller  plus  loin  :  il  aban- 
donna gaiement  la  fortune  de  l'amour,  il  reprit  le  chemin  du 
toit  paternel,  en  compagnie  de  son  ami  Sarrazin,  devenu  célè- 
bre depuis  au  Théâtre  Français.  Il  venait  de  jouer  la  comédie 
dans  une  troupe  vagabonde.  Le  voyage  fut  charmant.  S'il  faut 
en  croire  le  docteur  Procope,  le  poëte  et  le  comédien,  se  trou- 
vant sans  ressources  dans  un  cabaret  d'une  petite  ville  bourgui- 
gnonne, imaginèrent  de  jouer,  à  eux  deux,  une  tragédie  en  cinq 
actes.  Ils  tombèrent  d'accord  sur  Jndromaque,  ô  profana- 
tion !  Cette  tragédie  fut  donc  annoncée  avec  toutes  les  fanfares 
de  l'endroit.  Le  grand  jour  arrive.  Le  théâtre,  qui  était  préparé 
dans  une  salle  de  danse,  s'emplit  en  moins  d'une  heure.  —  Nous 
jouons  gros  jeu,  dit  Piron.  N'allons  pas  perdre  la  carte.  —  La 
toile  se  lève.  Le  comédien  s'incline  devant  les  spectateurs  :  — 
Messieurs,  les  comédiennes  s'habillent  ;  en  attendant,  nous  al- 
lons vous  jouer  un  tour  de  notre  métier  ;  c'est  une  petite  co- 
médie de  notre  Imaginative.  —Aussitôt  dit,  voilà  une  fille  du 
cabaret  qui  vient  servir  un  souper  des  plus  copieux;  nos  deux 
aventuriers  se  mettent  à  table,  tout  en  lutinant  la  fille  du  caba- 
ret, qui  s'assied  à  côté  d'eux.  Ils  commencent  une  dissertation 
à  perte  de  vue  sur  l'amour  e(  la  femme,  sur  les  folies  et  les  va- 


REVUE  DE  PARIS.  75 

nilés  humaines,  le  tout  arrosé  d'un  vin  généreux.  D'abord  les 
Hourfîuignons  ne  savaient  comment  prendre  cela  :  mais  bientôt, 
voyant  les  gaillards  en  si  bon  appétit  et  en  si  belle  soif,  ils  se 
dérident,  un  rire  homérique  éclate  dans  la  salle,  la  gaieté  s'em- 
pare de  tout  le  monde.  Le  comédien  et  le  poêle  redoublent  de 
verve  et  de  saillies,  sans  parler  des  rasades  :  il  n'est  pas  jusqu'à 
la  fdie  du  cabaret  qui  ne  les  inspire  par  ses  naïvetés.  Entîn,  le 
Iriomplie  fut  niagiiitique,  jamais  Bourguignons  n'avaient  pris 
une  si  bonne  leçon  de  philosophie.  Tout  le  monde  s'en  alla  con- 
tent, les  deux  professeurs  passèrent  la  nuit  sous  la  table  pour 
parachever  la  leçon. 

De  retour  à  Dijon,  notre  gai  aventurier  s'abandonna  au  plai- 
sir avec  une  fatale  indolence,  disant  comme  Tibulle  :  «  C'est  là 
que  je  suis  bon  chef  et  bon  soldat.  »  A  la  vérité,  il  n'avait  rien 
à  faire.  Il  attendait  la  fortune  sans  trop  de  soucis;  mais  la  for- 
tune s'éloignait  plus  que  jamais  du  seuil  de  l'apothicaire.  Par 
désœuvrement,  Piron  entra  en  l'étude  d'un  procureur,  où  il 
aiguisa  des  épigrammes  contre  tous  les  Dijonnais  un  peu  célè- 
bres. Son  père  lui-même  ne  fut  pas  épargné  ;  le  pauvre  apothi- 
caire était  représenté ,  besicles  sur  le  nez,  armé  de  pied  en  cap, 
à  l'heure  du  combat ,  en  face  d'Apollon  qui  lui  tournait  le  dos. 
Ce  fut  vers  ce  temps-là  que  Piron  s'associa  à  la  compagnie  d'ar- 
quebusiers de  beaune.  Au  xviir=  siècle,  messieurs  de  Beaunc 
n'étaient  pas  tout  à  fait  des  gens  d'esprit.  Piron  trouva  là  un 
mauvais  terroir,  sinon  pour  Bacehus  ,  du  moins  pour  Apollon. 
C'était  un  champ  fertile  à  l'épigrammej  mais  là  il  fallait,  pour 
se  faire  enteiidre,  une  épigramme  de  belle  taille.  Pnon  fait  ha- 
biller un  âne  eu  arquebusier  et  le  conduit  bras  dessus  bras  des- 
sous sur  le  lieu  de  l'exercice.  —  Vodà,  dit-il,  quelqu'un  de  la 
bande  (lue  j'ai  lenconlré  sur  mon  chemin. —L'àne  se  mit  a 
braire  j  les  arquebusiers  se  regardèrent  avec  dépit,  en  gens  qui 
ont  laissé  surprendre  leur  secret.  Le  soir,  tous  les  arquebu- 
siers ,  moins  l'âne ,  vont  à  la  comédie.  Comme  les  comédiens 
parlaient  un  ])eu  bas  ,  les  spectateurs  se  mettent  à  crier  :  Plus 
haut!  plus  haut!  on  n'entend  pas. —  Ce  n'est  pourtant  pas 
faute  d'oreilles,  s'écrie  Piron.  L'auditoire  indigné  se  jette  sur 
le  poète  ,  qui  s'esquive  avec  toutes  les  peines  du  monde  ,  en  di- 
sant:— Je  serais  seul,  que  je  les  bâterais  tous. — Très-sérieuse- 
ment, vingt  épées  rouillécs  furent  tirées  contre  lui.  Le  lende- 


76  REVUE  DE  PARIS. 

main,  en  retournant  à  Dijon ,  il  fauchait  avec  ardeur,  du  bout 
de  son  bâlon,  tous  les  chardons  éparpillés  sur  les  bords  du 
chemin.  Des  habitants  de  Beaune  le  rencontrèrent  s'escrimant 
ainsi.  —  Que  faites-vous  donc  là  ? —  Parbleu  ,  je  suis  en  guerre 
avec  les  Beaunois;  je  leur  coupe  les  vivres.  — La  guerre  dura 
longtemps  ;  elle  fut  célèbre  comme  la  bataille  de  Fontenoy.  A 
l'heure  qu'il  est ,  messieurs  de  Beaune  n'entendent  pas  encore 
plaisanterie  là-dessus.  On  serait  fort  mal  venu  près  d'eux  en 
leur  vantant  l'esprit  de  Piron. 

Cependant  la  gaieté  de  Piron  s'en  allait  peu  à  peu  avec  sa 
jeunesse.  Son  étoile  n'était  pas  brillante  jusque-là.  A  trente  ans 
passés  ,  il  se  trouvait  sans  ressources,  sans  espérances,  ne  sa- 
chant que  faire.  L'oisiveté  ,  si  douce  et  si  légère  au  printemps 
de  la  vie  quand  on  se  promène  sur  la  verdure  et  sur  les  roses 
effeuillées  ,  quand  on  trouve  à  cueillir  un  bouquet  d'aubépines 
dans  tous  les  sentiers ,  quand  Lisa  ou  Jeannelon  passe  à  propos 
sur  votre  chemin,  l'oisiveté  devient  une  chaîne  pénible  à 
l'heure  de  la  moisson.  Le  pauvre  Piron  voyait  avec  un  peu  de 
dépit  mûrir  ces  beaux  épis  qu'il  ne  pourrait  faucher.  Il  se  mit 
à  regretter  tout  le  beau  temps  perdu ,  et ,  dans  cette  noble  ar- 
deur pour  le  travail  qu'il  alluma  dans  son  cœur  avec  bonne 
foi,  il  partit  pour  Paris,  l'oasis  de  ses  rêves  de  poëte.  Hélas  ! 
à  Paris  il  retrouva  le  désert.  «  Voilà  donc  ma  nacelle,  au  mi- 
lieu d'une  mer  inconnue,  le  jouet  des  vents,  des  flots  et  des 
écueils.  Elle  faisait  eau  de  tous  côtés;  je  me  noyais ,  quand  la 
poésie ,  bien  ou  mal  à  propos  ,  me  vint  en  aide.  Ce  fut  ma  der- 
nière planche ,  mais  je  ne  sais  quelle  planche  ce  fut  là.  »  Il  sa- 
vait bien  que  c'était  une  planche  de  salut.  Seulement ,  avant  de 
toucher  la  terre  ferme  ,  la  planche  fit  bien  des  zigzags  sur  les 
vagues  agitées. 

Le  voilà  donc  à  Paris,  n'ayant  pour  tout  bagage  que  son  es- 
prit; j'oubliais  :  il  s'était  chargé  de  lettres  de  recommandation, 
mais  ,  comme  il  disait,  ce  ne  sont  pas  là  des  billets  payables  à 
vue.  Rebuté  dès  la  première ,  il  fit  des  autres  un  beau  feu  de 
colère.  Comme  une  de  ces  lettres  ne  voulait  pas  brtiler,  il  en 
augura  quelque  choie  de  bon.  Il  la  porta  donc  à  son  adresse, 
c'est-à-dire  au  chevalier  de  Belle-lsle.  Le  chevalier  cherchait 
des  copistes  pour  transcrire  des  mémoires  infinis  ;  il  ne  daigna 
pas  se  faire  présenter  Piron.  —  Qu'il  me  présente  son  écriture 


REVUE  DE  PARIS.  77 

et  non  sa  personne.  —Il  fut  admis ,  dit  un  critique  ,  grâce  à  sa 
belle  écriture  ,  h  copier  cet  ennuyeux  fatras  pour  40  sous  par 
jour,  dans  un  galetas  à  peine  lambrissé ,  vis-à-vis  d'un  soldat 
aux  gardes  françaises.  Au  bout  de  six  mois  d'un  travail  opi- 
niâtre, il  n'avait  encore  rien  touché  de  son  modique  honoraire, 
11  imagina  d'attacher  au  collier  d'un  chien  favori  du  chevalier, 
une  supplique  en  vers.  A  la  seconde  tentative  ,  on  le  paya  dé- 
daigneusement sans  avoir  l'air  de  penser  que  les  vers  fussent 
de  lui.  II  n'était  pas  jusqu'au  secrétaire  du  chevalier  qui  ne  le 
traitât  du  haut  de  sa  grandeur;  mais  bientôt  le  pauvre  poète 
fut  vengé.  Ce  secrétaire  vint  un  soir  lire,  dans  le  galetas  où 
Piron  copiait ,  une  tragédie  de  sa  façon,  à  trois  ou  quatre  amis 
de  sa  force.  Piron  écoula  dans  son  coin.  A  la  fin  de  la  pièce, 
après  les  grands  coups  d'encensoir  des  trois  ou  quatre  amis , 
Piron  prit  la  parole  sans  la  demander,  et  fît ,  en  homme  d'es- 
prit et  de  raison  ,  la  critique  de  toutes  les  scènes.  L'auteur  em- 
mena ses  amis  sans  mot  dire;  mais,  revenant  bientôt  seul  dans 
le  galetas  ,  il  tendit  la  main  à  Piron  et  lui  dit  d'une  voix  émue  : 
«  Monsieur,  je  vous  remercie  de  m'avoir  ouvert  les  yeux  ;  après 
ce  que  vous  avez  dit,  je  n'avais  qu'une  chose  à  faire,  c'était 
de  brûler  raa  tragédie.  Je  viens  à  vous  les  mains  pures.  »  Il 
est  encore  aujourd'hui  des  critiques  de  bon  sens  et  de  bonne 
foi ,  mais  est-il  encore  des  auteurs  qui  jettent  leurs  pièces  au 
feu  ? 

Ce  galant  homme  se  mit  en  campagne  pour  ouvrir  carrière  à 
l'esprit  de  Piron.  Lesage  et  Fuselier  n'étaient  plus  très-gais  à 
rOpéra-Comique,  leur  verve  vieillissait  un  peu,  on  commençait 
à  se  plaindre  d'entendre  toujours  la  même  chanson.  Piron  sur- 
vint là  à  propos;  il  prit  d'une  main  hardie  le  sceptre  de  la  folle 
gaieté.  Ses  premières  farces  ne  furent  cependant  pas  très-heu- 
reuses. «  Alors,  disait-il  à  quatre-vingts  ans,  après  un  aimable 
retour  dans  le  passé,  alors,  je  faisais  toutes  les  nuits  des  opéras 
comiques  qui  tombaient  tous  les  jours.  »  Mais  survint  un  arrêt 
rendu  à  la  requête  des  Comédiens  Français  qui  réduisait  l'opéra- 
comiqueà  un  seul  acteur  parlant.  Comment  se  tirer  de  là  gaie- 
ment? Piron  s'en  tira  en  un  jour  par  un  chef-d'œuvre  d'esprit, 
de  satire  et  de  philosophie  —  d'opéra-comique  bien  entendu.  Ce 
chef-d'œuvre,  qui  lui  fut  payé  000  livres,  c'est  Arlequin  Deri- 
caffon.  C'était  li'i  bien  choisir  son  monde.  Di'ucalion,  échappé 


7S  KFVUE  DE  PARIS. 

seul  au  déluge,  allait  h  merveille  à  une  pièce  oii  un  seul  homme 
(levait  parler,  Piron  introtUiisit  parmi  ses  acteurs  Polichinelle 
et  le  perroquet;  ceux-là  pouvaient  parler  en  dépit  de  l'arrêt  qui 
n'avait  pas  pensé  à  eux.  Ensuite  l'ingénieux  poëte  mit  en  scène 
Pyrrha,  Apollon,  l'Amour,  les  Muses,  Pégase,  qui  jouent  bien 
leurs  rôles  et  expriment  leurs  pensées  par  des  airs,  des  chan- 
sons, des  attributs.  Ainsi  Pégase,  comment  ne  pas  le  reconnaître 
à  ses  oreilles  d'âne  et  à  ses  ailes  de  dindon?  Ce  monologue  eut 
un  succès  inouï  ;  il  s'y  trouve  des  scènes  de  vraie  comédie,  je 
ne  sais  quel  franc  ressouvenir  du  Médecin  malgré  lui  et  du 
Bourgeois  Gentilhoinnie.  Les  rieurs  lurent  du  côté  de  Piron 
contre  les  Comédiens  Français,  qui  ne  trouvèrent  pas  de  meil- 
leure vengeance  que  de  demander  une  pièce  au  poëte.  Crébillon 
ie  tragique  fut  leur  ambassadeur.  Mais  le  succès  enivre  et  trou- 
ble l'esprit;  Piron,  se  croyant  appelé  aux  hautes  destinées  du 
théâtre,  se  mit  à  faire  péniblement  une  comédie  larmoyante  : 
les  Fils  ingrats.  Le  croiriez-vous!  oui,  celte  gaieté  de  mauvais 
aloi  qui  s'en  va  côtoyant  la  tragédie,  c'est  Piron  qui  nous  l'a 
léguée;car  Nivelle  a  suivi  Piron;  etque  d'autres,  hélas  !ont  suivi 
Nivelle!  sans  parler  de  Voltaiie  qui  a  fait  l'Enfant  prodigue. 
La  comédie  n'eut  qu'un  demi-succès,  Piron  retomba  du  haut 
de  ses  illusions  et  se  retrouva  dans  son  grenier,  pauvre  comme 
de  coutume.  La  poésie  ne  va  visiter  le  poëte  dans  un  grenier 
qu'aux  beaux  Jours  de  la  jeunesse  :  or  Piron  avait  trente-cinq 
ans.  Et  pas  d'argent  dans  la  bourse,  et  pas  d'amour  au  cœur. 
Quelque  menue  monnaie  par-ci,  quelque  amourette  en  plein 
vent  par-là.  Le  i)auvre  poëte  a  toujours  eu  à  se  plaindre  de  la 
fortune  et  de  l'amour  :  la  fortune  lui  venait  sous  la  forme  de 
l'aumône,  l'amour  sous  l'habit  de  quelque  comédienne  sans  feu 
ni  lieu  qui  avait  mis  son  âme  de  côté  sous  les  oripeaux  du  théâ- 
tre. Une  seule  fois  Piron  a  eu  le  cœur  en  scène,  c'a  été  pour 
M"«  Chéré,  qui  élait  encore  une  femme  quoique  comédienne. 
Piron  soupira  six  semaines  durant  ;  il  lit  presque  une  élégie,  il 
écriviL  une  jolie  épître  :  la  cruelle  finit  par  s'attendrir  ;  au  bout 
de  six  semaines  donc  ,  l'heure  du  berger  sonna  pour  Piron.  Le 
voilà  qui  s'achemine  avec  des  battements  de  cœur  vers  le  logis 
de  la  belle.  Lui  qui  soupait  si  bien ,  il  ne  songeait  pas  à  souper 
ce  soir-là.  11  sonne,  on  ouvre,  on  le  conduit  dans  un  boudoir  qui 
l'ébloiiit.  A  peine  entré,  il  voit  app.iraîlre  la  b«11e  Chéré  dans  \m 


KEVUE  DE  PARIS.  79 

clianuaiil  déshabillé  :  —  C'est  vous,  Bimbiii,  Je  ne  vous  atten- 
dais pas  si  tôt.  —  Je  sais  bien  qu'il  n'est  pas  onze  heuresj  mais 
que  voulez-vous?  mes  jambes  ont  voulu  aller  aussi  vite  que 
mon  cœur.  Ah  !  méchante  tille,  laissez-moi  donc  baiser  ces  pe- 
tites mains  friponnes.  Mais  vous  êtes  inquiète?...  —  Oui,  le 
chevalier  devait  venir  à  dix  heures.  Il  m'a  envoyé  ce  malin 
25  louis;  il  est  en  bon  chemin  de  se  ruiner  pour  moi,  je  le  prends  en 
pitié.  Or  il  ne  vous  aime  pas,  car  il  sait  que  j'ai  un  faible  pour 
les  faiseurs  de  vers.  S'il  vient,  parlez-moi  devant  lui  de  quel(|ue 
maîtresse  anonyme,  ayez  l'air  de  ne  pas  vous  soucier  de  moi  ;  il 
s'en  ira  content,  sans  nous  avoir  trop  longtemps  ennuyés.  On 
sonne,  n'est-ce  pas?  c'est  lui.  Finissez  donc,  Bimbin;  amusez- 
vous  plutôt  à  tisonner  le  feu.  —  Le  susdit  chevalier,  qui  était 
un  gentilhomme  poitevin,  arriva  bientôt  en  pirouettant  et  en 
fredonnant  un  air  d'opéra.  A  la  vue  de  Piron  nonchalamment  ren- 
versé sur  le  bras  d'une  bergère,  il  fronça  le  sourcil  et  fît  réson- 
ner son  épée  :  — Monsieur,  dit-il  en  s'animanl,  vous  n'êtes  pas 
ici,  j'imagine,  pour  l'amour  de  Dieu;  mais  je  ne  suis  pas  tout 
à  fait  un  niais.  J'ai  donné  aujourd'hui  25  louis  à  madame;  vous 
allez  m'en  donner  autant  ou  vous  en  aller.  —  Vous  perdez  l;i 
lête,  lui  dit  aussitôt  la  comédienne;  25  louis!  vous  ne  savez 
donc  pas  que  c'est  un  poêle?  —  Piron,  la  seule  fois  en  sa  vie, 
ne  trouva  rien  à  repartir.  —  Ce  garçon  est  très-raisonnable,  se 
dit-il  en  lui-même.  Ici  il  paraît  qu'on  en  a  pour  son  argent;  moi, 
qui  n'ai  ni  sou  ni  maille,  je  m'en  vais.  Il  prit  son  chapeau  et 
partit. 

Une  autre  fois  Piron  aima  presque  M"e  Lecouvreur,  mais  ce 
fut  encore  de  l'amour  perdu.  Au  moins,  grâce  à  cette  fantaisie, 
il  nous  reste  cette  jolie  épître,  si  ingénieuse  : 


A.  niADEMOISBZ.Z.E  LECOUVREUR 

Qui  jouait  le  rôle  d'Angélique  dans  ma  comédie  de  i'école  des  pères. 

Un  émule  de  Praxitèle  , 
Et  de  son  siècle  le  Coustou, 
Fit  une  Vénus,  mais  si  belle, 
Si  belle  ,  qu'il  en  devint  fou. 


80  REVUE  DE  PARIS. 

Vénus,  s'écriait-il  sans  cesse  , 

Ta  gloire  animait  mon  ciseau  ! 

Sers  donc  maintenant  ma  tendresse  , 

Anime  cet  objet  si  beau  ! 

Vénus  entendit  sa  prière  : 

La  pierre  en  effet  respira. 

De  ce  moment  le  statuaire 

N'aima  plus ,  il  idolâtra. 

Bientôt  il  fut  aimé  lui-même  ; 

Et  ce  que  mille  extravagants 

Envîraient  comme  un  bien  suprême 

A  coup  sur  il  en  eut  les  gants. 

Bergers  ,  gravez  bien  sur  les  arbres 

Ce  que  je  viens  de  vous  narrer  ; 

L'Amour  peut  attendrir  les  marbres  : 

C'est  le  sens  qu'il  en  faut  tirer. 

Et  vous  ,  déesse  de  la  scène, 

Que  tous  les  jours  nous  encensons; 

Vous  que  Thalic  et  Melpomène 

Préfèrent  à  leurs  nourrissons  , 

Reine  du  prestige  agréable 

Et  de  la  douce  illusion, 

Belle  Lecouvreur,  à  ma  fable 

Souffrez  une  autre  allusion. 

Mon  Angélique  est  ma  statue  , 

Et  vous  venez  de  l'animer  ; 

Ma  fable  est  la  vérité  nue , 

Pour  peu  que  vous  veuillez  m'aimer. 

Mais,  hélas  !  la  belle  Lecouvreur  ne  voulut  pas. 

Piron  se  consolait  de  l'amour  et  de  la  fortune  avec  tous  les 
joyeux  apôtres  du  conte  galant  et  de  la  chanson  gaillarde  qui 
ont  fondé  cette  célèbre  académie  du  rire ,  le  Caveau.  Toute 
l'histoire  du  Caveau  est  dans  ces  quelques  mots  :  on  soupait , 
on  chantait ,  on  jetait  l'esprit  à  pleines  mains.  Piron  n'était  pas 
le  plus  mauvais  convive  ;  c'était  l'esprit  en  personne.  Grimm  a 
dit  de  lui  :  «  C'était  une  machine  à  saillies ,  à  traits,  à  épi- 
grammes.  En  l'examinant  de  près,  on  voyait  que  ces  traits 
s'enlre-choquaient  dans  sa  tête,  partaient  comme  une  fusée,  et  se 
poussaient  pêle-mêle  sur  ses  lèvres  par  douzaine.  Dans  le  com- 
bat à  coups  de  langue,  c'était  l'athlète  le  plus  fort  qui  eût  jamais 


REVUE  DE  PARIS.  81 

existé.  Il  ;iv;iit  la  lopartic  plus  (eiTible  toujours  que  l'aKaque. 
Voilà  pourquoi  M.  de  Voltaire  craignait  comme  le  feu  la  ren- 
contre de  Piron.  n  Je  passerai  sous  silence  les  épigrammes 
contre  Voltaire  :  Piron  a  été  mieux  inspiré  j  seulement  je  ne 
veux  pas  oublier  cette  petite  scène  au  château  de  M.  le  raar- 
<iuis  de  Livry.  Le  marquis  aimait  Piron,  la  marquise  aimait 
Voltaire  ;  voilà  pourquoi  nos  deux  poëtes  se  rencontraient 
quelquefois  sur  le  même  seuil.  Un  matin  Piron  trouve  Voltaire 
seul  à  la  cheminée  du  salon,  nonchalamment  étendu  dans  un 
grand  fauteuil ,  les  jambes  de  çà  ,  de  là  ,  les  pieds  posés  sur  les 
chenets.  Piron  s'incline  cinq  ou  six  fois  pour  annoncer  qu'il 
lui  faut  sa  place  au  feu  ;  Voltaire  répond  par  un  léger  salut. 
Piron  saisit  bravement  un  fauteuil ,  le  roule  devant  Tâtre  ,  et 
prend,  le  plus  de  place  qu'il  peut.  Voltaire  tire  sa  montre,  Piron 
sa  tabatière  ;  l'un  prend  les  pincettes,  l'autre  du  tabac  ;  celui-là 
se  mouche  ,  celui-ci  éternue.  Voltaire  ennuyé  ,  se  met  à  bâiller 
de  toutes  ses  forces  ;  Piron,  égayé,  se  met  à  rire  ;  Voltaire  saisit 
dans  la  basque  de  son  habit  une  croûte  de  pain  et  la  broie  sous 
les  dents  avec  un  bruit  incroyable  ;  Piron,  sans  perdre  de  temps, 
se  remet  à  l'œuvre  ;  il  trouve  dans  les  basques  de  son  habit  un 
ilacon  de  vin  ,  il  le  boit  lentement  avec  un  glou  glou  magni- 
li(iue.  Cette  fois  M.  de  Voltaire  s'offense  :  «  Monsieur,  dit-il  à 
Piron  d'un  ton  sec  et  avec  un  air  de  grand  seigneur,  j'entends 
raillerie  tout  comme  un  autre  ,  mais  votre  plaisanterie,  si  c'en 
est  une,  passe  les  bornes.— Monsieur,  c'est  si  peu  une  plaisan- 
terie que  mon  flacon  est  vide.  —  Monsieur,  reprend  Voltaire, 
je  sors  d'une  maladie  qui  m'a  laissé  un  besoin  continuel  de 
manger,  et  je  mange.  —  Mangez,  monsieur,  mangez,  réplique 
Piron;  c'est  à  merveille.  Pour  moi,  je  sors  de  Bourgogne,  avec 
un  besoin  continuel  de  boire ,  et  je  bois.  «  Je  ne  puis  oublier 
non  plus  ce  mot  que  Voltaire  a  eu  trop  longtemps  à  cœur  :  ceci 
est  de  l'histoire  littéraire.  Voltaire  lisait  Sémiramis  chez  la 
marquise  de  Mamers.  Piron  était  parmi  les  auditeurs  ;  il  y  avait 
dans  la  tragédie  passablement  de  vers  de  Corneille  et  de  Racine  j 
chaque  fois  qu'il  en  passait  un  par  la  bouche  de  Voltaire,  Piron 
faisait  une  très -humble  révérence  avec  le  plus  g»and  sérieux. 
A  la  fin  Voltaire  impatienté,  et  voyant  un  sourire  moqueur  sur 
toutes  les  lèvres,  demanda  à  Piron  la  raison  de  ses  révérences. 
Aussitôt  notre  poète  bourguignon  répondit ,  sans  avoir  l'air  de 
1  %  8 


82  REVUE  DE  PARIS. 

s'en  préoccuper  :  «  Allez  toujours,  monsieur,  ne  faites  pas  at- 
tention ;  c'est  que  j'ai  coutume  de  saluer  les  gens  de  ma  con- 
naissance. I)  Séniiratnis  fut  jouée  quelque  temps  après,  avec 
fort  peu  de  succès.  Voltaire ,  rencontrant  Piron  au  foyer,  lui 
demanda  ce  qu'il  pensait  de  sa  tragédie.  «Je  pense  que  vous 
voudriez  bien  que  je  l'eusse  faite.  »  Ce  qu'il  y  avait  de  char- 
mant dans  toutes  les  reparties  de  Piron,  c'est  qu'il  était  mé- 
chant et  malin  sans  en  avoir  l'air.  Sa  figure  était  si  douce  et  si 
innocente  qu'à  Dijon  on  ne  l'appelait  que  Bimbin.  (Ce  mot  du 
patois  bourguignon  se  traduit  à  peu  près  par  bénin.) 

Piron  allait  donc  un  peu  dans  le  monde;  11  dînait  çà  et  là 
dans  un  grand  hôtel.  Il  savait  bien  que  c'était  son  esprit  qu'on 
invitait;  aussi  disait-il  :  «  On  me  prête  sur  gage.  »  Il  allait  par- 
tout sans  trop  fléchir  le  genou.  Un  jour,  je  ne  sais  plus  chez 
quel  marquis,  un  grand  seigneur  l'engage  à  passer  devant  lui 
pour  entrer  dans  la  salle  à  manger.  Le  marquis,  voyant  ce  cé- 
rémonial ,  s'adresse  au  grand  seigneur  :  «  Eh  !  monsieur  le 
comte,  ne  faites  pas  tant  de  façons  ;  c'est  un  poëte.  »  Piron  re- 
poussa l'offense  en  homme  de  cœur;  il  leva  la  tête  avec  fierté 
et  s'avança  le  premier  en  disant  :  «  Puisque  les  qualités  sont 
connues,  je  prends  mon  rang.  » 

Piron,  égaré  tout  à  la  fois  par  un  succès  et  une  chute,  se  mit 
dans  la  tête  que  la  tragédie  était  de  son  domaine.  Il  acheva 
Callisthène  ;  mais  Callistliène  tomba  tout  d'un  coup.  Chaque 
poëte  a  révélé  au  théâtre  un  caractère.  Corneille  la  grandeur 
et  l'héroïsme.  Racine  la  passion,  Crébillon  la  terreur,  Voltaire 
l'humanité  ou  à  peu  près  :  Piron  voulait  avoir  sa  place  au  soleil 
du  génie  ;  il  mit  au  théâtre  le  gigantesque  et  la  bizarrerie, 
avec  cette  pensée  que  »  le  genre  admiratif  est  la  partie  la  plus 
seigneuriale  du  domaine  de  la  tragédie.  »  Ainsi,  dans  Callis- 
thène,  Alexandre  n'est  qu'un  tyran  cruel,  parce  qu'un  philo- 
sophe ne  veut  pas  l'adorer  comme  un  dieu  ;  Lysimaque  se  bat 
contre  un  lion;  Léonide  se  dévoue  à  la  mort  afin  qu'Alexandre 
ait  sur  le  cœur  un  forfait  de  plus.  «  Pour  faire  réussir  celte 
pièce,  disait  Voltaire  avant  les  épigrarames  de  Piron ,  il  eût 
fallu  que  tous  les  spectateurs  eussent  été  des  Calons  ou  des 
Socrates.  »  Ici  Voltaire  est  trop  galant.  Callisthène,  qui  est  une 
profanation  malheureuse  de  l'histoire,  tomba  devant  la  raison 
des  spectateurs.  Suivant  Piron,  voici  la  vraie  cause  de  la  chute 


KF.VIJK  m:  PARIS.  85 

(le  cette  tragédie  :  le  poignard  dontCallislliène  d»;vait  se  percer 
le  sein  se  trouva  en  si  mauvais  état,  que  le  manche,  la  poignée, 
la  garde  et  la  lame  ,  tout  se  déjoignit  et  se  sépara ,  de  façon 
que  l'acteur  reçut  l'arme  pièce  à  pièce  des  mains  de  Lysimaque. 
11  s'éleva  une  risée  générale  au  fatal  instant  où  le  comédien  se 
poignarda  en  tenant  tous  les  morceaux  à  pleine  main.  »  Il  n'y 
eut  que  le  faux  moribond  et  moi  qui  ne  rîmes  point,  dit  Piron; 
ce  fut  là  le  vrai  coup  de  poignaid  qui  tua  mon  pauvre  Callis- 
Ihène.  »  Mais  voilà  bien  une  raison  de  poëte. 

Piron  voulut  se  venger  de  ces  deux  chutes  par  une  autre 
tragédie;  c'était  un  poêle  opiniâtre  qui  ne  voulait  pas  perdie 
la  partie  pour  jamais.  Il  tît  Gustave  Tf^asa  qui  eiit  un  succès 
honorable,  et  qui  restera  ,  sinon  au  théâtre,  du  moins  dans  ses 
œuvres.  Gustave  est  toute  l'histoire  des  révolutions  de  Suède  , 
resserrée  sur  un  même  tableau  ;  jamais  avant  les  mélodrames 
modernes  tant  de  situations  tragiques  n'avaient  été  réunies 
dans  un  même  foyer.  «  De  tant  d'événements,  dit  Piron  dans 
sa  préface ,  il  ne  pouvait  manquer  de  jaillir  une  gerbe  de  ces 
irails  lumineux  appelés  par  les  néologues  coups  de  théâtre; 
toujours  les  très-bien  venus  sur  le  moderne  horizon  de  nos  par- 
terres. »  En  effet ,  à  ne  consulter  que  le  dernier  acte  de  Gus- 
tave, on  trouve  de  quoi  faire  cinquante  tragédies  à  la  vieille 
façon.  Dans  ce  pêle-mêle  de  toutes  les  passions  et  de  tous  les 
événements  ,  dans  ce  chaos  que  la  lumière  sillonne  çà  et  là  ,  il 
y  a  certes  des  scènes  pathétiques  ,  des  élans  de  grandeur,  de 
nobles  idées  ,  de  beaux  vers.  L'inspiration  du  grand  Corneille 
est  descendue  quelquefois  jusqu'à  Piron. 

Après  Gustave  Tf^asa  c'a  été  Fernand  Cortès;  cette  tra- 
gédie héroïque  fut  mal  accueillie  :  Piron  a  mal  compris  l'in- 
térêt en  le  jetant  bon  gré  mal  gré  sur  les  Espagnols.  Pouniuoi 
faire  de  Montézume  un  imbécile  qui  baise  les  mains  qui  l'en- 
chaînent, un  sol  esclave  de  son  peuple  et  de  ses  ennemis  ,  s'ar- 
raant  pour  les  uns  et  pour  les  autres,  un  amoureux  transi  d'une 
Elvire  (Elvire  !  le  nom  n'y  fait  rien)  qui  le  méprise ,  et  dont  les 
yeux 

En  superbes  vainqueurs  dédaignent  leur  conquête? 

Pour  Piron,  le  Mexique  était  tout  simplement  la  trrre  pro- 


84  REVUE  DE  PARIS. 

mise  des  Espagnols  ;  en  attendant  ces  glorieux  missionnaires , 
ce  beau  pays  n'était  qu'un  pauvre  coin  du  globe  allant  au  ha- 
sard, sans  Dieu,  sans  lois,  sans  arts.  Mais  voilà  un  contre-sens 
terrible  !  Savez-vous  pourquoi  vient  le  messie,  c'est-à-dire 
Fernand  Cortès  ?  Il  vient  pour  les  beaux  yeux  de  M"»  Elvire  î 
Au  lieu  d'un  messie,  ce  n'est  plus  qu'un  chevalier  errant,  un 
paladin  aventureux  qui  s'en  va  pour  l'honneur  de  sa  dame  dé- 
couvrir un  monde  ,  combattre  en  héros,  le  tout  par  courtoisie. 
Je  veux  bien  que  l'amour  jette  ses  fleurs  dans  une  tragédie, 
mais  il  ne  faut  pas  que  ces  fleurs  ensevelissent  le  héros. 

Le  café  Procope  était ,  vous  le  savez ,  au  milieu  du  dernier 
siècle,  la  meilleure  gazette  littéraire  de  Paris.  Les  gazetiers 
s'appelaient  Fréron,  Dorât,  Desfontaines,  Gresset,  Favart,  Gré- 
billon ,  Diderot,  Piron.  Celui-là  était  le  rédacteur  en  chef; 
c'était  l'astre  où  venaient  s'abattre  tous  les  phalènes  ;  c'était  à 
qui  aurait  un  coin  de  sa  table,  un  trait  de  son  esprit.  Figurez- 
vous  un  Hercule  moderne,  une  tête  fort  chevelue,  un  œil  voilé, 
une  figure  bénigne ,  une  bouche  aux  coins  retroussés  par  la 
malice  ,  un  habit  assez  riche  (Piron  se  piquait  un  peu  d'élé- 
gance et  voulait  parfois  trancher  du  petit  maître),  un  jabot 
o  qui  avait  déjà  dîné  en  ville,  »  et  par-dessus  tout  cela  je  ne 
sais  quel  air  chagrin  et  délaissé  :  vous  verrez  Piron  au  café 
Procope.  u  G'est  surprenant ,  disait  le  docteur  Procope,  qu'un 
esprit  si  gai  loge  dans  un  si  triste  gîte.  »  Un  plus  grand  phy- 
sionomiste que  le  docteur  eût  découvert  le  mal  de  Piron.  Le 
pauvre  homme  était  confus  et  fatigué  des  arlequinades  de  son 
esprit.  Il  n'était  plus  pour  rien  dans  toutes  ces  joyeusetés  un 
peu  grotesques  qu'il  lâchait  pour  le  divertissement  des  badauds 
parisiens  et  des  badauds  littéraires.  Sa  nature  de  poëte  s'offen- 
sait à  toute  heure  de  sa  nature  de  boulïon.  Voilà  pourquoi  il 
faisait  des  tragédies;  mais  il  avait  beau  faire,  il  avait  beau 
supplier  la  muse  des  larmes  ,  le  poète  ne  détrônait  pas  le  bouf- 
fon. Et  puis  Piron  était  pauvre,  toujours  pauvre,  et,  quoique 
poëte,  on  finit  par  porter  péniblement  ce  sombre  manteau  de 
la  pauvreté  ;  et  puis  Piron  était  seul,  et  rien  n'est  amer  comme 
la  solitude  de  Paris  ,  la  solitude  d'une  mansarde,  d'une  che- 
minée sans  feu,  d'une  fenêtre  sans  soleil.  Rien  n'est  amer  comme 
la  vue  de  ce  seuil  désert  où  la  misère  seule  a  passé.  Une  main 
h  jamais  lit'nic,  qui  s'est  loujoî'.rs  cachée  ,  In  înniii  du  marquis 


REVUE  DE  PARIS.  85 

de  Lassay,  versait  tous  les  ans  500  livres  en  l'étude  du  notaire 
de  Piron  ;  mais  c'était  la  plus  belle  partie  des  revenus  du  poète  ; 
les  libraires  et  les  comédiens  ne  lui  en  donnaient  pas  autant. 
Ainsi  Piron,  rêvant  la  Métromanie ,  n'avait  pas  un  petit  écu  à 
dépenser  dans  sa  journée;  Gilbert  n'a  jamais  été  réduit  à  si 
peu  ;  encore  Gilbert  n'était  pas  abandonné  de  l'amour,  comme 
Piron.  Hélas  !  en  effet,  pas  une  amoureuse  dans  celte  détresse, 
pas  une  main  blanche  qui  vienne  soutenir  ce  front  penché, 
jamais  une  robe  ou  un  fichu  sur  ce  pauvre  lit,  pas  un  cœur 
dont  les  battements  consolent  ce  pauvre  cœur  qui  gémit  en  si- 
lence, jamais  un  bouquet  pour  parfumer  cette  triste  chambre, 
pas  un  tendre  regard  qui  réveille  l'espérance  assoupie,  pas  un 
seul  baiser  pour  toutes  ces  larmes  cachées!  Ne  me  parlez  plus 
de  la  douleur  de  Gilbert  :  cette  douleur  n'a  pas  duré  plus  qu'un 
rêve  d'orgueil  et  de  colère.  Mais  la  douleur  de  Piron!  Dieu  sait 
comme  elle  fut  lente  et  impitoyable  ,  comme  elle  prit  toutes  les 
formes  pour  le  torturer  !  Le  soir,  elle  le  suivait  pas  à  pas  jus- 
qu'à sa  chambre  ,  ou  bien  il  la  trouvait  accroupie  dans  l'àtre. 
«  Eh  bien!  mon  hôte,  lui  disait-elle  en  lui  tendant  une  main 
glaciale,  vous  avez  dépensé  votre  petit  écu  et  votre  épigramme? 
Ah  !  vieil  enfant  prodigue  que  vous  êtes,  que  n'avez-vous  gardé 
cinq  sous  pour  acheter  un  fagot,  ou  plutôt  que  n'avez-vous 
ramené  une  belle  fille  compatissante  qui  eût  chassé  l'hiver  de 
votre  galetas  !  Vous  passez  pour  avoir  de  l'esprit ,  mais  vous 
n'êtes  qu'un  sot ,  monsieur  Piron.  Voyez  Voltaire  et  tous  les 
autres  ,  comme  ils  vous  ont  dépassé  !  Au  théâtre  ,  on  sitîle  vos 
tragédies,  on  leur  jette  des  couronnes  ;  dans  le  monde,  ils  sont 
les  grands  seigneurs,  vous  n'en  êtes  que  l'histrion  ;  ils  ont  des 
maîtresses,  où  sont  les  vôtres?  ils  jettent  l'argent  par  les  fe- 
nêtres ,  faites  un  peu  sonner  votre  bourse  ;  ils  sont  de  l'Aca- 
démie, vous  y  seriez  fort  mal  reçu.  Tout  ce  que  vous  avez 
gagné  à  Paris,  ce  sont  vos  cheveux  blancs.  Qu'avez-vous  à  ré- 
pondre à  cela,  mon  pauvre  poète  bourguignon  ?  »  Piron,  pour 
toute  réponse,  se  couchait  en  pleurant  dans  un  mauvais  lit.  Le 
lendemain,  il  demandait  quelques  rimes  à  sa  muse  ,  un  conte  , 
une  épître ,  une  scène  de  comédie  ;  mais  le  plus  souvent  la 
muse  se  morfondait  dans  cette  pauvre  chambre  de  la  rue  Saint- 
Thomas-du-Louvre ,  en  face  de  quelques  meubles  pileux,  en 
voisinage  d'une  vieille  et  d'un  perroquet.  Quand  Piron  ouvrait 

8. 


8a  REVUE  DE  PARIS. 

la  fenêtre  par  désennui,  la  rime  déjà  rebelle  s'envolait  aussilôt  ; 
il  descendait  pour  la  poursuivre  ;  mais  ce  n'était  pas  sans  peine 
([u'il  la  rattrapait,  tantôt  au  coin  d'une  rue,  tantôt  au  coin  du 
feu  d'un  ami. 

Dans  cette  triste  demeure,  où  M.  de  Buffon  et  M.  de  Voltaire 
n'auraient  pu  respirer  une  heure  ,  ni  écrire  une  ligne,  Piron  fut 
pourtant  visité  par  quelques  personnages  célèl)res  ;  mais  plai- 
gnez, plaignez  le  pauvre  Piron!  le  grand  seigneur  qui  s'était 
honoré  en  honorant  le  poète  ,  gâtait  son  œuvre  par  une  aumône 
indigne  d'un  grand  seigneur  et  d'un  poëte  :  il  déposait  en  partant 
quelques  louis  sur  la  cheminée  !  Un  seul  grand  seigneur,  mais 
celui-là  était  un  grand  écrivain  ,  Montesquieu,  visita  Piron  sans 
lui  faire  l'aumône. 

Enfin,  après  cinq  années  d'un  travail  opiniâtre,  la  Métro- 
manie,  d'abord  refusée  par  les  comédiens,  obtint  les  honneurs 
de  la  scène  et  les  applaudissements  des  spectateurs.  Piron  n'est 
pas  le  seul  auteur  de  cette  comédie;  la  célèbre  M'i^Quinault, 
qur avait  pris  de  l'ascendant  sur  son  esprit,  lui  donna  de  sages 
conseils  après  la  première  lecture;  elle  s'y  prit  si  bien,  que 
Piron  refit  toute  sa  pièce.  «Patience,  patience,  lui  dit-elle  à  la 
seconde  lecture  ,  ce  sera  un  chef-d'œuvre;  mais  il  faut  encore 
refaire  vingt  scènes,  donner  plus  d'amour  aux  amoureux,  plus 
de  vérité  au  capiloul  ;  plus  de  gaieté  au  premier  acte;  car, dans 
une  comédie  ,  il  ne  faut  pas  attendre  au  dernier  acte  pour  rire. 
Eifacez-moi  ces  rimes  baroques  et  ces  sentences  vulgaires , aban- 
donnez cet  esprit  qui  vieillit  un  peu  ,  relisez  les  Femmes  sa- 
vantes, et  tout  cela  finira  bien,  je  vous  le  prédis,  moi  qui 
serais  bien  fâchée  d'être  une  femme  savante.  Patience  donc  ,  la 
patience  c'est  le  génie.  »  On  écoule  toujours  la  raison  d'une 
jolie  bouche.  La  Métroinanie  est  l'œuvre  de  la  patience  ,  du 
bon  conseil  et  de  l'esprit.  Ce  n'est  pourtant  pas  l'œuvre  du 
génie.  Je  serais  mal  venu  peut-être  si  je  parlais  avec  bonne  foi, 
si  je  m'avisais  d'en  appeler  contre  tous  les  jugements  dir 
xviir'  siècle ,  qui  ont  proclamé  la  Mélromanie  le  dernier 
chef-d'œuvre  de  la  comédie.  Non  la  Métroinanie ,  quoi  qu'en 
disent  Fréron  et  La  Harpe,  n'est  point  un  chef-d'œuvre;  c'est 
une  charmante  comédie  du  meilleur  style  ,  où  il  y  a  de  la  gaieté 
de  bon  aloi  ,  des  tableaux  aimables,  de  jolies  scènes,  de  la 
satire  ingénieuse,  des  vers  dignes  de  Molière  ,  des  traits  dignes 


hKVLF.  hK  PARIS  87 

lie  Regiiard  ,  mais  pourlant  il  y  a  un  vidu  dans  celte  pif-ce  : 
ce  vide  ,  c'est  riiumanité ,  qui  n'est  pas  assez  en  jeu. 

La  Métromanie  ne  fut  d'abord  dans  la  pensée  de  Piron 
qu'une  épigramme  sur  Voltaire.  Voici  à  quel  propos  :  un  mé- 
chant poëte  de  Bretagne  nommé  Desforges  Maillard  donnait  ses 
vers  dans  le  Mercure  sous  le  nom  de  M"o  Materais  de  la  Vigne. 
Voltaire,  pris  à  ce  piège ,  le  premier  entre  les  beaux  esprits, 
avait  répondu  aux  coi[uetteries  du  Breton  par  des  bouquets  à 
Chloris  ,  des  madrigaux  parfumés  ,  des  épilres  galantes.  On  sut 
bientôt  à  qui  le  poète  avait  affaire.  Piron  fit  donc  une  épi- 
gramme,  l'épigramme  enfanta  une  comédie  en  un  acte,  entin 
de  cet  acte  sortit  la  Métromanie.  11  y  a  un  livre  curieux  à  faire 
sur  l'histoire  des  idées  se  débattant  avec  les  poêles. 

Le  succès  consola  Piron  dans  son  chagrin ,  mais  le  succès  à 
cinquante  ans,  c'est  un  peu  tard;  et  encore  avec  le  succès  il  y 
eut  des  critiques  amères  ;  et  bienlôt ,  grâce  aux  critiques  ,  aux 
comédiens,  aux  auteurs  jaloux,  la  Métromanie  fut  aban- 
donnée à  l'oubli.  Trois  mois  après  la  représentation,  Piron 
écrivait  :  «  Je  vois  bien  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  pour  moi  en  ce 
monde  qu'après  que  je  ne  serai  plus.  Bergerac,  du  temps  des 
pointes,  aurait  dit  ici  :  Il  faut  que  je  meure  pour  qu'on  ne 
m'enterre  pas.  Ou  bien  :  Je  suis  un  homme  mort,  si  je  vis  tou- 
jours. » 

Il  n'en  était  pas  plus  riche  j  mais  si  la  fortune  ne  suivit  point 
la  gloire  ,  la  gloire  entraîna  l'amour  sur  ses  pas.  L'amour  à 
cinquante  ans!  Il  vaut  mieux  tard  que  jamais,  dit  la  sagesse 
des  nations.  Un  soir  ,  avant  souper,  Piron  rêvait  à  je  ne  sais 
quoi,  dans  la  boutique  de  Gallel.  Gallet  le  gai  chansonnier,  le 
franc  buveur,  était  avant  tout  épicier.  Survient  une  demoiselle 
qui  demande  du  café  et  des  allumettes.  Gallet  étant  sorti ,  Piron 
se  mil  à  servir  la  demoiselle.  —  C'est  tout  ce  qu'il  vous  faut? 

—  Gallet,  rentrant  alors  ,  dit  en  riant  :  Il  faudrait  à  mademoi- 
selle un  mari,  par-dessus  le  marché.  —  A  merveille  ,  dit  Piron j 
si  la  commère  veut  faire  flèche  de  tout  bois  ,  j'en  suis.  —  La  de- 
moiselle rougit  et  s'en  alla  sans  mot  dire.  Le  lendemain  Piron 
se  levait  à  peine  quand  la  demoiselle  entra  dans  sa  chambre. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle  luule  tremblante,  nous  sommes  deux 
enfants  de  la  Bourgogne;  il  y  a  bien  longtemps  que  je  voulais 
voir  un  homme  de  tant  d'esprit  j  ayant  appris  hier  que  j'avais 


8a  REVUE  DE  PARIS. 

eu  aflFaire  à  vous  dans  la  boutique  de  M.  Gallet ,  je  suis  venue 
aujourd'hui  sans  façon  vous  rendre  une  visite.  Ah  !  monsieur, 
comme  vous  devez  vous  ennuyer  ici?  J'avais  bien  peur  d'y  ren- 
contrer quelque  belle  dame  de  théâtre  ;  mais  ,  Dieu  soit  loué, 
vous  êtes  là  comme  un  trappiste.  Vous  n'avez  jamais  songé  à 
faire  une  lin  ,  monsieur  Piron?  —  Piron ,  tout  abasourdi  par  ce 
babil,  répondit  ainsi:  —  Hélas!  mademoiselle,  je  laisse  ce 
soin-là  à  la  camarde;  mais,  s'il  vous  plaît,  qu'entendez-vous 
par  là  ?  —  Je  veux  dire  que  vous  n'avez  jamais  songé  à  vous 
marier  ?  —  Pas  trop  ,  mademoiselle  ;  asseyez-vous  donc  ,  je  vais 
allumer  le  feu.  —  Vous  ne  savez  pas,  monsieur  Piron?  cela  va 
vous  faire  rire  ,  c'est  égal ,  j'irai  droit  mon  chemin  :  si  le  cœur 
vous  en  dit  comme  le  mien...  —  Piron ,  de  plus  en  plus  surpris, 
regardait  la  demoiselle  en  silence.  —  En  un  mot,  monsieur 
Piron  ,  je  viens  vous  offrir  mon  coeur  et  ma  main  sans  oublier 
deux  mille  livres  de  rente  viagère.  —  Piron  ,  contre  sa  cou- 
tume, prit  tout  cela  au  sérieux;  il  fut  touché  de  trouver  enfin 
une  âme  compatissante;  la  demoiselle  avait  les  larmes  aux 
yeux  ,  il  l'embrassa  avec  effusion.  —  Je  vous  laisse  ,  lui  dit-il , 
tout  le  soin  de  la  noce,  Gallet  fera  notre  épithalame.  —  Vous 
me  voyez,  monsieur  Piron,  la  plus  heureuse  fille  du  monde. 
Je  n'espérais  jamais  faire  une  si  belle  fin ,  car  ,  je  ne  veux  vous 
rien  cacher,  j'ai  cinquante-trois  ans.  —  Eh  bien  !  dit  Piron 
en  sourcillant  un  peu  ,  nous  avons  cent  ans  passés  à  nous  deux. 
Nous  aurions  bien  dû  nous  rencontrer  plus  tôt;  mais  que 
voulez-vous?  au  lieu  d'une  histoire,  notre  mariage  ne  sera 
qu'un  conte. 

Vous  voyez  que  l'amour  a  joué  à  Piron  toutes  sortes  de  mau- 
vais tours;  il  l'a  délaissé  dans  les  beaux  jours  de  la  vie,  quand 
il  pouvait  lui  apparaître  dans  le  doux  et  riant  cortège  des 
Grâces ,  au  bruit  des  castagnettes  de  la  folle  et  sémillante  Érato , 
dans  un  chemin  jonché  de  roses  printanières  ;  et ,  pour  achever 
son  œuvre  de  moquerie  ,  l'amour  perfide  vient  visiter  le  poëte, 
quand  le  poète  n'attend  plus  que  la  mort ,  sous  la  forme  ren- 
frognée d'une  vieille  fille. 

Le  mariage  se  fit  assez  gaiement.  Cette  vieille  fille  était  une 
bonne  filk;  elle  fut  la  sœur  ,  l'amie  et  la  servante  dévouée  de 
Piron.  Il  s'accoutuma  si  bien  à  la  voir  faire  le  café  le  malin  ,  à 
l'entendre  babiller  gentiment  au  coin  du  feu  le  soir;  il  fut  si 


REVUE  DE  PARIS.  89 

cliarraé  de  l'enthousiasme  qu'elle  avait  pour  ses  œuvres ,  qu'il 
s'avouait  le  plus  heureux  des  maris.  Il  n'était  plus  seul ,  il  n'é- 
tait plus  réduit  à  un  petit  écu  par  jour  ,  il  pouvait  refuser  un 
dîner  en  ville  quand  le  temps  était  mauvais  ,  il  pouvait  acheter 
çà  et  là  une  comédie  de  Molière  et  une  tragédie  de  Corneille  ;  il 
pouvait  à  son  tour  faire  son  aumône  ,  non  pas  sur  une  chemi- 
née ,  mais  au  coin  d'une  rue  ;  il  pouvait  enfin  recevoir  ses  amis 
au  coin  de  son  feu  tout  comme  un  grand  seigneur.  Il  faut  avoir 
manqué  d'un  petit  écu  pour  comprendre  ce  bonheur  prosaïque 
du  poète. 

Mais  il  n'est  si  petit  bonheur  qui  n'ait  son  revers  :  la  bonne 
vieille  de  Piron  tomba  en  paralysie  après  cinq  ans  de  mariage , 
cinq  ans  encore  elle  languit  dans  cet  état  5  elle  mourut  empor- 
tant les  regrets  amers  de  Piron ,  et  les  deux  raille  livres  de 
rente  viagère.  Le  croira-t-on?  jamais  mari  ne  pleura  de  plus 
belles  larmes  sur  la  mort  de  sa  femme.  Le  pauvre  poète  ne  de- 
meura pas  seul ,  grâce  à  une  nièce  qui  vint  à  lui  par  compas- 
sion ,  ne  sachant  où  aller.  Cette  nièce  fut  le  dernier  appui  de 
Piron.  Il  était  presque  aveugle;  elle  le  conduisait  partout 
sans  jamais  se  plaindre  de  ses  fantaisies  ;  elle  écrivait  ses 
vers,  lui  lisait  ceux  des  autres  ;  en  un  mot ,  c'était  sa  seconde 
vue. 

Chaque  année,  Collé,  Panard,  Gallet  et  toute  la  joyeuse 
bande  ,  célébraient  la  fête  de  Piron.  Deux  ans  avant  sa  mort , 
celte  fête  fut  la  plus  belle  de  sa  vie.  Dès  le  point  du  jour,  les 
vers  et  les  bouquets  pleuvaient  chez  lui,  les  vieux  amis  et  les 
chansons  réveillaient  sa  gaieté  assoupie.  On  l'avait,  malgré 
lui,  couronné  de  roses,  de  myrtes  et  de  lauriers.  «  Je  crois 
toujours  le  voir  et  l'entendre  ,  dit  Dussault;  c'était  Anacréon  , 
c'était  encore  Pindare.  »  Tout  à  coup  un  nouveau  venu  à  la 
fête  arrive  près  de  Piron  ;  adieu  les  vers  et  les  bouquets  ,  les 
chansons  el  les  couronnes  !  Ce  nouveau  venu  était  un  triste 
proscrit ,  une  âme  en  peine ,  un  génie  malheureux  ,  un  homme 
ù  jamais  célèbre,  c'était  J.-J.  Rousseau!  Piron  saisit  la  main 
de  Jean-Jacques  ,  la  met  sur  son  cœur  avec  un  cri  de  joie,  et 
d'une  voix  de  stentor  il  entonne  le  Nunc  dimittis  servum 
tuum ,  Domine.  —  Enfin  c'est  vous ,  mon  cher  Rousseau.  Oh  ! 
la  bonne  tête  !  Oh  !  le  bon  cœur  !  Et  des  barbares  ont  brûlé  son 
Emile.  Tant  mieux  ,  le  parfum  d'un  pareil  holocauste  a  dft  ré- 


90  REVUE  DE  PAKIS. 

jouir  les  anges.  Mais  comment  vous  a-t-il  pris  fantaisie  de  venir 
ciiez  moi?  car  il  s'en  faut  bien  que  vous  alliez  partout  !  Serait- 
ce  pour  y  conlrasler  la  sagesse  avec  la  folie  ?  A  propos  m'avez 
vous  pardonné  certaines  épigrammes?  Que  voulez-vous  ?  j'ai  le 
vin  pointilleux...  —  Je  fais  plus  ,  interrompit  Rousseau,  j'en 
attends  d'autres  ;  allez,  joyeux  nourrisson  de  Bacchus,  enfant 
gâté  des  Muses  ,  soyez  toujours  le  même,  soyez  toujours  Piron; 
vous  êtes  né  malin  ,  vous  n'avez  jamais  été  méchant.  » 

Piron  reprit  la  i)arole ,  et  durant  une  heure  ce  fut  un  feu 
d'artifice  éblouissant;  jamais  son  esprit  n'avait  jeté  de  plus 
belles  pluies  de  bons  mois,  Jean-Jacques  n'en  revenait  pas;  ja- 
mais il  n'avait  montré  plus  de  surprise.  —  Vous  y  retournerez, 
lui  dit  Dussault  en  descendant  l'escalier.  —  Non ,  répondit-il  ;  ce 
feu  roulant  me  fatigue  et  m'éblouit ,  j'en  suis  tout  haletant. 
Quel  homme!  c'est  la  Pylhie  sur  son  trépied.  —  Ah  !  mes  amis, 
sécria  Piron  dès  que  Jean-Jacques  fut  sorti ,  pardonnez-moi 
ces  larmes,  voilà  que  je  pleure  comme  un  enfant.  » 

Deux  ans  après  la  mort  de  sa  femme,  en  1755,  l'Académie 
voulut  consacrer  dignement  la  gloire  de  Piron.  Il  fut  nommé 
tout  d'une  voix  ,  sans  qu'il  eût  fait  les  visites  d'usage.  M.  de 
Bougainville  ,  qui  se  présentait ,  n'avait  pas  oublié  les  visites. 
—  Je  crois  ,  lui  dit  Montesquieu  ,  que  vous  faites  les  visites  de 
Piron.  —  Quels  sont  vos  titres?  lui  demanda  Duclos.  —  Va  pa- 
rallèle d'Alexandre  et  de  Thamas  Kouli-Khan. —  Nous  n'a- 
vons pas  lu  cela.  —  Mais,  monsieur,  j'ai  un  autre  titre  :  je 
suis  mourant.  —  Duclos  sourit  et  repartit  :  Est-ce  que  vous 
prenez  l'Académie  pour  l'extrème-onction  ?  —  Ce  monsieur  de 
Bougainville  se  mit  en  guerre  contre  Piron  avec  l'ancien  évêque 
de  Mirepoix  ,  il  prépara  les  armes,  et  l'ancien  évêque  alla  rap- 
peler au  roi  Louis  XV ,  que  Piron  était  coupable  d'un  chef- 
d'œuvre  de  libertinage.  —  Je  vous  supplie  donc  ,  sire,  de  re- 
fuser votre  sanction  à  cet  acte  de  l'Académie.  —  M™"  de 
Pompadour  prit  la  défense  de  Piron  ;  mais  les  dévots  y  mirent 
tant  d'ardeur  que  le  roi,  qui  avait  ses  raisons  pour  ne  pas  y  re- 
garder de  trop  près  ,  n'eut  pourtant  pas  la  force  de  résister  ;  le 
nom  de  Piron  fut  à  jamais  rayé  de  la  fameuse  liste.— Ce  diable 
d'évèque,  dit  Piron,  m'a  donné  là  un  coup  de  crosse.  — Dès  ce 
Jour ,  il  fit  son  épitaphe  ,  la  plus  célèbre  de  toutes  les  épitaphes. 

l>ès  que  Montesquieu  apprit  le  lefiis  du  roi ,  il  s'en  fut  à  la 


REVUE  DE  PARIS.  91 

cour  et  se  fil  l'avocat  de  Piron  avec  tant  d'éloquence,  que  le 
roi  signa  tout  de  suite  le  brevet  d'une  pension  de  1,000  livres 
pour  le  vieux  poète.  M™^  de  Porapadour  y  joignit  encore  500  li- 
vres sur  ses  menus  plaisirs.  Le  comte  de  Saint-Florentin  et  le 
marquis  de  Livry  imitèrent  ce  bon  exemple,  si  bien  que  Piron 
retrouva  tout  d'un  coup  les  2,000  livres  de  rente  viagère  en- 
levées avec  la  défunte.  De  plus,  il  touchait  toujours  la  pension 
anonyme  de  M.  de  Lassay  ;  de  plus  ses  œuvres  et  son  Ihéà're  lui 
rapportaient  1,000  livres ,  bon  ou  mal  an  :  il  se  trouva  presque 
riche;  alors  savez-vous  ce  qu'il  fit?  Il  se  fit  dévot.  Pour  pre- 
mier sacrifice .  je  ne  dirai  pas  à  Dieu  ,  mais  à  son  confesseur  , 
il  brûla  une  Bible  dont  il  avait  enjolivé  les  marges  de  com- 
plaintes et  d'épigrammes  de  sa  façon  ;  ensuite  il  se  mit  à  tra- 
duire des  psaumes  ,  à  rimer  des  odes  sur  le  jugement  dernier. 
Il  disait  à  ce  propos  :  «  Encore  vaut-il  mieux  prêcher  sur  l'é- 
chelle que  jamais.  «  Cette  vieillesse  édifiante  lui  ouvrit  les 
portes  du  monde  religieux;  il  fut  reçu  jusque  chez  l'archevêque 
de  Paris  ,  mais  l'archevêque  n'en  était  pas  pour  cela  à  l'abri  des 
épigrammes  du  poëte.  Un  jour ,  en  présence  de  beaucoup  de 
monde ,  l'archevêque  lui  dit  avec  un  certain  laisser  aller  un  peu 
vain  :  Eh  bien ,  Piron,  avez-vous  lu  mon  mandement?  —  Non  , 
monseigneur ,  et  vous  ?  » 

N'est  pas  austère  qui  veut.  Piron  fut  malgré  lui  plaisant  jus- 
qu'à la  mort.  Il  vécut  jusqu'à  quatre-vingt-trois  ans  et  demi , 
comme  Voltaire.  Son  père  avait  chanté  sa  naissance,  il  se  trouva 
des  poètes  pour  chanter  sa  mort.  Imbert  fit  sur  ce  sujet  une 
élégie  larmoyante  qui  eût  bien  égayé  le  défunt.  Sa  nièce  fut 
toujours  pour  lui  pleine  d'amour  et  de  sollicitude.  Devenu  tout 
à  fait  aveugle ,  il  voyait  toujours  clair  par  les  yeux  de  sa  nièce  ; 
cependant ,  s'étant  mariée  au  musicien  Capron,  elle  lui  cacha 
ce  mariage  par  respect  pour  sa  faiblesse  :  il  pouvait  craindre 
qu'une  fois  mariée ,  elle  ne  vînt  à  le  négliger  ,  ou  même  à  l'a- 
bandonner.Pendant  trois  ans  ,  elle  reçut  tousies  jours  son  mari 
à  la  table  du  vieillard  ,  s'imaginant  ipie  Piron  ne  s'apercevait 
de  rien;  mais  Piron  savait  tout,  et  il  disait  à  ses  amis  :  «  Ka- 
nette  a  le  paquet.  Je  rirai  bien  après  ma  mort.  «  Ce  paquet  était 
son  testament,  qui  commençait  par  cette  ligne  :  Je  nomme 
pour  mon  héritière  madame  Capron  ^  ma  nièce.  Ce  trait  vaut 
mieux  que  tous  les  bons  mots  de  Piron. 


92  REVUE  DE  PARIS. 

Piron  est  une  des  figures  originales  du  xviii"  siècle;  il  ne 
s'est  pas  grimé  pour  ressembler  à  celui-ci  ou  à  celui-là  ;  il  est 
né  Alexis  Piron  ,  il  est  mort  Alexis  Piron.  Il  prenait  en  grande 
jiilié  les  limeurs  de  mauvais  aloi ,  comme  Lemière  ou  La 
Harpe,  qui  dérobaient  quelquefois  le  succès,  grâce  à  un  cer- 
tain air  de  famille  avec  Voltaire  ou  Racine,  qu'ils  se  donnaient 
en  imitant  un  vers  par-ci,  une  scène  par-là.  Aussi  :  disait-il 
«J'ai  le  droit  d'être  plus  fier  d'une  chute,  que  ces  messieurs  d'un 
succès.  »  Une  étude  approfondie  du  poëte  bourguignon  révèle 
des  tentatives  hardies  dans  le  domaine  de  l'art.  En  premier  lieu, 
Piron  a  voulu  ,  par  un  combat  un  peu  hasardé  des  diverses  pas- 
sions humaines  ,  amener  presque  en  même  temps  le  rire  sur 
les  lèvres  et  les  larmes  dans  les  yeux.  Mais  les  esprits  alors  mal 
préparés  n'ont  pas  voulu  donner  raison  au  novateur  ;  on  l'a 
trouvé  fort  mal  avisé  de  vouloir  renverser  les  bornes  plantées 
cnfreMolière  et  Corneille.  Depuis,  la  tentation  a  été  renouvelée 
avec  plus  de  bonheur,  mais  il  est  bon  de  rappeler  l'essai  de 
Piron.  En  second  lieu  ,  dans  Jrlequin  Deucalion ,  le  poëte  a 
mis  en  scène  fous  les  charmes  de  la  fantaisie.  Il  a  osé  être 
1)0616  tout  à  son  aise  sans  peur  et  sans  entraves.  Rameau  ,  l'au- 
teur de  la  musique  à!' Arlequin  Deucalion ,  prenait ,  suivant 
son  mot,  un  magnifique ]^\a\?,\v  aux  représentations  de  ce  petit 
chef-d'œuvre.  Il  y  a  en  effet  de  la  magnificence  dans  cette 
création.  Si  on  pouvait  en  effacer  quelques  traits  vulgaires,  ce 
serait  une  des  plus  charmantes  fantaisies  de  la  littérature  fran- 
çaise. Ensuite  Piron  a  un  peu  renouvelé  la  rime  ;  il  s'est  permis, 
au  grand  scandale  de  l'abbé  Desfontaines ,  de  mettre  en  regard 
pirates  et  soupirâtes ,  mai  et  charmé.  Dans  ses  chansons  ,  il 
rime  douze  fois  en  oc  et  douze  fois  en  vent  sans  désemparer. 
En  outre ,  Piron  n'a  pas  toujours  respecté  la  césure  : 

Et  de  quoi  s'agit-il  encor?...  Voyons  un  peu  , 

Je  t'épierai  si  bien  aujourd'hui...  Prends-y  garde. 

Ah  !  c'est  vous?  Comment  va  la  mémoire?...  Ma  foi. 

Viennent  ensuite  les  enjambements  : 

J'arrive 

A  l'instant  du  palais.     ......... 

Je  suis 

Content 


REVUE  DE  PARIS.  93 

Il  faii(  siirlont  savoir  {^ré  .^Piron  d'avoir  ( en (ô,  dans  un  tenii)s 
où  le  jargon  précieux  dominait,  de  remeître  en  honneur  le 
vieux  conte  gaulois  légué  par  Mr.rot.  Par  malheur,  Piron  a  été 
plus  vulgaire  que  naïf.  Cependant  on  ne  peut  lui  refuser  un 
certain  tour  piquant  plein  de  franchise  et  de  laisser  aller,  une 
vraie  philosophie  ,  des  traits  dignes  du  devancier.  Dans  la  Que- 
nouille merveilleuse ,  il  parle  ainsi  de  l'amour: 

Marmot  n'aimant  que  le  désordre, 
La  nuit  s'amusant  à  détordre 
Le  fil  qu'on  a  tordu  le  jour  , 
Aux  fileuses  du  noir  séjour 
En  donne  sans  cesse  à  retordre. 

Dans  un  autre  conte ,  le  plus  joli  peut-être,  il  peint  d'une 
façon  plaisante  les  diverses  natures  qui  se  combattent  en  nous. 
Vous  avez  vu  Dorât  à  l'œuvre  sur  ce  sujet,  voyez  maintenant 
Piron  : 

CONTB  ALLÉGORIQUE. 

Deux  moi ,  sans  cesse ,  en  moi  se  font  sentir , 

Entre  lesquels,  se  voulant  divertir 

A  mes  dépens,  quelque  malin  génie 

A  fait  si  bien  germer  la  zizanie  , 

Que  chiens  et  chats  vivent  moins  désunis. 

Ce  sont  griefs  et  débats  infinis. 

L'un  tire  au  ciel  ;  l'autre  lient  à  la  terre  : 

Voilà  de  quoi  longtemps  nourrir  la  guerre. 

Mais  tout  le  mal  encor  ne  vient  pas  d'eux. 

Voici  bien  pis  :  perplexe  entre  les  deux  , 

Un  moi  troisième,  établi  pour  entendre. 

Et  pour  juger,  ne  sait  quel  parti  prendre; 

Et  ballotté  par  les  mais  et  les  si , 

Lui-même,  en  deux,  se  subdivise  aussi. 

Conclusion:  Si  la  Sagesse  habile 

N'y  met  la  main  ,  bientôt  je  serai  mille. 

C'est  trop  souffrir  un  abus  importun. 

Messieurs  les  moi ,  je  prétends  n'être  qu'un  : 

Que  là-dessus  ,  s'il  vous  plaît ,  on  s'arrange, 

Et  qu'il  en  reste  un  bon  moi  sans  mélange. 

1  9 


94  REVUE  DE  PARIS. 

En  voilà  assez  pour  caracfériser  la  manière  do  Piioii.  Il  y  a 
quelque  analogie  avec  celle  de  Gresset.  Un  peu  plus  de  travail 
apparent  ou  mal  déguisé  chez  le  premier,  un  peu  plus  de  sans 
façon  ,  non  dans  les  idées  ,  mais  dans  les  vers ,  chez  le  second  ; 
d'ailleurs  le  même  coup  d'œii  ,  le  même  ciel  couvert  ,  le  même 
horizon  restreint.  On  pourrait  pousser  assez  loin  le  parallèle 
entre  ces  deux  poëtes  qui  ont  vécu  et  brillé  dans  îe  même  temps 
à  peu  près  de  la  même  façon  :  irréligieux  dans  leur  jeunesse  , 
dévots  sur  la  fin  de  leurs  jours,  auteurs  des  deux  meilleures 
comédies  de  leur  siècle.  On  trouverait  dans  les  détails  de  la  vie 
et  des  œuvres  une  analogie  presque  aussi  frappante,  mais  je 
laisse  à  d'autres  cette  étude.  Je  veux  aussi  en  passant  mettre 
en  regard  de  Piron  la  figure  originale  de  Scarron  :  au  premier 
aspect,  ces  deux  têtes  sont  enluminées  de  je  ne  sais  quel 
rayon  de  gaieté;  mais  peu  à  peu  cette  gaieté  mensongère  s'éva 
nouit  ;  le  rayon  s'efface ,  il  ne  reste  plus  que  le  reflet  du  cœur , 
et  comme  le  cœur  souffre ,  vous  êtes  en  face  de  cette  morne 
tristesse  qui  se  cache  et  qui  dévore  ses  larmes  sous  un  rire  con- 
vulsif. 

Piron,  qui  écrivait  en  prose  d'une  façon  trop  originale,  a 
rendu  ce  jugement  assez  bizarre  et  assez  vrai  sur  sa  poésie  : 
<r  Ce  n'auront  été  que  des  rimes  cousues  presqu'en  pleine  table 
à  de  la  prose  qui  s'égayait  à  la  ronde  sur  la  fin  d'un  repas.  « 
Comme  Voltaire  et  comme  Dorât,  Piron  a  voulu  être  universel 
en  poésie  :  tragédies  ,  comédies  ,  poèmes ,  odes ,  épîtres ,  contes, 
églogues  ,  idylles  ,  pastorales ,  il  a  tout  tenté  dans  son  domaine. 
Si  la  moisson  n'a  pas  été  abondante ,  il  a  du  moins  recueilli 
quelques  épis  d'or  qui  le  feront  vivre  longtemps. 

Dans  la  poésie  de  Piron  il  manque  le  rayon  de  soleil  et  l'es- 
pace ;  il  fallait  à  Piron  les  blanches  ailes  de  l'amour  pour  le 
transporter  quelquefois  aux  divines  régions,  mais,  sans  amour, 
Piron  est  demeuré  le  pied  cloué  sur  la  terre  ,  cultivant  son  es- 
prit entre  quatre  murs.  Sa  jeunesse,  d'ailleurs,  avait  été  fatale 
à  la  poésie  ,  et  telle  jeunesse  tel  poète.  La  poésie  est  le  miroir 
de  la  jeunesse  du  poëie  ,  car  la  poésie  est  une  belle  fille  qui  se 
souvient.  Faites  qu'elle  se  souvienne  quelquefois  du  ciel,  son 
ancienne  patrie.  Si  le  poëte  passe  sa  jeunesse  à  l'ombre,  la 
poésie  battra  des  ailes  dans  l'ombre  ;  s'il  dépense  son  printemps 
au  fond  de  la  taverne  ,  dans  le  cortège  des  plaisirs  grossiers  , 


REVUE  DE  PÂIUS.  05 

il  ne  poursuivra  que  la  muse  de  la  folle  gaieté ,  il  fera  rire, 
mais  la  source  des  larmes  est  une  source  divine.  S'il  passe  ses 
beaux  jours  dans  l'amour  ,  cet  amour  noble  et  tendre  de  Pé- 
trarque ,  cet  amour  noble  et  passionné  de  Jean-Jacques  ,  un 
rayon  du  ciel  illuminera  ses  œuvres ,  un  feu  divin  animera  tous 
ses  vers.  Après  l'amour,  ce  qu'il  faut  à  la  jeunesse  du  poêle  , 
c'est  la  solitude,  la  solitude  agreste  qui  initie  riux  œuvres  de 
Dieu  ,  le  rocher  désert  où  viennent  se  briser  les  bruyantes  va- 
nités de  la  terre  ,  la  forêt  profonde  où  l'on  écoute  chanter  son 
âme  dans  le  magnifique  concert  des  feuilles  et  des  oiseaux  ,  le 
versant  de  la  colline  où  le  soleil ,  à  son  coucher,  jette  un  der- 
nier rayon.  Celle  solitude  ,  Piron  ne  l'a  pas  cherchée  un  seul 
instant;  cet  amour,  Piron  ne  l'a  pas  trouvé  une  seule  fois. 
Aussi  ,  dans  sa  poésie,  la  nature  ne  monlre  pas  un  pan  de  sa 
robe  ,  et  le  cœur  n'est  jamais  en  scène.  Avec  l'amour  et  la  so- 
litude, ce  qu'il  faut  au  poète,  c'est  la  foi,  c'est  l'espérance, 
c'est  Dieu  ;  mais  Dieu  lui-même  n'inspirait  que  des  saillies  à  la 
jeunesse  profane  de  Piron.  Quand  il  est  revenu  à  Dieu  au  déclin 
de  ses  jours  ,  il  était  trop  tard  ,  non  pour  son  âme  ,  mais  pour 
sa  poésie.  En  vain  il  a  traduit  des  psaumes  avec  recueillement 
et  dans  des  stances  sévères  :  le  souffle  divin  n'a  pu  se  traduire. 
Dieu  aime  et  bénit  les  poëtes  qui  l'appellent  dans  leurs  beaux 
jours  ,  dans  l'épanouissement  de  la  jeunesse,  dans  la  floraison 
de  l'âme;  Dieu  est  rebelle  à  ceux  qui  l'oublient  dans  les  vaines 
joies  de  la  terre  ,  qui  ne  se  souviennent  de  son  nom  qu'au  seuil 
de  la  tombe  ,  qui  n'inclinent  leur  front  devant  sa  grandeur  que 
sous  les  neiges  de  la  mort. 

ARSÈrrE  HonssATE. 


LA 


RUSSIE  D'AUJOURD'HUI. 


MOSCOU  ET  SAINT-PETERSBOURG. 


Ce  n'est  pas  sans  raison  que  je  choisis  ce  litre.  La  Russie 
d'aujourd'liui  ne  ressemble  plus  à  celle  d'autrefois,  et  même 
diffère  beaucoup  de  la  Russie  du  temps  d'Alexandre.  C'est  sur- 
tout dans  un  tel  empire  que  se  vérifie  ce  mot  de  Montesquieu, 
que  le  monarque  donne  ses  mœurs  à  la  cour,  la  cour  ses  usages 
à  la  ville,  la  ville  aux  provinces.  Que  le  czar  soit  cruel,  tous 
les  nobles  le  sont,  et  le  peuple  gérait;  qu'il  soit  voluptueux  et 
léger,  le  relâchement  des  mœurs  devient  effroyable;  qu'il  aime 
et  veuille  le  progrès  et  la  civilisation,  et  c'est  à  pas  de  géant 
que  la  nation  russe  marchera  à  la  conquête  de  toutes  les  amé- 
liorations dans  les  sciences,  le  commerce,  la  guerre,  la  marine 
et  les  beaux-arts. 

On  se  demande  quelquefois  d'où  vient  ce  nom  de  czar  donné 
au  chef  suprême  de  l'empire  russe.  Pour  en  expliquer  l'élymo- 
logie,  il  suffit  de  savoir  que  les  Bibles  russe  et  esclavonne  em- 
ploient le  mot  sar  pour  signifier  roi,  et  que  les  chroniques  rus- 
ses ont  toujours  donné  le  nom  de  zar  aux  empereurs  grecs.  En 
langue  Misse,  un  empereur  romniii  est  ai'peîé  /iesar.  Il  est  donc 


REVUE  DE  PARIS,  97 

évident  que  c'est  du  mot  César  que  le  nom  de  czar  tire  son 
origine. 

Quoique  la  famille  de  Rouric  ait  occupé  le  trône  depuis  le 
ixe  jusqu'au  XVI"  siècle,  le  droit  de  succession  ne  fut  consa- 
cré en  Russie  que  grâce  à  une  charte  donnée  à  cet  empire  par 
Mikaïl-Fédérovitch-Romanof,  en  1613.  Déjà,  en  1547,  Ivan  Vas- 
silievitch  s'était  fait  appeler  czar,  mais  le  titre  d'empereur  ne 
fut  pris,  pour  la  première  fois,  que  par  Pierre  le  Grand,  en  1721 . 
A  cette  époque,  la  cour  de  France,  ne  sachant  si  elle  devait 
reconnaître  un  empereur  de  Russie,  se  borna  à  lui  donner  lo 
titre  d'e7npereur  riisse,  croyant  ainsi  ne  rien  préjuger,  et  se 
tirant  d'affaire  par  une  subtilité. 

L'histoire  de  la  Russie  se  lit  sur  les  minarets  de  ses  églises. 
Le  croissant  qui  les  surmonte,  et  qui  rappelle  la  domination 
des  Tartares,  n'en~a  jamais  été  arraché;  mais  au-dessus  de  lui 
s'élève  la  croix  du  chrétien  annonçant  au  monde  que  le  culle 
du  Christ  a  été  rétabli  dans  tous  ces  temples.  La  lutte  des  Rus- 
ses avec  les  peuples  tartares,  et  leur  triomphe  sur  les  popula- 
tions asiatiques,  c'est  leur  histoire  pendant  des  siècles  )>  leurs 
luttes  avec  nous,  et  leurs  campagnes  d'Europe,  c'est  leur  his- 
toire d'un  jour. 

Un  empire  despotique  ressemble  à  un  monument  pyramidal, 
dont  un  seul  point  forme  le  sommet,  et  qui  va  s'élargissant  pro- 
gressivement jusqu'à  la  base.  L'action  politique,  administrative 
et  morale,  se  concentre  d'abord,  en  Russie,  dans  le  pouvoir  et 
le  caractère  personnel  de  l'empereur;  puis  viennent  le  gouverne- 
ment, les  corps  constitués,  les  institutions  politiques;  — celles-ci 
sont  l'ouvrage  de  Pierre  le  Grand  ;  —  puis  eniin,  l'administra- 
tion du  pays,  par  provinces  et  par  communes,  établie  par  Ca- 
therine. 11  n'est  i)as  inditiérent  d'observer  de  près  ces  lois  et  ces 
mœurs,  qui  ont  fait  un  seul  peuple  de  l'agglomération  de  cent 
peuples  divers. 

Ce  qui  frappe  d'abord  l'observateur,  c'est  l'immensité  de  cet 
empire,  étendu  sur  une  surface  de  plus  de  six  cents  lieues  en 
Europe,  et  de  quinze  cents  en  Asie  ;  qui,  des  bords  de  la  Vistule 
jusqu'au  Kamtschalka,  dans  un  espace  de  deux  mille  lieues  pos- 
sède toutes  les  contrées  qui  séparent  le  pôle  arctique  de  la  mer 
Caspienne  et  du  Pont-Euxin,  et  embrasse  par  conséquent  le 
quart  de  la  circonférence  du  globe. 

9. 


«8  REVUE  DE  PARIS. 

Une  telle  position  offre  nécessairement  d'immenses  ressonrces 
au  commerce,  et  fait  pressentir,  plus  que  la  guerre  et  la  politi- 
(lue,  quelle  puissance  pourra  un  jour  exercer  la  Russie  sur  le 
monde.  Par  le  Woiga  et  la  mer  Caspienne,  elle  s'ouvre  la  roule 
de  la  Perse  et  de  l'Inde  ;  par  le  Dnieper,  elle  entre  dans  la  mer 
Noire  qu'elle  domine  d'ailleurs  militairement  par  ses  établisse- 
ments marilimes  de  Sébastopol  ;  la  Dwina,  le  Niémen  lui  pro- 
curent pai'  la  Baltique  une  communication  avec  les  pays  du 
nord  de  TEuiope,  et  des  bateaux  à  vapeur  joignent  déjà  par 
des  relations  régulières  Lubeck,  Stockholm,  le  Havre  et  Londres 
avec  Pétersbourg,  par  l'embouchure  de  la  Neva. 

A  tous  ces  avantages,  il  faut  opposer  les  inconvénients  d'un 
climat  rigoureux,  des  rapports  rendus  diificiles  par  des  dis- 
tances incalculables,  l'ignorance  d'une  civilisation  arriérée,  et 
les  vices  inséparables  d'une  administration  dont  la  surveillance 
trop  lointaine  repousse  les  améliorations  et  les  perfectionne- 
ments. Ici,  ce  sont  les  habitants  de  la  Sibérie,  demi-chinois, 
demi-lartares,  dont  l'esprit  s'ouvre  à  peine  aux  premières  no- 
lions  d'une  société  régulièrement  organisée  j  là,  ce  sont  des 
hordes  vagabondes,  aux  mœurs  sauvages  et  guerrières,  for- 
mant leurs  hameaux  avec  des  lentes  de  feutre,  établissant  leurs 
foyers  partout  où  les  appellent  leurs  intérêts  passagers;  dans 
les  contrées  européennes,  on  voit  des  villes  en  progrès,  des  fleu- 
ves sillonnés  par  des  bateaux  innombrables,  des  manufactures 
qui  partout  naissent  et  se  multiplient;  mais,  en  s'éloignant  de 
ces  centres  d'une  activité  toute  jeune  encore,  on  retrouve  la 
vieille  Russie  avec  ses  steppes  incultes,  ses  forêts  désertes,  ses 
serfs  attachés  à  la  glèbe,  et  sa  noblesse  riche  et  puissante  dont 
tous  les  soins  consistent  à  séparer  le  progrès  de  l'industrie  qui 
lui  apporte  la  richesse,  du  progrès  des  idées  qui  apporterait  au 
peuple  la  liberté. 

Les  nobles,  le  clergé,  les  bourgeois,  les  paysans  libres  et  les 
paysans  serls  composent  toute  la  population  russe.  Disons  ua 
mot  de  chacune  de  ces  classes. 

Les  nobles,  autrefois  appelés  èojarJS;  sont  en  général  les  pro- 
priétaires du  sol,  mais  leur  qualité  de  seigneur  est  inhérente  à 
leur  personne  et  non  à  la  possession  de  leurs  fiefs.  Tout  Russe 
qui  n'est  pas  noble  de  naissance  peut  le  devenir  par  ses  servi- 
ces. Dans  la  carrière  de  l'adrainislralion,  le  tils  du  bourgeois 


REVUE  DE  PARIS,  00 

peut  être  nommé  successivement  commis,  assesseur,  conseil- 
ler decour,  conseiller  de  collège,  conseiller  d'Etat,  conseiller 
d'État  actuel,  conseiller  privé  et  ministre;  passé  le  grade 
d'assesseur,  la  noblesse  lui  est  acquise;  avec  le  titre  de  con^ 
seiller  d'État  actuel,  la  qualité  d'Excellence  commence  à  se 
joindre  au  nom  du  titulaire,  et  celui  qui  le  porte  est  appelé  j/é- 
néral,  chacun  des  grades  administratifs  étant,  dans  la  hiérar- 
chie, assimilé  à  un  grade  n)ililaire. 

Dans  l'armée,  l'avancement  est  également  possible,  et  ouvert 
ù  toutes  les  ambitions.  Le  paysan,  parti  simple  soldat,  peut, 
comme  en  France,  arriver  à  tous  les  grades,  et  devient  noble  le 
jour  où  il  a  conquis  l'épauletle.  Un  paysan  serf  du  comte  Ghé- 
rémétef,  qui  dans  sa  jeunesse  fut  désigné  pour  la  milice,  et  qui 
a  fourni  la  carrière  la  plus  laborieuse  et  la  plus  honorable,  se 
trouve  aujourd'hui  élre  arrivé,  par  son  seul  mérite,  au  grade  de 
général  d'infanterie,  titre  qui  n'existe  pas  en  France,  mais 
qui  place  celui  qui  le  porte  au-dessus  des  lieutenants  généraux 
quoiqu'il  soit  moins  qu'un  maréchal.  Ce  soldat,  noblement  par- 
venu ,  est  aujourd'hui  membre  du  conseil  de  l'empire.  Son 
témoignage  est  du  plus  grand  poids  dans  tout  ce  qui  tient  ù 
l'adminislralion  de  l'armée,  et  les  meilleurs  ouvrages  élémen- 
taires, destinés  au  simple  soldat  émanent  de  ce  brave,  qui  vou- 
drait être  utile  au  peuple,  des  rangs  duquel  il  est  sorti. 

Chose  bizarre!  en  Angleterre,  pays  de  la  liberté,  aucun  sol- 
dat, aucun  sous-officier  ne  peut,  (jneis  que  soient  son  mérite  el 
sa  valeur,  aspirer  au  rang  d'officier  ;  et  voici  une  nation  demi- 
sauvage  encore,  gouvernée  par  un  autocrate,  soumise  à  une 
classe  arislocralique,  où  l'égalité  de  droits  existe,  en  matière  de 
service  et  d'avancement,  aussi  complète  que  chez  les  peuples 
les  plus  libéraux  el  les  plus  policés. 

Cependant  celte  faculté  laissée  au  soldat  et  au  bourgeois  de 
pouvoir  devenir  nobles  un  jour,  n'empêche  pas  qu'en  altendanl, 
la  différence  établie  par  les  lois  entre  le  noble  et  celui  qui  ne 
l'est  pas  ne  soit  prodigieuse,  et  ne  dévoile  l'arrière-pensée  de 
cette  civilisation  quasi-improvisée.  Ainsi,  par  exemple,  en  ma- 
tière criminelle,  le  noble  et  l'officier  ne  peuvent  être  soumis  à 
aucune  peine  corporelle.  La  bastonnade  pour  le  paysan  el  le 
soldat,  le  knoul  pour  les  grands  criminels,  ne  sauraient  atlein- 
dre  le  seigneur  russe.  Alors  même  <iu'il  conspire,  celui-ci  ne 


100  REVUE  DE  PARIS. 

peut  encourir  que  l'exil,  la  prison  ou  la  mort.  On  peut  tuer  le 
boyard,  mais  on  ne  le  frappe  pas. 

Et  à  ce  sujet,  il  est  bon  de  faire  observer  que  par  une  erreur 
commune  on  confond  sans  cesse  en  France  le  knout  russe,  qui 
est  le  plus  grand  supplice  infligé  aux  criminels  par  les  tribu- 
naux réguliers,  avec  la  simple  bastonnade  ordonnée  dans  les 
régiments  et  admise  par  le  code  correctionnel  des  campagnes. 
Le  knout  ne  peut  être  appliqué  que  par  un  arrêt,  et  il  a  rem- 
l)lacé  la  peine  de  mort  abolie  aujouid'hui,  sinon  de  droit,  au 
moins  de  fait,  en  Russie.  Le  condamné  est  dépouillé  de  ses  vête- 
ments, lié  par  les  mains  et  par  les  jiieds  à  une  poutre,  et  subit 
ordinairement  de  cinq  à  vingt  coups  d'une  lanière  de  cuir, 
changée  à  chaque  coup  et  rendue  tranchante  en  raison  de  la 
force  avec  laquelle  elle  est  lancée  par  la  main  vigoureuse  du 
l)Ourreau.  La  peine  delà  marque  accompagne  ordinairement  le 
supplice  du  knout.  C'est  au  front  qu'est  appliquée  cette  marque 
en  menus  fers  rouges,  dont  la  forme  représente  à  peu  près  celle 
d'une  brosse  de  clous  ardents  qu'on  imprimerait  sur  la  peau. 
Beaucoup  de  paysans  affectent  d'écarter  leurs  cheveux,  de  peur 
d'être  confondus  avec  ceux  dont  le  front  ne  peut  être  mis  à  dé- 
couvert sans  produire  le  signe  fatal.  Lorsque,  au  contraire,  un 
mougik,  à  l'air  patelin  et  respectueux,  a  soin  de  laisser  tomber 
régulièrement  sa  chevelure  jusqu'aux  yeux,  vous  savez  ce  qu'il 
a  intérêt  à  cacher,  et  vous  mesurez  sur  cette  précaution  de  toi- 
lette votre  confiance  dans  sa  probité. 

Le  noble  n'est  donc  soumis  à  aucune  autre  peine  corporelle 
que  la  peine  de  mort,  dont  l'application  d'ailleurs  est  excessi- 
vement rare,  car  l'exil  en  Sibérie  suffit  ordinairement  à  tout. 
Propriétaires  de  presque  tout  le  sol,  en  possession  de  presque 
tous  les  emplois  civils  et  militaires,  les  nobles  russes  sont  une 
immense  puissance  dans  l'Élat,  puisqu'ils  représentent  à  la  fois 
la  propriété,  l'administration  et  l'aimée.  Le  progrès  de  l'agri- 
culture, du  commerce  et  de  l'industrie  ne  pouvaient  donc  se 
réaliser  sans  que  ces  hommes  qui  possèdent  les  terres  et  l'argent 
s'en  constituassent  les  principaux  agents.  Leur  éducation  les 
mettait  au  courant  des  perfectionnements  qui  se  sont  introduits 
partout  en  Europe  ;  leurs  lumières  et  leur  esprit  naturel  leur 
faisaient  comprendre  jusqu'à  quel  point  leur  intérêt  exigeait 
l'adoption  de  ces  améliorations  progressives  j  aussi  a-t-on  vu  de 


REVUE  DE  PARIS.  101 

toutes  parts,  dans  l'inlérieur  des  domaines  russes,  s'élever  des 
manufactures  de  sucre  de  betterave,  des  dislilleries,des  fabriques 
de  toutes  sortes  de  produits,  fondées  avec  un  grand  luxe,  et  don- 
nant de  bonne  heure  d'admirables  résultats. 

Si  vous  parlez  de  commerce,  d'industrie,  de  statistique  et 
même  de  sciences  et  de  littérature  à  cette  classe  éclairée,  vous 
serez  étonné  d'entendre  raisonner  à  Pétersbourg  avec  la  même 
intelligence,  la  même  connaissance  des  faits  et  des  principes, 
que  si  vous  étiez  au, centre  de  Paris.  Pour  l'esprit,  le  Russe  est 
presque  Français  au  premier  coup  d'œil;  cependant,  cette  pre- 
mière impression  une  fois  passée,  vous  croyez  apercevoir  à  tra- 
vers cet  abandon,  si  français  en  apparence,  une  certaine  dissi- 
mulation qu'on  est  loin  d'avoir  dans  notre  pays  ;  et  lorsque,  sur 
un  des  sujets  qui  intéressent  le  plus  l'orgueil  ou  le  sentiment 
national,  le  caractère  russe  se  montrera  avec  franchise,  vous 
pourrez,  à  travers  ces  formes  polies,  copiées  de  notre  civilisa- 
lion,  juger  de  la  rudesse,  de  l'àprelé  cruelle  qui  existent  encore 
au  fond  de  ces  esprits  fraîchement  sortis  de  la  barbarie. 

Un  des  points  sur  lesquels  aucun  Russe  ne  se  donne  la  peine 
de  dissimuler  est  la  haine  toute  nationale  que  leur  patrie  porto 
aux  Polonais  qui  les  opprimèrent  autrefois,  et  qu'ils  voudraient 
écraser  du  poids  de  leur  vengeance.  Celte  haine  héréditaire  se 
transmet  à  toutes  les  générations,  et  l'on  sent,  dès  les  premiers 
mots,  que  les  siècles  même  ne  seront  jamais  en  pouvoir  de  l'é- 
teindre. C'est  un  côté  de  l'esprit  russe  qu'il  est  bon  d'observer, 
parce  qu'il  est  peu  d'endroits  par  où  le  caractère  de  ce  peuple  se 
laisse  voir  autant  à  découvert.  Leur  premier  poêle,  Pouschkine, 
a  répondu  aux  défenseurs  de  la  Pologne  en  France  par  une 
pièce  de  vers  menaçante,  que  tous  les  Russes  savent  par  cœur,  et 
qu'ils  récitent  avec  délices.  C'est  par  le  dédain  et  la  colère  que 
l'on  accueille  à  Pétersbourg  notre  assurance  péribdique  et 
vaine  ,  «  que  la  nationalité  polonaise  ne  périra  pas.  » 

Les  Russes  les  plus  dévoués  à  l'empereur  Alexandre  n'ont  ja- 
mais pardonné  à  ce  monarque  son  discours  d'ouverture  des 
chambres  à  Varsovie,  par  lecpiel,  faisant  une  comparaison  as- 
surément bien  maladroite  et  impolitique  entre  les  deux  peuples, 
il  semblait  reconnaître  aux  Polonais  une  supériorité  de  lumières 
qui  légitimait  chez  eux  des  institutions  constiluti(mnelles  dont 
la  Russie  devait  être  encore  ioiiglemps"  privée.  Cliacpie  Russe, 


102  HEVIJE  DE  PARIS. 

froissé  dans  son  amour-propre,  alleiidait  eu  secret  le  moment 
de  manifester  sa  haine  pour  un  peuple  rival,  en  apparence 
préféré;  aussi  lorsqu'après  d'inuliles  négociations  la  révolu- 
lion  de  Pologne  eut  brisé  les  liens  qui  attachaient  Varsovie 
à  Pélersbourg,  et  eut  amené  le  cas  de  guerre,  par  la  déchéance 
desRomanof,  le  czar,  qui  annonça  aux  officiers  de  son  armée 
que  le  moment  était  venu  de  frapper  la  Pologne,  les  vit  tirer 
leur  sabre,  se  précipiter  tous  à  genoux,  puis  se  relever  avec  de 
furieux  hurlements,  et  il  comprit  que  c'était  moins  une  armée 
de  braves  qu'il  avait  invités  au  combat  qu'un  peuple  de  barbares 
qu'il  appelait  à  la  vengeance. 

Ce  n'est  qu'en  Russie  que  la  classe  noble  vous  apparaîtra  ainsi 
avec  ses  passions  et  ses  préjugés  nationaux.  Le  Russe  qui  franchit 
les  frontières  de  l'empire,  a  un  tact  admirable  pour  saisir  et 
adopter  la  nuance  des  civilisations  diverses  qu'il  étudie.  Grave 
à  Londres,  ami  des  arts  en  Italie,  spirituel  et  causeur  dans  les 
salons  de  Paris,  il  se  fait  des  amis,  non-seulement  par  la  flexi- 
bilité de  son  caractère,  mais  aussi  par  deux  qualités  brillantes, 
qu'on  ne  saurait  lui  contester  :  il  est  brave  et  généreux. 

S'il  est  au  monde  un  pays  où  le  clergé  soit  inoffensif  et  sou- 
mis, en  matière  politique,  c'est  assurément  celui-ci.  Outre  le  peu 
d'instruction  des  popes,  ce  qni  rend  leur  obéissance  facile,  c'est 
de  voir  leur  chef  spirituel  dans  leur  maître  temporel.  Mêlés  avec 
le  peuple  dont  ils  dirigent  l'esprit  crédule  et  superstitieux,  ils 
sont  par  instinct,  par  intérêt,  et  par  conviction  sans  doute, 
dévoués  à  l'empereur.  Celui-ci  est  fier  de  l'empire  absolu  qu'il 
exerce  sur  son  clergéj  mais,  en  vérité,  le  triomphe  est  nul,  là 
oii  jamais  n'a  été  essayée  aucune  résistance. 

Le  prêtre  russe  se  marie,  mais  une  seule  fois;  devenu  veuf, 
il  lui  est  défendu  de  c(»nvoler  à  de  secondes  noces.  L'étranger, 
et  même  la  masse  de  la  population,  distinguent  le  corps  ecclé- 
siastique, d'après  la  couleur  de  la  robe,  en  clergé  bleu  et  clergé 
noir.  Le  nombre  des  couvents  est  borné,  mais  ils  se  font  remar- 
quer par  de  beaux  établissements,  entretenus  au  moyen  de  fon- 
dations pieuses. 

Aucun  propriétaire  de  château  n'oserait  fronder  les  mœurs 
traditionnelles,  au  point  de  bannir  de  son  salon  l'image  du  saint 
qui  doit  le  protéger.  Dans  le  palais  comme  dans  la  chaumière, 
le  patron  du  lieu  frapjje  la  vue  du  voy.igcur  ;  et  quelque  !)on 


KEVUE  DE  PARIS.  103 

et  hospitali^;r  que  soit  le  paysnn,  il  murriMire  si  vous  resloz  cou- 
vert dans  sa  cabaue,  non  qu'il  allenile  de  vous  de  la  politesse, 
mais  parce  qu'il  exige  votre  respect  pour  l'image  du  saint  qu'il 
a  choisi,  et  qu'il  invoque  tous  les  jours. 

Parmi  ces  patrons  du  peuple,  saint  Nicolas  occupe  le  premier 
rang,  et  au  nombre  des  merveilles  qu'on  lui  attribue,  il  est  un 
fait  fort  bien  constaté,  et  qui  semble,  en  effet,  tenir  du  mira- 
cle. Le  Kremlin  de  Moscou  est  entouré  d'un  mur  percé  de  plu- 
sieurs portes;  au-dessus  de  chacune  d'elles,  s'élève  une  tour 
gothique  d'élégante  architecture.  Contre  le  mur  de  celte  tour,  et 
immédiatement  au-dessus  de  chaque  porte,  est  pratiquée  une 
niche,  fermée  par  une  glace,  derrière  laquelle  on  aperçoit  l'i- 
mage d'un  saint.  Du  côté  de  la  grande  place,  et  au-dessus  de 
l'entrée  la  plus  fréquentée  du  Kremlin,  cette  niche  offre  l'effigie 
de  saint  Nicolas,  objet  perpétuel  d'une  vénération  profonde.  A 
l'époque  de  l'incendie  de  Moscou,  lorsque,  forcés  d'abandonner 
la  place,  les  Français  tirent  sauter  par  une  mine  la  partie  de 
l'édifice  située  de  ce  côté,  les  deux  portions  du  mur  d'enceinte 
contiguës  à  la  porte  de  Saint-Nicolas  furent  détruites  par  l'ex- 
plosion, et  le  peuple,  accouru  vers  le  saint,  le  trouva  au  milieu 
des  débris,  seul  intact,  et  conservé  dans  sa  niche  dont  la  glace 
même  n'était  pas  rompue.  Le  fait  était  si  bizarre,  qu'il  devait 
naturellement  frapper  des  imaginations  superstitieuses.  Depuis 
que  tout  a  été  rebâti  et  remis  en  ordre,  on  exige,  en  souvenir 
du  miracle,  qu'au  moins  par  un  salut  chaque  passant  proteslo 
de  son  respect  pour  saint  Nicolas.  Le  voyageur  qui  oublie  de 
saluer  voit  le  factionnaire ,  fidèle  ù  la  tradition  populaire,  lui 
enlever  son  chapeau.  Le  sacrifice  d'une  menue  monnaie  suffit 
alors  pour  réi)arer  l'offense,  satisfaire  la  sentinelle,  le  peuple  et 
le  saint,  tous  faciles  à  apaiser. 

Quiconque  a  vu  à  Rome  et  l'i  Napics  les  démonstrations  exté- 
rieures de  la  piété  catholique  n'a  encore  qu'une  idée  im|)arfaite 
du  nombre  infini  de  gestes,  de  signes  de  croix  multipliés  et  de 
prosternations  profondes  du  peuple  de  Moscou.  Cet  enthousiasme 
religieux  n'a  pas  manqué,  comme  on  le  pense  bien,  de  produire 
plusieurs  sectes.  La  plus  nombreuse  aujourd'hui  et  la  plus  fa- 
natique, dont  les  ramifications  s'étendent  d'une  manière  inquié- 
tante dans  le  peuple  et  dans  l'armée,  admet  une  condition  qui 
dans  tout  autre  pays  en  rendrait  la  diffusion  impossible.  Chaque 


104  REVUE  DE  l'ARIS. 

inilié,  et  ce  suuï  i)Oiir  ia  plupart  dos  jeunes  jjpiis  bien  faits  et  ro- 
bustes, se  dénaUire  i)ai'  une  nuililalion  atroce  <}iii  ne  lui  laisse 
pas  même  l'apparence  de  son  sexe.  Quelques-uns  succombent  à 
la  maladie  produite  par  cet  étrange  sacrifice;  d'autres  guéris- 
sent, et  c'est  le  plus  grand  nombre.  On  les  voit  alors  continuer 
leurs  travaux  comme  ouvriers  ,  leur  service  comme  soldats,  et 
il  est  juste  d'avouer  que  leur  conduite  est  presque  toujours  irré- 
prochable. Le  gouvernement  russe,  voyant  le  prosélytisme  faire 
de  dangereux  progrès  dans  l'armée,  avait  d'abord  fermé  les 
yeux  sur  cette  secte,  d'une  part  ne  voulant  pas  la  multiplier  par 
la  persécution,  et  d'autre  part  trouvant  une  garantie  dans  les 
douleurs  mêmes  dont  les  sanglanlesjnitialions  étaientaccompa- 
gnées.  Le  fanatisme  a  tout  surmonté,  et  pour  arrêter  les  pro- 
grès du  mal  il  a  fallu  enfin  sévir.  J'ai  vu,  j'ai  interrogé  moi- 
même  en  prison  ces  martyrs  d'une  nouvelle  espèce.  Un  officier 
russe  avait  la  bonté  de  me  servir  d'interprète.  Rien  n'était  plus 
simple,  plus  calme  et  plus  ferme  que  leurs  réponses.  Ce  qu'ils 
veulent  tous,  c'est  le  ciel,  et  le  sacrifice  qu'ils  s'imposent,  c'est 
Dieu  qui  le  leur  a  inspiré. 

Les  églises  en  Russie  sont  nombreuses  et  richement  décorées, 
mais  leur  enceinte  n'est  jamais  très-vaste  car  il  importe  qu'elles 
soient  facilement  chauffées.  A  Pétersbourg,  l'église  de  Casan 
était  jusqu'à  présent  la  plus  belle,  mais  celle  d'Isaac  qu'on  ter- 
mine en  ce  moment  égale  en  grandeur  et  en  richesse  les  plus 
belles  basiliques  de  l'Europe.  Dans  l'enceinte  du  Kremlin ,  à 
Moscou,  trois  églises  d'un  caractère  quasi-asiatique  s'élèvent 
l'une  près  de  l'autre  et  se  lient  par  leur  style  et  leurs  souvenirs 
à  l'histoire  du  pays.  Dans  l'une,  les  czars  étaient  baptisés  à 
leur  naissance,  dans  l'autre  ils  célébraient  leur  mariage;  la 
troisième  contenait  leur  tombe,  et  l'on  y  compte  encore  les  mau- 
solées des  empereurs  jusqu'à  l'époque  de  Pierre  le  Grand , 
dont  les  cendres  reposent  dans  la  nouvelle  capitale  qu'il  a 
fondée. 

L'âpre  rigueur  du  climat,  et  la  supériorité  si  marquée  de  la 
classe  noble  sur  le  clergé,  ont  introduit  l'usage  d'appeler  le  prêtre 
dans  le  château  pour  des  cérémonies  que  les  catholiques  d'Occi- 
dent n'accomplissent  que  dans  l'église.  Plus  est  élevé  le  rang  du 
seigneur  qui  mande  le  prêtre,  plus  on  a  soin  d'envoyer  de 
l'église  un  membre  du  clergé  également  élevé  en  dignité.  Le 


REVUE  DE  PARIS.  105 

simple  genlilhomme  reçoit  la  visite  d'un  diacre;  l'êvèque  se  rond 
cliez  le  prince  ou  le  sénateur. 

Qu'on  me  permette  à  ce  sujet  le  récit  d'une  anecdocte  que  j'ai 
entendu  raconter  à  Moscou;  elle  prouvera  que  la  civilisation  y 
est,  en  matière  d'escroquerie,  aussi  avancée  que  dans  toutes 
les  autres.  Il  s'agit  d'un  genre  de  vol  que  la  Gazette  des  Tri- 
bunaux pourrait  appeler  le  vol  au  baptême,  et  qui  a  bien  son 
côté  comique. 

Lorsqu'un  petit  prince  vient  à  naître  dans  une  illustre  fa- 
mille, on  fait  avertir  l'évêque,  qui,  au  jour  fixé  pour  le  baptême, 
ne  manque  pas  de  se  rendre  avec  son  vicaire  dans  le  palais  oïl 
il  est  attendu.  On  procède  au  baptême;  après  la  cérémonie,  une 
collation  magnifique  est  servie;  puis ,  l'évêque  prend  congé  du 
seigneur.  Au  moment  où  le  prélat  vient  de  remonter  en  voilure, 
et  avant  de  fermer  la  portière,  le  concierge  du  palais  lui  remet 
un  pli  cacheté  aux  armes  du  prince,  et  au  vicaire  à  son  tour  un 
autre  pli.  Ces  deux  (laquels  contiennent  un  nombre  plus  ou  moins 
considérable  de  billets  de  banque  destinés  à  gratifier  généreu- 
sement les  deux  ecclésiastiques.  Un  jour,  une  cérémonie  de  bap- 
tême avait  eu  lieu  chez  un  des  princes  Gagarin  ;  l'évêque  avait 
reçu  son  pli  cacheté,  et  sa  voiture  s'éloignait  rapidement,  lors- 
que le  cri  :  «  Arrête,  cocher!  »  se  fait  entendre.  Le  prélat  met 
la  tête  à  la  portière,  et  voit  un  valet,  portant  la  livrée  du  prince, 
qui  accourait  au  grand  galop  vers  sa  voilure.  —  Qu'y  a-t-il 
donc?  —  Mille  excuses  de  la  part  de  son  altesse ,  monseigneur. 
Le  concierge  s'est  trompé,  en  vous  remettant  ce  pli  destiné  seu- 
lement à  votre  vicaire.  Voici  celui  que  le  prince  avait  destiné  à 
Votre  Grandeur.  »  En  disant  ces  mots ,  le  valet  offre  respec- 
tueusement à  l'évêque  un  pli  bien  plus  volumineux,  en  effet, 
que  le  prélat  échange  contre  celui  qu'il  avait  reçu  d'abord.  Ar- 
rivé chez  lui,  il  rompt  le  cachet,  et  trouve une  collection  de 

vieuxjournaux. 

La  classe  de  la  bourgeoisie,  quoiqu'elle  n'ait  encore  en  Russie 
qu'urte  existence  nouvelle,  puisqu'elle  se  compose  ou  de  familles 
affranchies  ou  d'étrangers  naturalisés,  prend  tous  les  jours  un 
accroissement  considérable,  et  se  lance  avec  ardeur  dans  toutes 
les  entreprises  industrielles;  mais,  sans  la  noblesse  qui  possède 
toutes  les  terres,  où  établirait-elle  ses  distilleries?  où  recueil- 
lerait-elle les  grains  pour  les  alimenter?  sans  la  noblesse  qui  a 
1  10 


106  REVUE  DE  PARIS. 

seule  des  revenus  coiisidéral)Ies,  où  Iroiiverail-elle  des  capitaux 
pour  fonder  el  enlrflenir  loutes  ses  maiHifacUires  ?  La  sidialioii 
du  pays  suffit  pour  démontrer  que  c'est  seulement  avec  la  parti- 
cipation des  seigneurs  et  sous  leur  tutelle  que  peut  d'abord  se 
créer  et  se  développer  l'esprit  industriel.  Heureusement  le  boyard 
enrichi  par  ces  entreprises  ne  peut  en  profiler  sans  laisser  au 
bourgeois  laborieux  une  part  dans  les  bénéfices;  et  cette  part, 
quelque  mince  qu'elle  soit,  suffira  à  la  longue  pour  assurer  à 
celui-ci  la  fortune  et  une  complète  émancipation. 

1/affranchissemenf  des  serfs  et  la  formation  progressive  de 
cette  classe  intermédiaire  et  moyenne  dont  le  travail  enricJiit 
l'État,  ont  élé  l'objet  des  vœux  continuels  des  empereurs  depuis 
Pierre  I"  juscju'au  czar  actuel.  En  France,  où  la  royaulé  est  li- 
mitée, où  la  noblesse  n'est  plus  rien  comme  classe,  les  lumières, 
l'industrie  ,  et  la  propriété  morcelée  h  l'infini,  sont  le  partage 
de  la  bourgeoisie,  et  la  rendent  suspecte  et  redoutable  à  l'Eu- 
rope. En  Russie,  au  contraire,  c'est  dans  cette  bourgeoisie  à 
peine  naissante  que  l'empereur  doit  trouver  un  jour  son  point 
d'appui  pour  résister  à  une  noblesse  impérieuse  et  toute-puis- 
sanle.  Là  comme  en  Hongrie,  ou  comme  en  France  à  l'époque 
de  Louis  XI,  c'est  en  faisant  des  citoyens  qu'on  obtiendra  quel- 
que secours  contre  l'élément  réodal,  par  lequel  le  trône  même 
est  dominé.  Celle  considération  importante  explique  tout  le  zèle 
que,  dans  leur  propre  intérêt ,  les  empereurs  de  Russie  portent 
à  l'affranchissement  des  serfs  et  à  l'établissement  d'une  bour- 
geoisie. 

Catherine  se  jnontra  surtout  disposée  à  favoriser  cette  éman- 
cipation. Déjà,  dans  ses  instructions,  on  avait  lu  cette  phrase 
remarquable  :  «  Les  serviteurs  ne  doivent  pas  être  trailés  trop 
durement,  parce  que  la  dureté  engendre  bienlôtla  résistance.  « 
Mais,  passant  des  principes  aux  faits,  elle  prit  une  résolution 
dont  les  conséquences  ont  eu  les  plus  heureux  résultats.  Ce  qui 
avait  frappé  celle  impératrice,  c'était  le  nombre  des  naissances 
illégiliraes,  qui ,  se  trouvant  former  un  cinquième  du  nombre 
total  des  naissances,  représentait  par  conséquent  un  cinquième 
de  la  poi»ulalion.  Elle  résolut  de  réclamer,  comme  étant  la  pro- 
priété de  l'Étal,  tous  les  enfants  naturels  qu'il  plairait  aux  pa- 
rents d'abandonner  à  la  communauté,  de  faire  élever  avec 
soin  ces  enfants,  auxquels  on  apprendrait  une  profession  utile, 


KEVUE  DE  PARIS,  107 

qui  seraient  proclamés  citoyens  libres,  et  appelés  par  conséquent 
à  former  une  bourgeoisie  laborieuse  et  honorable.  Des  hôpi- 
taux immenses,  de  vastes  établissements  furent  consaci'és  à  cet 
usage.  Aux  dotations  considérables  de  la  couronne  il  fallut 
bientôt  ajouter  non-seulement  les  dons  des  particuliers ,  mais 
le  placement  de  tous  les  capitaux  disponibles  coniiés  à  l'admi- 
nistration  des  hôpitaux,  la  meilleure  ,  la  plus  riche  et  la  plus 
solide  banque  de  la  Russie.  Visitez  l'hospice  des  enfants  trouvés 
de  Moscou,  qui,  dans  son  sein  ou  autour  de  lui,  nourrit  conti- 
nuellement trente  mille  pensionnaires  5  allez  dans  les  ateliers 
où  ils  apprennent  leurs  métiers  observer  ces  jeunes  serruriers, 
ces  charpentiers  ,  maçons,  menuisiers  ,  charrons,  déjà  habiles 
comme  leurs  maîtres,  mais  à  la  taille  enfantine  et  à  la  ligure 
réjouie,  et  vous  verrez  au  milieu  d'une  population  esclave  l'al- 
liance de  la  jeunesse,  du  travail  et  de  la  liberté.  Paul  I"'  n'a 
rien  ajouté  ù  l'ouvrage  du  Catherine.  Alexandre  fit  la  promesse, 
en  montant  sur  le  trône,  de  se  pénétrer  de  l'esprit  de  son 
aïeule  ;  il  permit  à  chacun  de  s'habiller  à  son  gré  ,  rendit  au 
sénat  son  autorité ,  dispensa  les  habitants  de  Pétersbourg  de 
l'obligation  où  ils  étaient  de  descendre  de  leur  voiture  ù  l'ap- 
proche d'un  des  membres  de  la  famille  impériale,  rappela  de  la 
Sibérie  une  foule  d'exilés,  et  manifesta  continuellement  l'inten- 
tion d'abolir  la  servitude ,  ce  qu'une  politique  impérieuse  in- 
terdit à  son  humanité.  Un  des  grands  de  l'empire  lui  avait 
demandé  une  terre.  L'empereur  lui  écrivit  celte  lettre  dont 
l'original,  tout  entier  de  sa  main,  existe  encore:  «  Pour  la  plus 
grande  partie,  les  paysans  de  la  Russie  sont  esclaves;  je  n'ai 
pas  besoin  de  ra'étendre  sur  l'avilissement  et  le  malheur  d'un 
état  pareil.  J'ai  donc  fait  vœu  de  ne  pas  en  augmenter  le  nom- 
bre, et  j'ai  pris  pour  principe  de  ne  pas  donner  à  cet  effet  des 
paysans  en  propriété.  Cette  terre  vous  sera  donnée,  à  la  seule 
condition  que  le  \>àyidinne  pourra  êl  revendu  ni  aliéné  comme 
une  bête.  Voilù  mes  raisons,  et  je  suis  persuadé  que  vous  en 
agiriez  de  même  à  ma  place.  »  Cette  lettre  ,  qu'il  faut  conser- 
ver comme  un  monument  historique  dans  l'intérêt  de  la  mémoire 
d'Alexandre,  ne  constate  pas  seulement  la  générosité  de  son 
auteur,  elle  atteste  le  déplorable  étald'une  population  immense, 
dans  laquelle  chaque  paysan  peut,  selon  l'expression  de  l'era- 
pereiir,  être  rendu  ou  aliéné  comme  une  bête.  Que]  hall  cpii' 


108  REVUE  DE  PARIS. 

celui  par  lequel  un  prince  éclairé  peint  ainsi  son  peuple  dans 
l'état  actuel  de  la  civilisation  ! 

L'empereur  Nicolas  continue  l'ouvrage  des  ses  prédécesseurs. 
Comme  eux ,  il  comprend  que  l'émancipation  de  sa  couronne 
ne  pourra  être  complète  que  lorsque  ,  pour  balancer  une  aris- 
tocratie toute-puissante,  l'autorité  du  czar  trouvera  à  poser  son 
levier  sur  l'intérêt  populaire;  mais  les  mesures  politiques  qui 
pourraient  le  conduire  à  ce  but  exigeraient  le  concours  du  con- 
seil de  l'empire,  du  conseil  des  ministres,  du  sénat,  de  l'admi- 
nistration, de  l'armée,  et  tous  ces  corps  ,  composés  de  nobles, 
ont  une  tendance  à  ne  pas  souffrir  que  les  prérogatives  de  la 
noblesse  soient  diminuées.  Qu'a  fait  l'empereur?  Il  a  tourné  la 
position.  Le  souverain  en  Russie  est  le  plus  grand  propriétaire 
de  l'État;  en  cette  qualité,  il  peut  accroître  ses  biens  et  y  ajou- 
ter chaque  année  de  nouvelles  terres  peuplées  de  paysans  qui 
deviennent  ainsi  sa  propriété;  il  peut  créer  un  nombre  infini 
de  manufactures  dans  ses  domaines,  et  rendre  la  liberté  aux 
directeurs  et  aux  ouvriers  les  plus  intelligents  de  ces  ateliers, 
hommes  sachant  tous  une  profession  et  pouvant  l'exercer  avec 
avantage  après  le  jour  de  leur  émancipation.  Chaque  année 
donc,  le  czar  achète  un  grand  nombre  de  paysans  ignorants, 
qui  dans  les  domaines  de  la  couronne  vont  acquérir  une  indus- 
trie ,  tandis  que  l'on  voit  sortir  de  ces  domaines  le  même  nom- 
bre de  serfs  devenus  libres  et  capables  de  suffire  à  leur  existence 
par  le  travail.  C'est  le  seul  moyen  qu'ait  trouvé  l'empereur 
Nicolas  de  continuer  l'œuvre  de  Catherine,  et  il  mérite  d'en  être 
loué. 

Les  encouragements  donnés  aujourd'hui  à  toute  espèce  de 
progrès  ,  en  favorisant  le  développement  des  facultés  du  peuple 
russe,  ont  prouvé  jusqu'à  l'évidence  deux  choses,  son  admira- 
ble intelligence  pour  tout  ce  qui  est  d'imitation,  et  sa  nullité  à 
peu  près  complète  dans  tout  ce  qui  est  d'invention.  Il  n'existe 
pas  de  peuple  chez  lequel  on  crée  moins  de  choses,  ni  de  périple 
qui  sache  mieux  comprendre  les  choses  créées  et  en  profiter 
avec  plus  d'habilelé.  Ceci  explique  à  la  fois  pourquoi,  en  l'ab- 
sence d'un  prince  civilisateur ,  les  progrès  de  la  Russie  ont  été 
si  lents  ,  et  pourquoi,  ce  génie  réformateur  étant  trouvé,  tout 
est  devenu  si  facile  et  si  rapide. 

L'aspect  de  la    Russie  justifie  non-seulement  les  moyens 


REVUE  DE  PARIS.  109 

légaux ,  mais  même  les  ressources  violentes  qu'a  dû  employer 
Pierre  le  Grand  pour  consommer  son  œuvre,  car  chez  tout  au- 
tre peuple  le  cours  naturel  des  lumières  et  des  idées  demande 
au  moins  deux  siècles  pour  la  tâche  que  Pierre  devait  accomplir 
dans  moins  de  quarante  ans.  Bien  différent  de  certains  rois  de 
l'Europe  actuelle  qui  suivent  de  loin  et  comme  ù  regret  la 
marche  progressive  de  leur  peuple ,  il  précédait  le  sien  dans  la 
voie  du  progrès;  mais  il  ne  pouvait  qu'imposer  sa  volonté: 
l'ignorance  farouche  de  ses  sujets  ne  l'aurait  pas  compris,  s'il 
eût  voulu  les  instruire  et  raisonner  avec  eux.  La  terreur  qu'il 
inspirait  fut  pour  lui  un  moyen  nécessaire  de  succès.  Nobles, 
prêtres  conseillaient  l'obéissance  au  peuple,  etlui|représentaient 
comme  un  crime  la  résistance  aux  ordres  de  l'empereur.  On 
raconte  que ,  par  une  mesure  de  police  et  de  propreté,  il  avait 
ordonné  aux  paysans  de  se  raser  la  barbe  ;  plusieurs  y  répu- 
gnaient,  la  considérant  comme  une  relique  iraditionnelle; 
quelques-uns  consultèrent  un  évêque  :  «  Mes  amis,  leur  dit-il, 
tous  les  ordres  du  czar  doivent  être  exécutés  sous  peine  de 
mort;  obéissez,  croyez-moi,  et  souvenez-vous  bien  que  la  barbu 
repousse,  mais  que  la  tête  ne  repousse  pas.  » 

Quiconque  a  vu  les  rues  de  Londres,  le  château  de  Versailles 
et  les  monuments  de  Paris ,  peut  se  faire  une  idée  de  Pélers- 
bourg,  ville  immense  bâtie  tout  entière  à  la  même  époque  du 
XVII''  siècle,  et  ofi  par  conséquent  ne  se  trouvent  ni  habitations 
pauvres,  ni  vieilles  maisons.  Lorsque,  arrivant  par  la  jNéva,  on 
jouit,  dès  son  entrée ,  de  la  vue  de  tant  de  quais  magnifiques, 
de  tant  de  palais  alignés,  de  tant  de  colonnades  qui  donnent 
un  aspect  de  luxe  à  presque  toutes  les  demeures,  on  est  saisi 
d'abord  d'un  sentiment  profond  de  surprise  et  d'admiration. 
Puis,  l'effet  étant  produit,  la  monotonie  commence  ;  on  cherche 
du  pittoresque,  et  l'on  n'en  trouve  pas  ;  on  voudrait  découvrir 
une  habitation  simple  et  modeste,  un  jardin,  un  rempart,  une 
vieille  tour,  quelque  chose  qui  fit  croire  qu'il  y  a  dans  ce  pays 
autre  chose  que  des  maîtres  et  des  valets;  mais  l'on  cherche 
en  vain  l'aisance  de  la  médiocrité ,  les  souvenirs  d'un  autre 
âge  ;  leur  absence  attriste  la  vue  au  milieu  de  tant  de  palais. 

Moscou,  rebâtie  plus  magnifique  depuis  1812  ,  charme  au 
contraire  les  regards  (]u  voyageur.  Que  l'on  se  figure,  au  bord 
d'une  rivière,  au  pied  d'une  raonlagne  boisée,  une  ville  aussi 

10. 


110  REVUE  DE  PARIS. 

étendue  que  Paris ,  dont  les  maisons,  couvertes  avec  du  fer, 
brillent  par  la  couleur  de  leurs  toits  peints  en  vert  éclatant  comme 
les  chaises  de  nos  jardins.  Deux  cents  églises,  au  moins,  ayant 
toutes  six  ou  huit  minarets,  élèvent  dans  cette  enceinte  douze 
ou  seize  cents  clochers,  à  forme  ronde  et  gracieuse,  recouverts 
d'or,  d'argent  ou  d'azur.  Théâtres,  concerts,  parades  militaires, 
équipages  ,  annoncent  la  présence  des  vieilles  et  opulentes  fa- 
milles russes,  aristocratie  de  la  naissance,  du  pouvoir  et  delà 
fortune,  autour  de  laquelle  le  commerce  et  l'industrie  déploient 
de  toutes  parts  la  plus  féconde  activité.  Ici  semble  commencer 
l'Asie,  car  les  monuments  et  les  hommes  n'y  copient  pas  Louis  XIV 
et  la  France;  ces  temples  avec  leurs  minarets  ne  rappellent  au- 
cun des  cultes  de  l'Occidenl,  et  ces  hommes,  avec  leur  barbe  et 
leur  longue  robe,  sont  bien  les  véritables  fils  des  anciens  vain- 
queurs des  Tartares,  et  les  hôtes  légitimes  du  Kremlin. 


0. 


DU 


MOUVEMENT  LITTÉRAIRE 


E2IV    1S40. 


L'an  de  grâce  mil  huit  cent  quarante  qui  vient,  Dieu  merci  , 
d'expirer  fort  paisiblement,  emporte  démenties  danssonlinceul 
toutes  les  menaçantes  prédictions  amassées  sur  nos  tètes.  En 
vain  toutes  ces  propliéties  de  malheur  effrayaient-elles  certains 
esprits  par  les  teintes  lugubres  dont  elles  chaigeaient  l'horizon; 
d'autres,  plus  sceptiques  ,  souriaient  de  toutes  ces  terreurs  , 
voyant  qu'en  celte  année  ,  l'épouvantail  de  quelques-uns  ,  le 
printemps  jetait,  comme  de  coutume  ,  aux  perce-neige,  à  l'oi- 
seau et  au  rêveur,  les  blondes  rayées  de  son  capricieux  soleil  ; 
que  l'été  répandait,  comme  d'habitude,  ses  parfums  et  les  fruits 
de  sa  riche  corbeille  ;  que  l'hiver  continuait  à  donner  son  givre, 
la  tribune  ses  harangues,  et  la  littérature  sa  prose  et  ses  vers 
de  chaque  jour.  Ainsi ,  c'était  avec  raison  qu'ils  se  reposaient, 
ces  confiants  esprits  ,  quant  à  la  marche  des  choses ,  sur  ce 
Dieu  des  bonnes  gens,  ami,  sinon  des  tribuns,  de  la  nature  au 
moins  et  des  poètes. 

On  va  donc,  puisque  le  monde  n'a  pas  croulé,  pouvoir  encore 
aimer  l'art  de  toute  sa  jeunesse  ,  et  pratiquer  son  culte  chéri  ; 
on  va  pouvoir  encore  conlier  à  la  muse  ses  tristesses  et  ses  joies, 
et  dévouer  à  la  poésie  ce  qu'on  a  <le  cœur,  d'esprit  et  de  slyle. 


112  REVUE  DE  PARIS. 

Chacun  apportera  en  offrande  son  sequin  d'or  ou  son  obole  ; 
mais  avant  de  nous  engager  dans  les  labeurs  de  l'an  qui  com- 
mence, jetons  un  regard  sur  l'an  qui  n'est  plus. 

Et  disons-le  fout  d'abord  ,  si  nous  avons  eu  ,  en  tous  genres, 
notre  contingent  ordinaire  de  volumes ,  les  productions  de  l'es- 
prit n'avaient  pas  cette  vigueur  juvénile,  cette  acre  et  vitale 
odeur  de  sève  printanière  qu'on  respire  dans  les  œuvres  ar- 
demment conçues  ,  comme  dans  les  bois  bourgeonnants  ,  en 
avril.  La  presse,  qui  fonctionne  de  jour  en  jour  avec  une  acti- 
vité croissante ,  n'a  point  livré  aux  lecteurs ,  assez  distraits 
pour  la  plupart ,  beaucoup  d'ouvrages  capables  de  secouer  leur 
apathie,  et  de  mettre  leur  curiosité  en  éveil.  Plusieurs  écri- 
vains, en  possession  de  la  faveur  du  public,  ont  gardé  le  si- 
lence; d'autres,  moins  circonspects,  ont  apporté  sur  l'autel 
expiatoire  de  leur  renommée  des  livres  qui  trahissent  une  évi- 
dente fatigue. 

Mais,  pour  avoir  pu  signaler  quelques  rides  précoces  au 
front  de  ces  muses  haletantes,  il  ne  faudrait  pas,  en  hâte, 
crier  à  l'épuisement  et  à  la  vieillesse.  Comme  les  conjonctions, 
dans  le  ciel ,  d'astres  funestes ,  il  est ,  dans  notre  chétive  atmo- 
sphère, des  chocs  d'événements,  des  amas  de  nuages  qui  pa- 
ralysent soudainement  les  forces  de  l'esprit,  et  le  jettent  en  de 
passagères  langueurs.  En  ces  phases  presque  fatales  d'abatte- 
ment et  d'éclipsé ,  c'est  beaucoup  déjà  de  pouvoir  constater 
encore  la  vie  persistante  ,  et  il  serait  peu  juste  d'exiger  alors 
les  inspirations  plus  fougueuses  ou  plus  rayonnantes  de  jours 
plus  sereins  ou  plus  passionnés.  Dansles  régions  de  l'intelligence, 
comme  dans  celles  du  monde  physique  ,  le  calme  est  le  contre- 
coup obligé  des  orages ,  et  la  quiétude  évangélique  des  Lettres 
à  JMarcie,  par  exemple,  était ,  selon  des  lois  rigoureuses  la 
conséquence  naturelle  du  lyrisme  exalté  de  Lélia. 

11  ne  faut  donc  pas  dire  infécond  l'an  écoulé ,  ni  trop  s'attris- 
ter des  fâcheux  symptômes  qu'on  observe  dans  l'état  présent 
de  la  littérature.  Ce  sont  là ,  je  le  répète  ,  des  crises  inévitables, 
surtout  en  des  talents  sans  relâche  en  haleine  ,  comme  ceux  de 
ce  temps-ci.  Il  convient  donc  de  considérer  sans  dédain  les  pro- 
ductions peu  enthousiastes  de  l'année  ,  d'attribuer  la  torpeur 
de  l'ensemble  aux  circonstances  étrangères,  politiques  ou  au- 
tres, et  même,  si  l'on  veut,  à  l'action  climalérique ,  sur  beau- 


REVUE  DE  PARIS.  113 

coup,  de  l'heure  présente  ,  bien  plus  qu'à  la  décadence  réelle 
des  talents.  La  pénombre  n'est  pas  la  nuit ,  et  l'éclipsé  momen- 
tanée d'un  astre  n'en  atteste  pas  l'éternelle  disparition. . 

Sans  prétendre  à  un  inventaire  minutieux  et  détaillé  qu'il 
n'est  pas  dans  notre  intention  ni  dans  notre  courage  de  faire  , 
la  Revue  complétera  sa  critique  de  l'année,  en  résumant  dans 
une  sorte  d'appendice  ,  et  comme  à  vol  d'oiseau  ,  le  mouvement 
et  l'aspect  de  la  littérature  et  de  la  librairie  en  1840. 

Un  mot  d'abord  sur  le  théâtre.  Là  non  plus ,  si  l'on  écarte 
les  vaudevilles  et  les  opéras  plus  ou  moins  sérieux  ou  comiques, 
et  qui  n'ont  que  des  liens  fort  ténus  avec  la  littérature  ,  l'année 
n'a  pas  été  fertile  en  œuvres  d'une  grande  valeur.  Parmi  les 
maîtres  actuels  de  la  scène,  deux  des  plus  éminents ,  M.  Alexan- 
dre Dumas  et  M.  Victor  Hugo ,  se  sont  tenus  loin  du  cirque,  re- 
cueillant, dit-on,  sous  leur  tente,  toutes  leurs  forces  pour  de 
prochaines  luttes.  M.  Casimir  Delavigne  a  fait  représenter  une 
de  ces  pièces  à  émotions  peu  violentes  et  d'un  style  peu  témé- 
raire ,  mais  plus  osé  cependant ,  et  d'un  coloris  plus  vif  que 
celui  de  sa  pièce  précédente,  comme  la  diction  et  l'agencement 
de  celle  qui  suivra  ,  seront  sans  doute  d'un  niveau  légèrement 
supérieur.  M.  Delavigne,  dont  plusieurs  dénigrent  le  talent, 
est  certes  un  jouteur  habile,  qui  sait,  comme  pas  un  autre, 
manier  le  ceste  dramatique,  et  qui,  pour  frapper  peu  fort, 
n'en  frappe  pas  moins  le  plus  souvent  juste.  L'auteur  delà  Fille 
du  Cid  n'est  pas ,  il  est  vrai ,  un  chef  d'avant-garde  ;  mais,  dans 
son  rôle  de  Fabius  Cunctator  dramatique ,  il  a  prouvé  qu'au 
théâtre  la  prudence  réussit  souvent  mieux  que  l'audace.  A  la 
Comédie-Française  ,  le  Ferre  d'Eau,  venant  à  la  suite  de  La- 
tréaumont  et  de  Cosima,  démontre  chaque  soir  que  sur  les 
planches  les  plus  brillantes  qualités  ont  peine  à  suppléer  le 
savoir-faire  et  l'entente  de  la  scène.  Ce  franc  succès  arrivait 
d'ailleurs  à  point  pour  combler  le  vide  que  la  santé  languissante 
de  M""=  Rachel  causait  fâcheusement  sur  notre  première  scène 
nationale  ;  mais  voici  que  la  jeune  actrice  a  repris  le  cours  de 
ses  représentations,  c'est-à-dire  de  ses  triomphes,  avec  un 
courage  qui  mériterait  d'avoir  à  disposer  de  forces  physiques 
moins  chancelantes.  De  nouvelles  épreuves,  dont  elle  ne  peut 
sortir  que  victorieuse  ,  ont  déjà  commencé  pour  elle.  En  abor- 
dant Marie  Shmrt ,  elle  vieiU  de  franchir  avet-  !)onlieui'  le  Ru- 


114  REVUE  DE  PARIS. 

l)icon  du  nouveau  répertoire.  Le  drame  moderne  a  eu  aussi  de 
belles  soirées ,  grâce  au  (aient  si  plein  d'âme  de  M"*"  Dorval.  H 
faut,  au  nombre  des  plus  marquantes  reprises,  signaler  celles 
de  Chatterton  et  de  la  Maréchale  d'Ancre^  (]ui  ont  dû  con- 
vaincre M.  Alfred  de  Vigny  de  l'accueil  empressé  dont  le  pu- 
blic saluerait  l'apparition  d'un  nouveau  drame  où  se  déploie- 
raient les  éminentes  ressources  de  son  chaste  et  beau  génie. 

Quoiqu'on  dise  la  librairie  expirante  ,  le  roman  n'en  a  conti- 
nué pas  moins  de  jeter  ses  produits  par  ballots  dans  le  com- 
merce. 11  en  est  éclos,  je  l'affirmerais,  une  moyenne  de  deux 
par  semaine.  La  semaine  d'après,  on  ne  s'en  souvient  pas  plus 
que  des  neiges  de  l'an  passé,  mais  aucun  dédain  ne  saurait  dé- 
courager les  fabricants  patentés,  i)rès  d'un  certain  public  .  de 
ces  ouvrages  insipides.  Il  faut  d'ailleurs  à  certains  lecteurs  in- 
satiables leur  pâture  quotidienne,  et  les  cabinets  de  lecture 
sont  le  débouché  nécessaire  d'une  partie  de  l'édition.  Le  reste, 
comme  les  œuvres  de  Pelletier,  court  grand  risque  d'envelop- 
per dans  un  avenir  très-prochain  la  cannelle  et  le  gingembre. 
Le  roman  s'est  encore  vu  relégué  au  feuilleton  où  chaque  jour 
il  étale  ses  chapitres  â  tiroir  avec  une  prodigalité  néfaste.  Donc 
les  beaux  romans .  rares  à  toute  époque,  l'ont  plus  encore  été 
en  1840.  Le  plus  fécond  de  nos  romanciers ,  de  qui  seul  toute- 
fois il  ne  faudrait  plus  attendre  le  chef-d'œuvre  avec  une  con- 
fiance trop  certaine,  a  presque  toute  l'année,  je  crois ,  laissé 
dormir  en  fi  iche  le  sol  tant  exploité  de  son  esprit.  George  Sand 
a  un  peu  moins  produit  de  son  côté  ,  car  ,  outre  quelques  arti- 
cles de  critique  où  se  reconnaît  une  aisance  parfaite  de  manière 
ainsi  qu'une  grande  justesse  d'aperçus,  l'illustre  écrivain  n'a 
publié  que  Pauline ,  et  tout  dernièrement  aussi  le  Compagnon 
du  tour  de  France^  qui  n'est  pas  encore  une  œuvre  jugée. 

Nul  homme  sérieux  ne  pourrait ,  certes,  réprouver  les  voies 
nouvelles  où  s'engage  l'auteur  de  Spiridion,  car  un  roman  ne 
s'élève  jusqu'au  livre  que  lorsqu'une  pensée  résultante  de  l'ac- 
tion est  contenue  dans  l'œuvre ,  comme  l'amande  dans  le  noyau. 
En  ces  tentatives  plus  raisounnées  d'un  ordre  supérieur,  George 
Sand  peut  donc  compter  sur  la  complète  adhésion  des  plus  in- 
telligents de  ses  premiers  admirateurs;  mais,  qu'il  le  sache, 
ce  public  même  d'élite  qui  l'accompagnera  ,  toujours  enthou- 
siaste ,  dans  les  zones  plus  méfapliysiijues  où  tend  ,)Ujourd'bui 


r.EVUE  DE  PARIS.  115 

sa  |ieiisée ,  ce  |iui)iic  dont  les  sympalliies  lui  son!  sans  doule 
chères,  verrait  avec  peine  l'auteur  de  Valentine  et  A'' André, 
renoncer  ,  dans  ses  composilions ,  à  l'emploi  d'un  élément  dont 
il  a  toujours  disposé  avec  art  et  bonheur,  je  veux  parler  du 
paysage.  On  sait,  en  effet,  avec  quel  bon  goût  merveilleux  le 
grand  écrivain  a  dessiné  ,  plutôt  que  coloré  ,  dans  maints  de 
ses  livres ,  ces  fraîches  perspectives,  ces  ravissants  points  de 
vue ,  verts  et  animés  comme  une  toile  de  "Watelet.  Cette  manière 
aisée,  large,  naïve,  de  traduire  la  nature,  est,  aux  yeux  de 
plusieurs,  une  des  plus  admirables  qualités  de  George  Sand, 
un  de  ses  plus  beaux  titres  de  gloire  ;  car ,  à  sentir  Pair  et  les 
arômes  qui  circulent  librement  dans  ses  peintures  champêtres, 
on  voit  bien,  à  des  signes  évidents,  que  l'artiste  n'a  point 
aperçu  l'antique  Cybèle  à  travers  les  livres  et  sous  la  robe  bar- 
bouillée de  grec  et  de  latin  dont  les  pédants  l'affublent,  mais 
qu'il  l'a  contemplée  ,  suivant  son  propre  dire,  nue  comme  Rhéa 
et  belle  comme  elle-même.  Que  George  Sand  ,  ses  plus  fervents 
admirateurs  l'en  conjurent,  ne  dédaigne  donc  pas,  au  sein 
même  de  ses  plus  hautes  excursions  métaphysiques,  de  nous 
ouvrir,  par  ces  adorables  paysages  qui  coûtent  si  peu  à  son 
facile  pinceau  ,  quelque  échappée  de  vue  sur  notre  pauvre  terre 
où  nous  aimons ,  après  tout,  qu'on  nous  ramène.  Le  poète  dis 
Lettres  d'un  Foxageur  sait  si  bien  d'ailleurs  nous  rendre  fa- 
miliers el  chers  les  lieux  qu'il  nous  décrit  ;  chaque  imagination 
se  naturalise  en  quelque  sorte  si  volontiers  dans  le  frais  habi- 
tacle que  lui  dresse,  comme  une  lente  idéale  ,  sa  fantaisie  toute- 
puissante  ,  qu'il  devrait  bien  continuer  de  bâtir  ces  rusliciues 
Eldorado ,  ces  frais  refuges  où  s'envolent  à  sa  voix  les  âmes 
rêveuses  ,  amies  du  silence  et  des  ombrages.  Combien  d'esprits 
souffrants  n'ont  pas,  sur  ses  traces  ,  erré  sous  les  voûtes  som- 
bres, et  désormais  consacrées,  de  la  Vallée-Noire;  combien 
sous  ces  trames  du  Berri,  toutes  panachées,  au  printemps, 
d'épines  blanches,  et  tontes  retentissantes  des  chants  du  merle  ! 
Au  point  de  vue  même  du  talent,  je  crois  que  l'écrivain  ne  peut 
d'ailleurs  que  raviver  ses  forces  dans  l'étude  et  la  contemplation 
de  cette  nature  que  Chénier  appelle  admirablement  sacrée;  car 
unir  à  ses  richesses  intérieures  les  trésors  du  monde  physique, 
poser  comme  premier  plan  à  l'horizon  immense  de  la  pensée, 
l'horizon  terrestre  qui  devient  alors  comme  le  piédestal  d'où 


116  REVUE  DE  PARIS, 

l'esprit  s'élance  ,  et  où  il  redescend  se  reposer  des  fatigues  de 
son  vol;  s'assimiler  enfin  la  sève  généreuse  qui  l'ail  épanouir 
l'idée  au  front  du  poëte  ,  comme  le  bourgeon  sur  la  branche 
des  bois  ,  c'est  agrandir  sa  propre  nature ,  c'est  féconder  son 
intelligence  ,  c'est ,  en  un  mot ,  doubler  sa  vie. 

M.  Mérimée  ,  qui  n'élève  point  assez  souvent,  au  gré  du  pu- 
blic ,  une  voix  toujours  applaudie ,  a  ,  celte  année ,  enrichi  son 
écrin  littéraire  d'un  fin  joyau.  Tous  ceux  qui  ont  lu  Colomba 
n'ont  pu  trop  admirer  la  sagesse  de  celte  docte  manière,  et  les 
contours  précis  de  ce  beau  style. 

La  Revue  a  rendu  compte  des  deux  nouveaux  romans  de 
M.  Alfred  de  Musset,  dont  le  talent  aussi  se  transforme.  Comme 
poëte ,  en  effet,  l'auteur  de  Don  Paëz  n'en  est  plus  aux  vaga- 
bondes inspirations  de  ses  premiers  accents  ,  inspirations  dra- 
matiques ou  élégiaques  selon  le  vent  qui  passait  sur  son  âme, 
accents  tour  à  tour  passionnés  et  brillants  comme  une  ode  ou 
amers  comme  une  satire ,  échos  alternés  du  coeur  et  de  l'esprit. 
M.  de  Musset  semble  n'avoir  conservé  de  son  premier  caractère 
de  poète  que  cette  facilité  charmante  ,  ce  bel  air  sans  façon  et 
cavalier  qu'il  porte  à  ravir ,  et  maintenant  il  conte  à  la  manière 
d'un  fabuliste ,  souriant  au  lecteur  entre  Boccace  et  La  Fon- 
taine ,  dont  il  atteint  parfois  la  spirituelle  bonhomie.  Mais  j'a- 
voue que  tout  en  aimant  la  simplicité,  le  naturel  de  Siivia  et 
de  Simone,  je  murmure  d'une  lèvre  distraite  des  tirades  de 
Namouna.  Ce  sont  des  réminiscences  qui  me  sont  chères  et 
que  les  nouveaux  contes  du  poète  ne  me  peuvent  faire  oublier. 
Mais  ne  parlons  pas  encore  de  poésie. 

La  littérature  sérieuse,  philosophique,  plus  heureuse  en 
somme,  cette  année,  que  le  roman,  a  enregistré  de  notables 
travaux  dans  ses  annales.  Parmi  les  plus  importants  se  trouvent 
ceux  de  M.  Pierre  Leroux  et  de  M.  Lamennais  ,  sur  lesquels  des 
juges  spéciaux  se  sont  déjà  contradictoirement  prononcés.  Les 
études  historiques  ont  également  produit  à  la  publicité  de 
beaux  résultats ,  et  en  première  ligne  figurent  les  Récits  des 
temps  mérovingiens ,  ce  livre  consciencieux  de  M.  Augustin 
Thierry,  que  l'Instilul  a  honoré  d'une  si  juste  récompense.  Un 
travail  entrepris  sur  une  grande  échelle  et  qui  se  rattache  par 
beaucoup  de  liens  à  l'histoire,  par  quelques  autres  à  la  criti- 
que, a  commencé  de  paraître,  et  pleinement  justifié  les  espé- 


REVUE  DE  PARIS.  117 

r;inco5  clonL  le,  Laienl  de  i'aulciii*  était  iiiic  infaillible  caiilioii. 
L'apliliule  psj'chologique  de  M.  Sainte-Beuve  ,  ce  don  admira- 
ble de  saisir  la  ressemblance  des  natures  qu'il  étudie,  devaient, 
en  effet ,  appliqués  aux  solitaires  de  Port-Royai ,  mettre  d'une 
façon  originale  et  animée  ces  pieuses  physionomies  en  lumière. 
Le  double  charme  de  ce  livre ,  c'est  qu'en  vous  introduisant 
sons  les  cloîtres  de  leur  retraite  ,  en  vous  initiant  à  leurs  reli- 
gieuses pratiques,  en  vous  retraçant,  comme  un  habile  por- 
traitiste qu'il  est ,  les  caractères  curieusement  nuancés  de  ces 
hommes,  l'auteur  n'a  point  abdiqué  son  rôle  de  critique  con- 
temporain ,  et  des  noms  bien  étonnés  de  se  voir  réunis ,  s'ac- 
couplent sans  effort  sous  sa  plume  dans  des  rapprochements 
qui  causent  de  piquantes  surprises. 

On  se  plaint  communément  aujourd'hui ,  et  même  des  esprits 
assez  légers  se  plaisent  à  le  taire  ,  on  se  plaint  de  la  maigre 
consistance  des  œuvres  courantes,  et  l'on  accuse  la  littérature 
de  frivolité.  J'avoue  que  le  reproche  ne  porte  pas  à  vide,  et 
([ue  bien  des  productions  du  temps  l'autorisentj  mais  croit-on 
<iue  les  habitudes  littéraires  mêmes  des  lecteurs,  leur  prédilec- 
tion bien  connue  pour  ces  scintillantes  rapsodies  sans  profon- 
deur qui  amusent  la  pensée,  sans  exiger  aucune  application 
d'esprit,  croit-on  que  ces  goùls-là  ne  retiennent  pas  la  littéra- 
ture dans  ces  voies  si  justement  blâmables?  Que  le  public,  au 
contraire,  applaudisse  ceux  qui  s'engagent  en  de  moins  futiles 
travaux  ,  qu'il  apporte  son  attention  et  son  suffrage  aux  livres 
où  l'érudition  est,  comme  dans  Port-Royal,  ornée  et  poétique, 
et  on  verra  se  modifier  bien  avantageusement  les  tendances  de 
tous  les  écrivains  que  leur  impuissance  ne  confinera  point  dans 
le  cercle  étroit  des  banalités. 

Si  le  gros  des  lecteurs  recherche  de  préférence  les  produc- 
tions superficielles,  il  les  accueille  mal,  toutefois,  quand  elles 
se  luésentent  sous  forme  de  vers.  L'écho  de  la  rime  ne  l'attire 
pas,  et  les  chatoiements  du  style  poétique,  si  diapré  pour  le 
moment,  font  sur  lui  l'effet  de  ces  oripeaux  suspendus,  l'au- 
tomne, aux  arbres  à  fruit,  pour  effrayer  les  corneilles.  Chaque 
année  cependant  de  nouveaux  et  fervents  lévites  viennent  dépo- 
ser leur  holocauste  in-dix-huit  sur  l'autel  de  la  Muse  ,  et  dans 
quel  chimérique  espoir,  ils  ne  lardent  pas  à  l'apprendre.  Tous 
les  rôles  de  poètes  ne  sont-ils  pas  à  celte  heure  occupés?  Les 
1  11 


118  REVUE  DE  PARIS. 

mieux  venus  près  du  public,  ceux-là  mêmes  qui  sont  chefs  d'é- 
cole, n'ont  pas  à  leur  enlour  un  auditoire  si  nombreux  que  les 
survenants  puissent  parvenir  à  faire  écouter  leur  voix  inconnue. 
Et  puis  le  territoire  poétique  est  présentement  morcelé  en  une 
foule  de  principautés  et  de  baronnies  dont  chacune  est  ardente  à 
défendre  son  fief  et  ses  frontières.  Jamais  podestat  italien,  ja- 
mais burgrave  allemand  ne  fut,  je  vous  jure,  plus  jaloux  de  ses 
droits  que  nos  barons  littéraires  ne  le  sont  des  leurs,  si  bien 
que  vous  ne  posez  pas  le  pied  dans  leur  petit  empire,  qu'ils  ne 
crient  à  l'invasion.  Mais  ,  sans  qu'aucun  obstacle  les  puisse  in- 
timider, chaque  année ,  dis-je  (et  1840  a  eu  son  chœur  de  jeunes 
bardes  qui  préludent),  ces  chanteurs  pleins  d'espoir  viennent 
effeuiller,  comme  des  bouquets  d'églantine  ,  leurs  fraîches 
pensées,  leurs  harmonieuses  rêveries  devant  ce  minotaure  d<;  la 
publicité,  qui  se  montre  pour  tous  impitoyable.  Ces  jours  mau- 
vais doivent-ils  se  prolonger  longtemps  encore  pour  lespoëtes? 
Sera-ce  l'indifférence  publique  qui  tuera  la  poésie,  ou  la  poésie 
qui  triomphera  de  la  foule  inattenlive?  Comme  l'art  ne  saurait 
mourir,  grâce  aux  cœurs  dévoués  qui  combattent  pour  sa 
gloire,  on  ne  saurait  douter  que  tôt  ou  lard  les  esprits  revien- 
dront se  grouper  autour  des  poêles  ,  dont  la  voix  ne  peut  se 
perdre  éternellement  ainsi  dans  le  désert. 

Quelques-uns  des  mieux  accueillis  d'habilude  ont,  cette  année , 
reparu  dans  la  lice  avec  des  chances  diverses.  M.  Auguste  Barbier 
nous  a  donné  deux  nouvelles  satires  qui  n'ont  pas  eu,  ce  me  sem- 
ble, le  succès  des  ïambes.  L'auteur,  en  appliquant  à  la  satire  la 
forme  du  drame,  n'a  point  obtenu  la  même  réussite  qu'en  y 
introduisant  l'ode.  M.  Edouard  Turquely  vient  tout  récemment 
de  réimprimer  en  un  magnifique  volume,  sous  le  tire  de  Pri- 
mavera,  ses  premières  inspirations,  en  y  annexant  beaucoup 
devers  inédits  qui  continuent  et  complètent  la  partie  chaste- 
ment passionnée  à' Amour  et  Foi.  Près  des  autres  livres  du 
poêle  catholique,  celui-là  sans  doute  est  d'un  accent  plus  atten- 
dri et  moins  austère;  mais,  pour  la  suspendre,  il  ne  rompt  pas 
l'unité  religieuse  de  son  œuvre.  Le  Cantique  des  Cantiques 
embellit,  mais  ne  compromet  pas  la  gravité  de  la  Bible.  M.  Tur- 
quety  parle,  on  le  sait,  une  langue  harmonieuse,  colorée, 
hardie  ,  véhémente.  Il  a  des  odes  où  la  pensée  jaillit  de  sou 
âme  émue  avec  une  i  are  vigueur  ,  des  strophes  qui  se  déploient 


RFAUE  DE  PARIS.  îlfl 

avec  un  impéliieiix  balteinent  d'ailes;  mais,  tout  près  de  là, 
l'élégie  se  montre  en  deuil ,  et  soupire  avec  une  mollesse 
ionienne.  Dans  ce  volume  presque  nouveau,  tant  il  contient 
de  pièces  jusqu'alors  inédiles,  le  Ion  élégiaque  domine  à  lafré- 
(juenle  exclusion  d'accents  plus  lyriques.  I!  nous  a  de  plus 
semblé  apercevoir,  dans  quelques  morceaux,  un  caractère  de 
style  dont  M.  Turquety  n'avait  pas  encore  donné  d'exemple. 
Ainsi,  dans  la  pièce  à  Paul,  l'expression  est  d'une  nuance  pâle, 
(|ui  convient  seule  à  la  nature  du  sentiment  qu'elle  exprime. 
Une  ballade  sur  un  vieux  manoir  de  Bretagne  emprunte  un 
eifet  dramatique  à  la  double  vivacité  du  récit  et  du  dialogue. 
L'auleurdes  Hymnes  sacrées  mûrit,  je  crois,  à  cetle  heure, 
la  pensée  d'une  œuvre  où  sa  poésie  se  produirait  sous  une  forme 
plus  ample  et  plus  épique.  Si,  comme  le  poète,  la  critique  avait 
le  don  divinatoire,  j'oserais,  par  voie  d'analogie,  prédireà  cette 
tentative  de  M.  Turquety  une  pleine  réussite. 

L'événement  |)oétique  de  la  saison  a  été  l'apparition  du  re- 
cueil de  M.  Victor  Hugo,  les  Rayons  et  les  Ombres.  Ce  livre 
n'a  point,  comme  ses  aînés,  soulevé  dans  la  presse  une  polé- 
mique bien  ardente;  mais  on  a  discuté  gravement  sa  valeur, 
et  les  conclusions  les  plus  judicieusement  motivées  de  la  crili- 
(jue  lui  ont ,  toutes  réserves  faites,  été  favorables.  Le  vieux 
journalisme  a  bien  encorefait  entendre  ses  récriminations  suran- 
nées, mais  cette  guerre  inintelligente  paraît  décidément  avoir 
lassé  la  longanimité  du  public. 

La  Revue  a  donné  son  opinion  sur  les  Rayons  et  les  Om- 
bres ,  et  je  ne  viens  pas  combattre  son  jugement,  ni  même  le 
moditier ,  ni  rien  ajouter  à  ses  réserves.  J'ai  une  admiration 
franche  pour  les  magnificences  lyriques  de  M.  Hugo,  mais  je  ne 
puis  souscrire  sans  examen,  aux  acclamations  frénétiques  de  ses 
partisans  quand  même.  Or,  une  impression  que  j'ai  ressentie 
A  la  lecture  attentive  de  son  dernier  recueil  m'inspire  une  remar- 
que qu'il  me  semble  essentiel  de  noter,  bien  qu'elle  ne  soità  mes 
yeux  ni  un  blâme  ni  un  éloge.  C'est  uniquement  un  fait  que  je 
constate. 

M.  Hugo  a  répandu  dans  ses  poésies  beaucoup  de  sentiments 
ijui  lui  étaient  personnels.  Ainsi  ,  dans  les  Chants  du  crépus- 
cule notamment ,  ces  hymnes  à  l'amour  et  à  la  beauté  ,  ces 
accents  inouïs  de  tendresse  inspirée,  tous  ces  chaleureux  élans 


120  REVUE  DE  PARIS- 

parlaient  évidemment  de  son  âme  ;  c'était  le  ori  passionné  de 
sa  conscience.  Ainsi,  dans  ces  élégies  empreintes  d'un  impéris- 
sal)le  cliarme  : //?e/',  la  Nuit  d'été...  Puisque  f  ai  mis  ma 
lèvre...  et  tant  d'autres  non  moins  ardentes  et  senties,  le  poêle 
est  l'écho  de  l'homme.  Il  mêle  son  deuil  et  sa  joie  aux  sj)leiî- 
deurs  et  aux  tristesses  de  la  création,  il  convie  la  nature  à  ses 
fêles ,  il  a  son  rôle  actif  dans  le  drame  de  la  vie  ;  pour  tout  dire, 
enfin,  il  est  en  scène.  Maintenant  le  poêle  élève  bien  encore  la 
voix  en  son  propre  nom,  mais  c'est,  il  semble,  pour  juger,  non 
plus  pour  agir.  Assis  désormais  en  spectateur  désintéressé  au 
jeu  des  passions  et  des  événements,  il  en  raconte  les  phases,  il 
en  scrute  laborieusement  l'énigme  ,  mais  il  se  tient  en  dehors 
du  cirqne  et  de  la  mêlée.  Il  jouit  de  ce  calme  serein  que  Gœthe 
disait  nécessaire  à  l'artiste  au  sein  même  des  transports  et  des 
ardeurs  de  la  composition.  Maître  de  lui,  jusque  dans  l'enthou- 
siasme, il  assiste  de  sang-froid  aux  tressaillements  de  sa  pensée, 
et  domine  l'inspiration  an  lieu  d'en  subir  comme  autrefois  le 
jong  et  les  caprices.  11  y  a,  je  le  reconnais,  une  grandeur  mé- 
lancolique dans  ce  procédé  ,  auquel  il  faut  presque  fatalement 
en  venir  dans  le  second  période  de  la  vie  ;  mais  la  puissance 
qu'il  apporte  équivaut-elle  à  ce  frais  e?ic/iaw/e?>*en<  des  jeunes 
années  qu'il  enlève,  et  dont  M.  Hugo  déplorait  lui-même, 
quoique  de  trop  bonne  heure,  la  fuite,  dans  les  Feuilles  d'au- 
tomne. 

Il  y  a  eu  tout  dernièrement,  vers  la  mi-décembre,  une  recru- 
descence de  dithyrambes  napoléoniens  dont  nous  sommes  en- 
core étourdi,  nous  qui  lisons  beaucoup  de  vers.  Ce  brouhaha 
de  clameurs  rimées  nous  a  du  reste  peu  surpris,  car,  à  la  nou- 
velle que  les  restes  de  l'empereur  nous  allaient  revenir,  notre 
premier  sentiment  avait  beaucoup  moins  'été  l'enthousiasme 
que  l'effroi,  trop  certains  que  nous  étions  du  déluge  de  vers  qui 
allait  pleuvoir  sur  ce  glorieux  cercueil.  L'événement  a  dépassé 
nos  prévisions,  et  nul  n'aurait  sans  doute  imaginé  quel  attrou- 
pement de  sonneurs  de  louanges,  comme  dit  M.  Auguste 
Barbier,  escorterait  le  char  triomphal.  La  jeune  poésie,  à  l'ex- 
ception de  M.  Hugo  qui  avaità  clore  son  épopée  napoléonieniîe, 
la  jeune  poésie,  toutefois,  hâtons-nous  de  le  dire,  n'était  pas  de 
la  fête  ;  elle  a  gardé  un  silence  respectueux,  mais  signiiicatif. 
La  jeune  poésie,  celle  du  moins  qui  se  préoccupe  de  civilisation 


REVUE  DE  PAF'.IS.  12t 

et  d'avenir,  a  des  chants  sympathiques  pour  ceux  qui  s'empa- 
rent du  monde  par  la  pensée;  mais  l'aveugle  glorificalion  du 
sabre  n'est  pas  son  fait,  et  la  force  à  ses  yeux  ne  vaut  pas  le 
droit.  La  jeune  poésie  a  donc,  je  le  répète,  marché  silencieuse 
à  ce  convoi;  elle  n'a  point,  toutefois,  proteslé  contre  l'apo- 
théose, parce  qu'après  tout  la  gloire  couvre  bien  de  l'ombre 
de  son  radieux  manteau.  «  Son  cercueil  est  fermé.  Silence  !  » 
avait  dit  M.  de  Lamartine;  la  jeune  poésie  a  sagement  imilû 
cette  réserve. 

La  librairie,  en  1840,  a  surtout  affecté  aux  produits  litté- 
raires deux  modes  particuliers  de  publication  ;  j'entends  parler 
des  éditions  compactes  et  des  brochures  périodiques  men- 
suelles. 

Les  Guêpes  ont  inauguré  ces  dernières,  et  leur  vol  heureux 
a  semé  dans  l'air  je  ne  sais  quelles  vertus  prolitîques  d'où  sont 
écloses ,  par  essaims,  des  publications  pareilles.  Ce  n'a  point 
toutefois  été  le  cas  de  redire  le  vieil  adage  :  Tel  père,  tel  fils,  et 
M.  Alphonse  Karr  n'a  point  dû  reconnaître  son  originalité 
spirituelle  dans  sa  pullulante  génération.  C'est  qu'il  ne  suffit 
pas  d'avoir  le  sentiment  du  ridicule  pour  le  railler  finement, 
et  que  l'audace  de  tout  dire  ne  comporte  pas  toujours  le 
talent  de  dire  bien.  Et  puis  la  brutalité  dessert  quelquefois. 
Le  ^lecteur  aime  le  demi-sourire,  le  coup  d'épingle  de  la 
moquerie;  le  persiflage  lui  plaît  et  le  désarme;  mais  il  s'in- 
digne aux  injures  et  aux  coups  de  massue  de  l'envie  ou  de  la 
colère, 

11  serait  injuste  pourtant  de  croire  que  tous  les  imitateurs  de 
M.  Alphonse  Karr  ont  manqué  de  saillie  et  de  tact.  Il  est  même 
telle  page  de  ces  copies  qui  n'aurait  pas  défiguré  l'original,  car 
dans  les  Guêpes,  on  le  sent  bien,  tout  n'était  pas  non  plus  de 
pur  aloi ,  et  il  y  a  eu  nécessairement  du  strass  parmi  les  dia- 
mants de  récrin.  Mais  ce  qui  constitue,  selon  moi,  l'attrait  et 
le  mérite  des  Guêpes,  c'est  que  les  hommes  et  les  choses  n'y 
reçoivent  les  coups  de  marotte  de  l'esprit  qu'après  avoir  co.n- 
paru  à  la  barre  du  bon  sens  qui  les  juge.  On  ne  devait  pa^; 
moins  attendre  de  l'auteur  du  calembour  philosophique  sur  le 
sens  commun.  La  position  ensuite  qu'a  judicieusement  prise 
M.  Karr  sur  la  froiilière  de  tous  les  partis  lui  permet  d'exploi- 
ter une  mine  assez  féconde  et  toute  neuve  ,  en  France,  de  ridi- 

11. 


122  REVUE  DE  PARIS. 

Cilles.  Jusqu'alors,  en  effet,  l'opposilion  avait ,  sous  tous  les 
p;oMvernenienls  ,  semblé  une  puissance  inviolable.  Chacun  de 
ses  membres,  c'était  reçu,  avait  de  droit  en  partage,  une  somme 
(le  qualités  civiques  et  autres  que  nul  ne  songeait  à  contrôler, 
W,  Alphonse  Karr  semble  avoir  le  premier  compris  que  railler 
sans  répit  et  uniijuement  le  pouvoir,  était  d'une  ironie  un  peu 
vieille,  et,  tout  en  le  harcelant  à  l'occasion,  il  a  cru  devoir  en- 
tiii  s'enquérir  si  l'opposition  avait  bien  tous  les  mérites  qu'on 
lui  accordait.  Son  encjuèle  n'a  point  été  stérile,  et,  pour  ne 
parler  ici  que  des  ridicules  relevant  de  la  fashion  et  du  lan- 
fjage  ,  il  a  trouvé  que  la  mise  et  le  patois  de  certains  avocats, 
même  puritains,  n'étaient  pas  d'un  goût  et  d'un  français  irré- 
prochables. 

Comme  les  Guêpes,  les  bibliothèques  à  volumes  compactes 
ont  eu  leurs  imitations.  L'idée  première  était  bonne,  mais  vous 
verrez  que  l'appât  inintelligent  du  lucre  finira  par  la  perdre, 
Vax  attendant,  ces  collections  faites,  je  le  crains,  dans  un  esprit 
plus  industriel  <iue  littéraire,  ont  rendu  quelques  précieux  ser- 
vices aux  lettres.  Entre  les  publications  les  plus  recommanda- 
bles  dont  elles  ont,  jusque-là,  enrichi  leur  cadre,  on  remarque, 
d'un  côté,  les  œuvres  en  prose  d'André  Chénier,  recueil  impor- 
tant sur  lequel  nous  nous  proposons  de  prochainement  revenir. 
Les  études  sur  le  Nord,  de  M.  X.  Marmier,  forment  ailleurs  un 
corps  d'ouvrage  aussi  intéressant  et  instructif  par  le  fond 
([u'agréable  à  lire  par  le  style  courant ,  simple,  facile  et  sans 
charlatanisme,  de  la  description  et  du  récit.  On  doit  au  même 
écrivain  une  belle  et  toute  récente  traduction  de  Schiller.  Dans 
la  collection  à  laquelle  appartient  ce  dernier  ouvrage  ligure  un 
Faust  traduit  au  complet,  tâche  laborieuse  et  difficile  que 
M.  Henri  Blaze  a  su  conduire  à  bonne  lin.  Là  encore  M.  An- 
toine de  Latour,  l'heureux  interprète  de  Pellico,  a  de  nouveau 
moiilré,  dans  les  Mémoires  d'Alfieri,  son  habileté  parfaite  à 
iraduire.  Enfin  des  réimpressions  de  poésies  complètes  (Sainte- 
Beuve  ,  Brizeux ,  de  Musset,  Barbier,  Hégésippe  Moieau, 
les  deux  Deschamps)  ont  eu  lieu  ou  se  préparent,  de  côté  et 
d'autre. 

Somme  tonte,  la  littérature ,  en  1840,  a,  sans  trop  de  gloire 
ni  d'encombrés,  atteint,  cahin-caha,  le  bout  de  l'an,  à  travers 
les  bourrasques  de  la  politique,  qui  faisait  hélas  !  à  chaque  in- 


KKVF'K  liK  PARIS.  123 

slant,  irnipdoii  sur  ses  tunes.  Elle  n'a  point  eu  de  grands 
triomphes,  elle  n'a  poinL  jeté  un  bien  vif  éclat,  mais  entin  elle 
a  honorablement  vécu,  et  il  est  de  certaines  époques  où  la  vie 
est  déjà  par  elle-même  un  acte  d'énergie  méritoire. 


Auguste  Desplaces. 


LETTRES  INEDITES. 


La  révoIuUon  française,  qui  a  fait  jaillir  de  noire  sol  des  lé- 
gions d'hommes  célèbres,  n'offre  peut-être  pas  de  gloire  plus 
belle  et  plus  pure  que  celle  de  M™"  Roland.  Chacun  a  salué  avec 
respect  dans  cette  femme  illustre  le  type  éclatant  de  l'intégrité 
et  du  courage  politi([ues.  Partisan  sincèrement  passionné  d'uiie 
ère  nouvelle,  concevant  une  république  idéale  et  modèle  à  la 
manière  des  anciens,  M™'=  Roland  apparaît  au  sein  de  ce  mé- 
lange de  grandeurs  et  de  corruption  qui  caractérise  la  fin  du 
xviii"  siècle,  comme  une  sorte  de  héros  de  Plutarque,  plein  de 
droiture,  d'austérité,  de  candeur,  et  sublime  à  force  même  d'ê- 
tre simple.  Elle  représente  mieux  qu'aucun  autre  cette  portion 
invinciblement  généreuse  et  dévouée  de  la  nation  qui  sut  se 
prémunir  contre  tout  excès  fatal.  Unissant  un  esprit  supérieur 
à  une  grande  âme,  elle  a  mérité  d'être  proclamée  par  l'histoire, 
le  caractère  le  plus  fort  et  le  plus  vrai  de  son  époque. 

Fille  d'un  simple  artiste,  renfermée  pendant  de  longues  an- 
nées dans  le  cercle  restreint  de  sa  famile,  M"»"  Roland  avait  été 
préparée  de  bonne  heure,  par  une  éducation  toute  bourgeoise, 
à  la  simplicité  de  mœurs  et  à  l'austérilé  de  caractère  qui  la  dis- 
tinguèrent plus  tard.  N'ayant  en  quelque  sorte  d'autre  maître  et 
d'autre  guide  qu'elle-même,  avide  à  tout  prix  de  savoir,  mais 
douée  d'ailleurs  d'une  âme  juste  et  d'une  têle  saine,  elle  était 


REVUE  DE  PARIS.  125 

arrivée  bien  vite  à  ce  double  grand  but,  développer  son  intelli- 
gence et  réprimer  ses  passions.  Enfant  toute  pensive,  jeune  fille 
stoï(jue  et  quelque  peu  philoso|»Iie,  elle  préludait  déjà,  comme 
par  un  instinct  préciu-seur,  à  son  glorieux  avenir.  M"»"  Roland 
eut  sur  M"""  de  Staël,  celte  autre  femme  d'une  grande  trempe 
d'esprit,  l'avantage  décisif  d'une  position  qui  dut  l'affranchir 
radicalement  de  bien  des  préjugés,  de  faux  brillants,  d'idées  de 
convention,  pour  ainsi  dire  inséparables  de  la  naissance  et  de 
la  fortune.  Le  petit  enfoncement  derrière  l'atelier  de  son  père, 
l'humble  graveur  du  quai  aux  Lunettes,  valait  mieux,  à  coup 
sûr,  comme  giron  d'études,  comme  asile  de  méditations  sévères, 
que  le  salon  de  M.  Necker,  tout  peuplé  de  beaux  esprits  et 
d'hommes  de  lettres  à  la  mode.  Mariée  assez  tard  à  un  homme 
de  beaucoup  plus  âgé  qu'elle,  et  qui  joignait  à  la  rigidité  du 
caractère  les  lumières  de  l'esprit  et  du  savoir.  M""  Roland  était 
restée  naturellement  fidèle  à  sa  destinée.  Des  études  graves, 
fortes  et  toutes  pratiques,  des  travaux  d'économie  et  de  science 
en  commun  avec  son  mari,  des  voyages,  tant  en  Angleterre  et 
en  Suisse,  que  dans  les  diverses  parties  de  la  France,  avaient 
achevé  de  mûrir  son  jugement  et  d'asseoir  son  instruction. 
Quand  la  révolution  éclala,  elle  était  prête,  ainsi  que  M.  Roland, 
à  l'accueillir  et  à  y  prendre  part.  Leurs  principes,  leur  patrio- 
tisme les  destinaient  visiblement  à  servir  la  cause  sacrée  de 
l'humanité. 

On  sait  quel  fut  le  rôle  politique  si  mémorable  de  M«><=  Ro- 
land. II  commence  à  l'entrée  de  son  mari  au  ministère,  après 
leur  seconde  arrivée  à  Paris.  Déjà,  dans  un  premier  séjour  qui 
dura  sept  mois,  à  partir  de  février  1791,  elle  avait  eu  occasion 
devoir,  d'observer  les  hommes,  et  de  sonderle  terrain  mouvant, 
qui  devait  bientôt  trembler  sous  ses  pas.  Suivant  assidûment  les 
séances  de  l'assemblée,  elle  avait  entendu  parmi  les  nombreux 
orateurs  ceux  qu'elle  appelle  le  puissant  Mirabeau,  l'éton- 
nant Cazalès,  l'audacieux  Maury,  le  froid  Barnave.  Elle 
s'était  liée  avec  Brissot,  Pétion,  Buzot  et  quelques  autres  dépu- 
tés, qui  tenaient  chez  elle  des  conciliabules  où  l'on  traitait  des 
affaires  publiques,  pendant  que,  sans  mot  dire,  elle  écoutait  in- 
quiète et  attentive.  Dès  cette  époque,  les  ardentes  sympathies  de 
M""  Roland  se  déclarent  d'une  façon  qui  n'est  point  douleuse. 
Les  faiblesses  dont  la  tribune  se  faisait  tro[)  souvent  l'écho  lut 


126  REVUE  DE  PARIS. 

causent  de  vives  irrilations  ;  ceux  qui  ne  sont  qu'honnêtes  et  ani- 
més d'intentions  pures,  mais  sans  résolution  et  sans  vigueur, 
l'inipatienlent;  au  contraire,  elle  se  range  par  instinct  du  côté 
des  ardents  et  des  inébranlables.  Habituée  de  longue  date  à 
jtaitager  les  occupations  de  son  mari,  M'"»  Roland  abdiqua 
moins  que  jamais  celte  règle  de  conduite  lorsque  les  concessions 
(le  la  cour  et  le  choix  des  patriotes,  qui  étaient  en  quête  d'hom- 
mes fermes  et  éclairés,  firent  de  M.  Roland  un  ministre  de 
Louis  XVI.  Imbus  des  mêmes  sentiments  et  des  mêmes  idées, 
n'ayant  en  quebiue  sorte  qu'un  même  esprit  et  qu'une  même 
âme,  ce  <iue  son  mari  concevait,  elle  s'api)li(iuait  à  le  traduire; 
ce  qu'il  pensait,  elle  l'exprimait  d'un  trait,  avec  ce  mélange  de 
douceur  et  de  force  qui  donnait  un  charme  irrésistible  à  ses 
écrits.  Ce  fut  elle  qui  traça  la  fameuse  Lettre  au  roi,  dont  la 
co!)séquence  fut  le  renvoi  de  Roland  du  ministère  avec  Clavière 
et  Servan,  et  qui,  transmise  aux  départements  par  ordre  de  l'as- 
semblée, contribua  si  puissamment  à  éclairer  l'esprit  de  la  na- 
tion. Toutefois,  M"io  Roland,  qui  jusque-là  avait  poussé  si  fort 
au  mouvement,  qui  n'avait  cessé  de  conseiller  des  mesures  éner- 
giiiues  et  absolues,  commença,  après  le  20  juin  et  aux  appro- 
ches du  10  août,  un  système  de  résistance  devenu  nécessaire 
pour  toute  conscience  honnête.  Étroitement  unie  à  l'immortelle 
l)lialange  des  girondins,  groupe  brillant  dont  elle  était  une  sorte 
de  muse  inspirée,  longtemps  elle  avait  partagé  les  illusions  et 
les  vœux  de  ces  généreux  esprits.  Mais  le  voile  une  fois  déchiré, 
quand  la  patrie,  souillée  de  houe  et  de  sang,  ne  se  défend  plus 
que  par  le  crime,  M'"°  Roland  se  retourne  pour  faire  tête  au 
danger.  Les  saturnales  de  septembre  avaient  achevé  de  soule- 
ver toutes  les  répulsions  de  sa  grande  âme.  Dénoncée  ù  toutes 
les  haines  pour  sa  conduite  courageuse  et  modelée  pendant  le 
second  ministère  de  Roland,  appelée  à  la  barie  de  la  conven- 
tion, sa  perle  était  dès  lors  jurée.  Enfin,  arrêtée  au  31  mai  et 
enfermée  à  l'Abbaye,  M™«  Roland  entre  dans  cette  phase  de 
dégoûts  amers,  d'inébranlable  fermeté  et  de  résignation,  dont 
le  terme  devait  la  conduire  sur  le  piédestal  lumineux  de  son 
échafaud,  le  front  serein,  les  cheveux  dénoués,  la  robe  sans  ta- 
che, en  face  de  cette  statue  de  la  Liberté  qui  lui  inspire  soudain 
et  s  mots  accusateurs  :  «  0  Liberté  !  que  de  crimes  on  commet 
en  (on  nom  !  « 


REVUE  DE  PARIS.  127 

Tous  les  faits  de  sa  noble  vie,  si  plei?ie,  si  émouvante, 
jjme  Roland  les  a  racontés  elle-même  dans  ses  Métuoi'res ,  de 
façon  à  rendre  (ouïe  retouche  à  la  fois  difficile  et  superfluo. 
Dans  la  première  partie  ,  qui  a  trait  aux  années  riantes  de  son 
enfance  ,  elle  s'est  peinte  avec  de  si  fraîches  couleurs,  avec  un 
tel  charme  d'expression  ,  qu'on  ne  saurait  avoir  nulle  envie  de 
repasser  le  crayon  sur  son  dessin  ferme  et  gracieux.  Les  études 
solitaires  de  la  jeune  fille  dans  le  coin  favori  du  logis  paternel, 
le  catéchisme  de  la  paroisse  Saint-Barihélemy.  la  retraite  au 
couvent  de  la  rue  Neuve-Saint-Étienne  pour  la  première  com- 
munion ,  son  séjour  chez  la  bonne  maman  Phlipon  dans  VUS 
Saint-Louis ,  ses  promenades  au  Jardin  des  Plantes  et  sa  vivo 
passion  pour  les  fleurs,  ses  excursions  du  dimanche  au  bois  de 
Meudon,  vers  la  jolie  habitation  du  fontainier  du  Moulin 
rouge,  les  extases  et  les  douces  larmes  versées  en  contemplant 
de  sa  fenêtre,  vers  le  Pont-Neuf,  la  fin  d'un  beau  jour  :  tout 
cela  renaît,  dans  son  charme  primitif;  tous  ces  tableaux,  si 
joyeux  et  si  frais,  revivent  sous  le  facile  effort  de  la  mémoire 
qui  les  évoque.  Il  y  a  ,  dans  ces  pages  toutes  remplies  de  pein- 
tures ravissantes,  de  fines  saillies  ou  d'observations  solides, 
une  sécurité  calme,  une  sérénité  familière  qu'on  ne  saurait 
vraiment  trop  admirer.  La  naïveté,  la  franchise,  parfois  la  sin- 
gularité des  détails  ,  rappellent  sans  trop  de  désavantage  celle 
libre  confiance  du  génie  qui  a  dicté  les  Confessions.  Et  quand 
on  songe  qu'une  femme  s'inspirait  ainsi  sous  les  verrous  de  sa 
rigide  prison,  au  bruit  des  hurlements  de  la  terreur,  dans  l'al- 
tente  d'une  mort  prochaine,  un  frémissement  de  surprise  se 
joint  à  l'admiration.  Peut-être  faut-il  regretter  que  ces  circon- 
stances mêmes  n'aient  pas  permis  d'entières  confidences.  Pressée 
qu'elle  était  de  repousser  la  calomnie  et  de  laisser  un  der- 
nier témoignage  d'elle-même,  le  temps  manquait  à  l'écrivain 
pour  tout  dire;  comme  l'iambe  de  Chénier,  sa  pensée  dernière 
risquait  d'être  interceptée  par  la  hache  du  bourreau.  Celle 
ignorance  des  heures  qui  lui  étaient  comptées  peut  expli- 
quer le  défaut  de  mesure  ,  le  manque  de  proportions  dans 
les  divers  développements  du  récit.  Mais  ,  malgré  cela  ,  que 
d'aveux  précieux  encore!  Quelle  riche  moisson  à  glaner  dans 
ces  gerbes^éparses  !  On  se  console  à  penser  (jue  ces  heureux 
souvenirs   du  prumier  âge   firent  oublier  pendant  bien  des 


128  REVUE  DE  PARIS. 

iiislaiils  à  la  nolile  vicîime  la  (ris(e  horreur  de  sa  sidialio:!. 
.  Dans  la  i>arlie  politique  des  mêmes  mémoires  ,  M™"  Roland 
s'est  tenue  constamment  à  la  hauteur  des  terribles  événements 
(ju'elle  avait  à  retracer.  On  sent  une  âme  nourrie  d'études  sé- 
vères, fortement  impressionnée  des  mœurs  antiques  ,  et  que 
ne  cesse  d'inspirer  le  plus  ardent ,  le  plus  sincère  patriotisme. 
Soit  qu'elle  exhale  ses  premières  flammes  révolutionnaires, 
ses  espérances  qu'aucune  limite  n'arrête,  ses  appréciations  vé- 
hémentes de  la  situation,  soit  que  plus  tard  elle  confesse  l'excès 
d'un  premier  entraînement,  et  formule  ses  nobles  résistances 
contre  l'oppression  démagogique  ;  soit  enfin  qu'elle  peigne 
d'une  couleur,  hélas  !  trop  fidèle  les  tristes  détails  de  son 
cachot  :  ce  sont  toujours  la  même  sincérité,  la  même  noblesse, 
le  même  courage  ,  rehaussés  encore  par  un  style  vif,  rapide  , 
énergique,  qu'on  sent  jaillir  de  source.  La  parole  semble  obéir 
d'elle-même  à  l'essor  d'une  âme  impétueuse.  On  croit  assister 
aux  scènes  que  le  témoin  véridique  déroule  sous  nos  yeux  ,  et 
entendre  les  bruits  sinistres  dont  il  nous  renvoie  l'écho.  Le 
récit  que  fait  M™"  Roland  de  son  arrestation  ,  au  milieu  de  la 
nuit,  entre  les  bras  de  sa  fîUe  et  de  ses  gens  éplorés,  donne 
toute  la  mesure  du  sang-froid  de  cette  femme  intrépide,  qui , 
durant  les  jours  les  plus  périlleux  ,  gardait  un  pistolet  armé 
sous  son  chevet,  afin  de  se  soustraire  aux  outrages  des  assas- 
sins. Ses  lettres  à  la  convention,  ses  dernières  |)ensées,  ultima 
■verba,  son  projet  de  défense  au  tribunal,  son  interrogatoire  , 
sont  de  vrais  modèles  d'éloquence  mâle  et  de  noble  fierté.  IMais 
la  partie  la  plus  curieuse,  la  plus  originale  des  écrits  de 
W'"'=  Roland  ,  ce  sont ,  à  coup  sûr,  les  portraits  qu'elle  a  tracés 
de  divers  personnages  de  l'époque,  que  sa  position  la  mettait 
si  aisément  à  même  de  connaître,  et  entre  autres  ceux  des  gi- 
londins  ses  amis ,  qu'elle  avait  pu  juger  à  fond  dans  ce  cercle 
intime  dont  elle  était  l'âme  et  le  centre.  Elle  nous  peint  tour  à 
tour  le  fier  et  sensible  Buzot,  le  prudent  et  honnête  Pétion  ; 
Gensonné.  ferme  logicien,  mais  trop  lent  à  délibérer;  Guadet 
au  contraire  trop  prompt  dans  sa  brillante  vivacité,  et  d'une 
chaleur  qui  ne  se  soutient  pas;  Verguiaud,  le  plus  éloquent  de 
tons,  mais  coupable  à  ses  yeux  pour  son  égoïsme  et  sa  mollesse 
épicurienne;  le  généreux  Grangeneuve;  Barbaroux  à  la  tête 
d'Antinous,  d'un  si  jeune  et  si  bouillant  courage;  Louvet,  plein 


REVUE  DE  PAKIS,  Î2!) 

de  jîaielé,  ii  respril  iiirri-nieux  et  fin  ;  Champfoil,  doiil  les  vives 
boutades  et  les  acres  bons  mots  faisaient  le  charme  des  con- 
versations; et  le  vénérable  Dusaulx,  et  le  l)on  et  facile  Mer- 
cier, etc.  On  trouve  dans  un  endroit  un  ravissant  portrait  de 
j]me  Roland  par  elle-même,  où  elle  se  peint  sans  pruderie  ni 
fausse  modestie  ,  et  avec  une  charmante  liberté  d'expression. 
Si  l'on  joint  à  ces  traits  exquis  ce  que  leur  a  si  heureusement 
ajouté  le  spirituel  Lemontey,  qui  avait  pu  voir  M™'=  Roland  à 
diverses  époques,  et  qui  la  compare  à  la  Julie  de  Rousseau, avec 
la  remarquable  beauté  de  sa  taille ,  de  ses  yeux  et  de  sa  cheve- 
lure, avec  le  frais  coloris  de  son  teint  délicat,  on  aura  une 
idée  aussi  parfaite  que  souriante  de  l'extérieur  de  cette  femme 
célèbre. 

On  a  reproché,  non  sans  quelque  raison,  aux  mémoires  de 
jjme  Roland,  de  oontenir  des  appréciations  exagérées  ,  injustes 
même,  à  l'égard  de  ses  adversaires  politiques.  Elle  formule  en 
effet  plus  d'un  arrêt  sévère,  impitoyable;  trop  souvent  la  satire 
se  mêle  à  la  vérité.  Il  serait  à  propos  de  réclamer  notamment 
en  faveur  de  Chénier,  dont  elle  n'a  rien  de  mieux  ù  dire,  si  ce 
n'est  qu'il  a  fait  des  vers  assez  durs ,  et  qu'elle  juge  bon  tout 
au  plus,  comme  législateur,  à  donner  des  plans  de  fêtes  natio- 
nales à  la  convention.  La  timidité  de  Condorcet  lui  vaut  d'être 
vertement  rudoyé  en  passant.  L'injustice  en  ce  qui  touche 
Garât  est  d'autant  plus  notoire,  que  ce  ministre  écrivain  a  su 
dignement  réfuter  les  reproches  dont  il  avait  été  l'objet.  Dans 
Monge,  M^^e  Roland  n'a  pas  suffisamment  distingué  l'honnête 
homme  et  le  savant  du  mauvais  administrateur;  on  ne  saurait 
traiter  plus  lestement  qu'elle  ne  le  faitl'dlustre  inventeur  de  la 
Ijéométrie  descriptive  ,  le  fondateur  de  l'école  polytechnique. 
En  général,  de  tous  les  bommes  de  la  révolution ,  Mirabeau  est 
à  peu  près  le  seul  qui  la  satisfasse  à  beaucoup  d'égards ,  le 
seul  qui  lui  paraisse  à  la  hauteur  de  la  situation.  Le  cercle  de 
ses  admirations  est,  comme  on  voit,  bien  restreint.  Que  M^^^  Ro- 
land fasse  assez  peu  de  cas  d'hommes  vains  et  corrompus,  tels 
<[ue  Bonne-Carrère  et  Dumouriez ,  qu'elle  méprise  des  êtres  de 
la  façon  de  Robespierre  et  de  Marat,  cela  se  conçoit  |)arfaile- 
luent.  Mais  prendre  le  ton  du  dédain  à  l'égard  des  Barnave, 
des  Camille  Desmoulins  et  des  Vergniaud,  ne  pas  craindre  de 
les  a[>peler  lâches  et  perfides ,  c'est  outre-passer,  ce  nous  semble, 
1  12 


130  KEVLK  DE  FAKIS. 

les  bornes  de  la  sévérilé.  Le  l'iiïorismc  excessif  de  M'"«  Roland 
à  rencontre  des  hommes  de  son  temps,  provient  d'un  f;nix 
point  de  vue  ([u'il  importe  de  noter  avant  d'aller  plus  loin. 
Ame  de  Cornélie  ,  vertu  toute  romaine,  M™"  Roland  jugeait  les 
hommes  non  suivant  leur  essentielle  nature,  mais  bien  en  raison 
de  ses  exigences  jiersonnelles;  elle  ne  rêvait  rien  moins  (jue 
des  esprits  sui)érienrs,  unis  à  de  grands  caractères  ;  il  lui  fal- 
lait des  êtres  complets  et  carrés  par  la  base  ,  c'est-à-dire  de 
vrais  phénomènes  presque  impossibles  et  tels  (|u'il  n'en  paraît 
pas  un  par  siècle.  Ah  !  madame  Roland,  cette  énergie  indomp- 
table que  vous  réclamez  à. (oui  prix,  et  qui  cause  tant  vos  re- 
grets, alors  qu'elle  ne  peut  faire  votre  admiration  ,  ce  n'est  là, 
le  plus  souveni,  qu'une  question  de  fibre,  ([u'afFaire  de  muscles 
ou  de  nerfs  tout  au  plus,  et  qu'il  faut  racheter  |)ar  bien  des 
vices  ou  des  crimes  :  tandis  que  la  loyauté  ,  le  désintéresse- 
ment, la  candeur,  ce  sont  vertus  toutes  de  l'àme  et  (jui  ne  vont 
qu'aux  élus.  En  tout  temps,  même  en  révolution,  sachons  pré- 
férer les  nobles  et  généreuses  dupes  aux  hardis  diipeurs,  les 
politiques  sincères  aux  hommes  d'État  roués  e(  volontiers  san- 
guinaires :  car,  si  ceux-ci  réussissent  parfois  à  sauver  haidi- 
nient  une  situation  ,  ils  donnent  toujours  de  funestes  démer.lis 
à  la  bonne  foi  humaine  et  à  la  morale  universelle. 

Un  autre  document  original  émané  de  M"'e  Roland  et  publié 
il  y  a  quatre  ou  cinq  années  ,  était  venu  ajouter  à  nos  rensei- 
gnements sur  cette  femme  célèbre  :  nous  voulons  parler  des 
Lettres  autographes  à  Bancal  des  Issarts.  Les  premières  de  ces 
lettres  remontent  en  juin  1790,  époque  à  laquelle  M.  et  M™^  Ro- 
land habitaient  la  généralité  de  Lyon,  où  ils  étaient  venus  se 
fixer  à  partir  de  1784,  séjournant  tantôt  dans  cette  dernière 
ville  et  tantôt  au  clos  delà  Platière,  propriété  de  la  famille  de 
M"""  Roland.  C'est  de  là  qu'ils  avaient  suivi ,  avec  le  plus  vif  in- 
térêt, la  progression.s  des  événements  politiques  dont  Paris  était 
le  théâtre;  du  fond  de  cette  retraite,  ils  appelaient  et  secon- 
daient de  leurs  vœux  tous  les  mouvements  qui  s'accordaient 
avec  leurs  sympathies,  et  dont  le  contre-coup  se  faisait  sentir 
dans  les  luttes  que  se  livraient  à  Lyon  même  ,  avec  un  grand 
acharnement,  l'ancien  et  le  nouveau  régime.  A  quelque  temps 
delà,  M.  Roland,  qui  était  inspecteur  des  manufactures  et 
membre  de  la  municipalité,  ayant  été  délégué  pour  porter  les 


RF.Vl'E  DE  PVRIS  1"! 

plaintes  do  la  villt;  auprès  de  l'assemblée  conslitiianle,  M'""^  Ro- 
land se  trouva  (ont  à  couj)  transportée  sur  la  scène  même  du 
drame  ,  et  les  communications  furent  suivies  sur  un  nouveau 
pied  avec  le  même  Henri  Bancal ,  alors  résidant  à  Londres. 
Cette  correspondance  est  doublement  curieuse,  en  ce  sens  d'a- 
bord qu'elle  a  traita  une  é])0(|ue  moins  retracée  dans  les  Mé- 
moires, et  aussi  parce  qu'elle  piésenle  souvent  les  mêmes  faits, 
les  mêmes  im|)ressions  en  d'autres  termes  et  dans  un  cadre  dif- 
férent. C'est  ici  en  quelque  sorte  le  journal  ému  et  im|irovisé, 
le  procès-verbal  jour  par  jour  et  heure  par  heure  des  événe- 
ments, suivis  aussitôt  de  leur  commentaire.  Dans  ces  rapides 
calilinaires  ,  on  retrouve  M'ne  Roland  ce  qu'elle  était  essentiel- 
lement, avec  toute  sa  passion,  tiiule  sa  sincérité,  toute  sou  élo- 
quence, mais  aussi  avec  ses  exijïences  implacables  et  ses  colères 
sans  frein.  La  généi'ation  de  1781)  est  plus  que  jamais  taxée  de 
stérilité  et  d'insuffisance.  On  voit  naître  ces  préventions  radi- 
cales contre  Necker  et  tous  les  hommes  de  même  race,  qui  de- 
vront tant  s'aigrir  encore  par  la  suite.  Les  jugements  rigoureux 
envers  Lafayette  ne  craignent  pas  de  s'énoncer  dans  toute  leur 
crudité,  en  attendant  qu'ils  aient  pu  s'amender  par  un  légitime 
relour  sur  eux-mêmes.  La  fuite  du  roi  à  Varennes,  les  événe- 
ments du  Champ-de-Mars,  quelque  discours  éloquent  de  Brissol 
aux  Jacobins,  tels  sont  les  objets  diversement  importants  qui 
préoccupent  l'auteur  à  un  haut  degré,  et  dont  la  peinlure  revêt 
sous  sa  plume  une  expression  palpitante.  Fréquemment  les  ap- 
préciations, les  récits  sont  entrecoupés  de  quelque  cri  de  guerre, 
d'une  sentence  sloïque,  d'une  apostrophe  martiale,  ou  bien  se 
termine  par  un  salut  tout  républicain,  digne  de  la  femme  de 
Calon.  Enfin ,  un  cri  d'alarme  héroïque  à  l'approche  des 
Prussiens  menaçant  Verdun  ,  clôt  avec  bonheur  la  série  tout 
enlière. 

En  général,  la  coriespondance  de  M"'«  Roland ,  soit  avec 
Brissot,  soit  avec  Bancal,  roule  f)  peu  près  exclusivement  dans 
le  cercle  des  idées  politiques.  On  y  observe  bien  des  .jugements 
particuliers,  remarquables  sur  les  hommes  et  les  choses  d'une 
époque ,  mais  peu  ou  point  de  généralités  sur  l'homme  et  la 
nature  morale.  On  voit  (jue  la  mêlée  des  intérêts  actuels,  la 
place  publi(|ue  joiunalière  absorbent  M™"  Roland  sans  par- 
tage. Dans  cette  Iribuni;  aux  haiangues  où  elh;  se  pose,  nous 


132  REVUE  DE  PARIS. 

distinguons  tout  au  plus  la  femme  de  parti.  Ce  n'est  que  par  un 
retour  momentané  qu'il  lui  arrive  parfois  de  mêler  avec  une 
sensibilité  réelle  l'expression  de  ses  affections  privées  au  cli- 
quetis des  émotions  publiques.  Pourtant  quelques  lettres  à 
M.  Rose,  antérieures  à  la  révolution ,  et  heureusement  interca- 
lées dans  la  dernière  édition  des  Mémoires,  relèvent  d'une  in- 
spiration toute  différente.  Elles  ouvrent  jour  par  un  coin  fugitif 
sur  toute  la  vie  intime  et  domestique  de  M™e  Roland.  L'occu- 
pation du  ménage  et  des  enfants,  les  soins  de  la  basse-cour  et 
de  la  récolle,  le  travail  des  champs,  en  un  mot  tout  le  détail 
familier  d'une  façon  de  vivre  bourgeoise,  se  trouve  ici  jeté  né- 
gligemment et  repose  fraîchement  l'esprit.  Il  y  a  mainte  déli- 
cieuse échappée  à  travers  les  bois  et  les  prairies  qui  offre  tout 
le  charme  de  la  surprise.  C'est  comme  le  premier  filon  d'une 
veine  inexplorée. 

Mais  voici  de  nouvelles  révélations  tout  à  fait  inattendues  qui 
vont  assurer  à  M""=  Ronland  une  seconde  et  plus  douce  renom- 
mée. Les  Lettres  inédites,  adressées  aux  demoiselles  Cannet, 
que  vient  de  publier  M.  Auguste  Breuil,  avocat  à  Amiens,  au- 
ront pour  résultat  de  renouveler  et  d'agrandir  notre  point  de 
vue  sur  cette  femme  supérieure.  On  connaît  déjà,  par  les  tou- 
chants récils  des  Métnoires,  les  sœurs  Henriette  et  Sophie  Can- 
net,  ainsi  que  l'origine  de  leur  liaison  avec  M"e  Phlipon  (M™«  Ro- 
land) au  couvent  des  dames  de  la  Congrégation,  dans  le  faubourg 
Saint-Marcel.  Ces  nouvelles  lettres,  si  heureusement  retrouvées 
aujourd'hui,  servirent,  après  la  sortie  du  couvent,  à  entretenir 
des  relations  d'amitié  déjà  bien  vives;  elles  furent  en  grande 
partie  adressées  à  Sophie,  la  plus  jeune  des  deux  sœurs,  avec 
laquelle  une  conformité  d'âge  et  de  goûts  avait  plus  particuliè- 
rement uni  M"''  Phlipon.  et  embrassent  toute  l'intéressante  pé- 
riode de  1772  à  1780.  En  comblant  très  à  propos  les  lacunes 
des  Mémoires  pendant  cette  époque,  elles  ajoutent  mille  traits 
aussi  précieux  qu'inconnus  à  l'esquisse  immortelle  mais  trop 
peu  complèle  que  M™''  Roland  nous  avait  laissée  d'elle-même.  Ici 
plus  de  hâte  fatale  dans  la  mise  en  œuvre,  plus  d'horloge  funèbre 
sonnant  une  à  une  des  heures  trop  avares,  plus  de  grilles  et  de 
barreaux  comprimant  la  pensée;  surtout  nulle  préoccupation  de 
ce  public,  dont  le  spectre  effrayant  trouble  les  aveux  et  refoule 
dans  ses  plis  l'expression  intime  prête  à  s'échapper.  Une  jeune 


REVUE  DE  PARIS.  133 

fille  trace  en  quelque  sorle  l'histoire  de  son  cœur  à  son  amie, 
sans  autre  besoin  que  celui  de  la  franchise,  sans  inquiétude, 
sans  réserve,  et  met  à  nu  sous  ses  yeux  tout  le  fond  de  sa  pen- 
sée. Elle  nous  initie  aux  premières  manifestations  de  cette  âme 
et  de  cette  intelligence  que  le  monde  admirera  plus  lard,  et  qui 
déjà  révèlent  toute  leur  force  à  travers  les  voiles  plus  jeunes 
et  plus  frais  dont  elles  se  parent. 

Au  début  des  lettres  (25  janvier  1772),  M"<=  Phlipon  n'avait 
que  dix-huit  ans  :  pourtant  cette  jeune  fille,  dont  la  main  s'est 
à  peine  essayée  sur  quelques  brouillons  indécis,  ou  en  de  sim- 
ples et  courts  billets,  se  révèle  un  moraliste  remarquable,  un 
écrivain  distingué.  Dans  ce  germe  à  peine  sorti  de  terre,  on 
pressent  aisément  la  plante  robuste  et  généreuse  qui  s'épanouira 
un  jour.  Les  premiers  détails  que  Mi'o  Phlipon  éprouve  le  besoin 
d'exprimer,  parce  qu'ils  tiennent  essentiellement  à  sa  manière 
d'être  et  de  sentir,  ce  sont  ceux  d'une  vie  modeste,  solitaire  et 
sérieusement  occupée.  Elle  aime  à  se  peindre  retranchée  dans 
sa  petite  cellule  ,  et  là  goûtant  à  loisir  les  douceurs  sans  re- 
mords d'une  paisible  lecture,  d'une  méditation  loin  des  brûlis 
importuns,  d'un  tendre  épanchement  dans  le  sein  de  l'amitié. 
Une  indolence  quelque  peu  philosophique,  la  paix  de  l'âme  fon- 
dée sur  une  conscience  pure,  une  disposition  de  gaieté  dont 
l'éclat  soit  tempéré  par  un  léger  voile  de  mélancolie,  tel  est 
l'état  qu'elle  chérit  de  préférence,  telle  est  la  source  habituelle 
de  ses  contentements.  Ce  qu'elle  souhaiterait  fort,  ce  serait  : 
«  une  petite  maison  à  la  campagne,  propre  sans  élégance,  placée 
tout  près  d'une  église,  accompagnée  d'un  jardin  où  l'art  secon- 
derait la  na'.iire,  sans  prétendre  la  surpasser.  Je  voudrais  aussi 
un  bois  solitaire,  de  vertes  prah-ies,  beaucoup  de  coteaux,  une 
eau  qui  murmure  en  s'écoulant  parmi  les  fleurs;  quoi  encore  ?... 
une  bonne  bibliothèque,  etc.  "  En  fait  de  livres  et  d'auteurs, 
ce  qui  la  tente  le  plus  d'abord,  c'est  l'agréable  joint  à  l'instruc- 
tif, l'histoire  de  préférence  aux  romans.  Quant  aux  sciences, 
l'histoire  naturelle,  la  physi(iui>,  la  géométrie,  même  l'astrono- 
mie, l'occupent  assez  volontiers.  Un  peu  de  poésie  et  quelcjucs 
morceaux  d'éloquence  complètent  le  chapitre  des  belles-lettres. 
S'il  lui  survient  quelque  moment  d'eimui,  elle  barbouille  du 
papier  à  force;  écrire,  raisonner,  c'est  soji  pain  quotidien. 
Au  milieu  de  tout  cela  le  dessin,  la  musique,  ont  aussi  leur 

12. 


ïài  REVUE  DE  PARIS. 

bonne  part,  ef,  sur  ce  dernier  point,  elle  ne  s'en  tient  pas  à  la 
théorie.  La  guitare,  même  le  violon,  lui  passent  bravement  el 
tour  à  tour  par  les  mains.  Ainsi  v;uie-t-elle  ses  heures,  faisant 
une  chanson  après  des  raisonnements  sur  l'existence  de  Dieu, 
passant  de  la  philosophie  aux  couplets. 

L'empire  des  idées  religieuses  avait  d'abord  été  très-grand 
sur  Bl™eRohind.  Dès  les  premières  pages  de  celle  correspondance, 
elle  se  montre  fort  occupée  de  Dieu,  du(iuel  il  lui  semble  impos- 
sible de  détourner  aucune  action  ni  aucune  pensée.  Elle  trouve 
saint  François  de  Sales  un  saint  trop  indulgent,  parce  qu'il 
permet  plus  d'a/fiquets  aux  jeunes  lîlles  qu'aux  veuves.  Plus 
tard,  au  contraire,  elle  aimera  ce  même  François  de  Sales  à  la 
folie,  elle  le  prendra  pour  garant,  et,  s'il  le  faut,  pour  patron, 
parce  que,  dit-elle,  ?7es^  tout  bon,  tout  simple,  tout  tolérant, 
parce  qu'il  avoue  avoir  le  cœur  porté  à  la  tendresse.  A  la  suite 
d'une  fréquenlalion  assidue  des  écrits  des  philosophes,  M""*^  Ro- 
land était  tombée  peu  à  peu  dans  le  sceplicismej  elle  s'en  tenait 
assez  volontiers  au  pur  déisme  de  Voltaire  et  de  Jean-Jacques. 
Toutefois  ces  incertitudes  de  son  esprit  ne  lui  furent  jamais  un 
motif  pour  s'écarter  des  plus  strictes  règles  du  devoir.  Dans 
cette  balance  du  doute ,  où  elle  dort  suspendue  comme  les 
Américains  dans  leur  hamac ,  elle  s'attache  à  la  vertu  avec 
le  transport  et  l'acharnement  d'un  naufragé  saisissant  la  seule 
brandie  qui  lui  reste.  «Quand  on  doute,  dit-elle  dans  la  lettre  xii 
de  1777,  il  faut  vivre  comme  si  l'on  croyait;  je  t'ai  dit  mille 
fois  que  ce  principe  me  semblait  devoir  être  celui  des  âmes 
droites,  et  qu'il  serait  toujours  le  mien.  »  Douée  de  sens  très- 
inflammables,  ayant  de  plus  le  cœur  fort  sensible.  M'""  Roland 
ne  cessa  jamais  de  veiller  sur  sa  chasteté  avec  un  soin  Jaloux. 
Une  de  ses  croyances  était  qu'il  y  a  moins  de  difficulté  de  résister 
aux  passions  que  de  les  satisfaire,  el  un  jour,  chose  assez  sin- 
gulière, il  lui  arriva  de  soutenir  cette  thèse  contre  un  abbé  qui 
plaidait,  lui,  pour  l'inlluence  des  tempéraments  (1). 


(1)  On  a  prêté  à  Mme  Roland  je  ne  sais  quetle  passion  girondine, 
secrètement  couvée  pendant  son  mariage;  les  uns  ont  nommé  Valazé, 
les  autres  Barbaroux  ;  mais  le  fait  n'est  pas  absolument  prouvé ,  et 
mériterait  pins  ample  éclaircissement. 


REVOK  DE  PARIS.  135 

Cepeiidyiit ,  tandis  que  M"e  Ptilipon  s'iii(|uiélait  d'émcies  et 
d'art  un  ptiii  plus  que  d'amour,  les  prétendants  arrivaient  en 
foule.  Atteinte  de  petite  vérole  vers  l'àye  de  dix-huit  ans ,  et 
sortie  victorieuse  de  cette  épreuve  ,  sa  beauté ,  que  relevait 
singulièrement  un  air  vif  et  spirituel,  paraissait  désormais 
hors  de  toute  atteinte.  Soit  pour  ce  motif,  soit  pour  un  autre  , 
les  partis  se  succédaient  sans  interruption  ,  et  il  y  en  avait  de 
toute  physionomie,  de  tout  âge,  i)riucipalement  de  toute  con- 
dition, peintres,  joailliers,  médecins,  marchands,  épiciers 
même,  etc.  Mais  M""  Phlipon,  armée  de  son  bon  sens  habituel, 
et  assez  forte  d'ailleurs  pour  endurer  le  célibat,  devait  se  tenir 
en  défense  vis-à-vis  de  cette  phalange  d'épouseurs,  dont  la 
singulière  bigarrure  lui  fournit  quelque  part  le  texte  d'une 
agréable  plaisanterie.  Bien  que  plusieurs  d'entre  eux  fussent , 
au  point  de  vue  des  convenances  vulgaires ,  ce  qu'on  nomme 
des  partis  sortables,  ils  ne  répondaient  guère,  on  le  sent ,  aux 
exigences  d'esprit  de  celle  qui  devait  porter  un  jour  le  nom  de 
Roland.  Elle  témoigne  surtout  une  répugnance  marquée  pour 
les  gens  de  commerce  ,  âmes  généralement  peu  hautes,  esprits 
médiocrement  cultivés  ,  préoccupés  avant  tout  de  lucre  et  de 
soins  matériels.  Un  homme  de  cœur  et  d'éducation  distingués, 
en  rapport  de  sentiments  avec  elle  autant  que  possible ,  tel  est 
le  sage  idéal  qu'elle  se  plait  à  rêver  et  qu'elle  attend.  Un  mo- 
ment elle  avait  cru  rencontrer  cet  idéal  dans  le  jeune  La  Blan- 
cberie  ,  sorte  de  littérateur  assez  honnête  ,  qui  lui  avait  déclaré 
les  plus  vifs  et  les  plus  tendres  sentiments.  Le  nom  de  La  Blan- 
çherie  ,  cité  dans  plus  de  quinze  ou  vingt  lettres ,  l'éloge  fré- 
quent de  ses  principes  et  de  son  ouvrage  de  morale  dont  le  titre 
pourtant  était  quelque  peti  fastueux  ,  attestent, .malgré  l'es- 
pèce de  dédain  superficiel  des  Mémoires ,  que  le  cœur  de  la 
jeune  fille  avait  été  fortement  touché.  Mais,  hélas  !  le  prestige 
ne  dura  pas  longtemps.  Un  léger  incident  suffit  pour  faire 
tomber  le  voile  et  dissiper  Tillusion.  Elle  touche  du  doigt  les 
défauts  ;  son  idole  de  tout  à  l'heure,  son  amant  chéri,  ne  lui 
apparaît  plus  que  comme  un  homme  vain  et  léger...  Écoutons 
du  moins  combien  sa  passion  fut  sincère.  «  Peu  s'en  faut  que 
je  ne  regrette  cette  douce  erreur  :  jamais  mon  âme  ne  fut  plus 
grande,  plus  exaltée,  plus  belle,  que  lorsqu'elle  se  trouvait 
sous  son  empire.  Dieux  !  quelle  énergie  !  quel  ressort  !  Persua- 


136  KEVUE  DE  PAftIS. 

(lée  que  l'objet  de  mon  affection  était  au-dessus  de  tout  ce  qui 
existait ,  jalouse  de  le  mériter  par  mon  élévation  ,  je  me  sentais 
capable  de  ce  que  l'héroïsme  peut  faire  entreprendre  de  sur- 
prenant et  de  sublime,  chaque  vertu  me  paraissait  une  grâce 
nouvelle  qui  pouvait  m'embellir;  je  jouissais  de  l'idée  que  j'ex- 
citais en  lui  la  même  émulation,  les  mêmes  transports;  mes 
élans  étaient  d'autant  plus  fréquents  et  plus  rapides  que  le  si- 
lence les  contraignait  toujours....  » 

Les  goûts  purs ,  simples  ,  champêtres  ,  avaient  toujours  do- 
miné l'esprit  de  M"'^  Roland ,  même  à  l'époque  si  agitée  de  son 
passage  au  pouvoir.  Mais  cet  amour  inné  de  la  campagne  et  de 
la  retraite  ,  régna  surtout  dans  s6n  âme  vierge  que  n'avait  pas 
encore  déflorée  le  contact  de  nos  tristes  passions  sociales.  11  se 
déclare  à  tout  propos  avec  un  fonds  inépuisable  dans  les  Lettres 
inédiles.  Soit  qu'au  Luxembourg  elle  jouisse  du  calme,  inter- 
rompu seulement  par  le  doux  frisselis  des  feuilles  légèrement 
agitées,  soit  que,  dans  une  excursion  à  Fontenay-sous-Brie,  elle 
respire  un  air  pur  et  délicieux  au  sein  des  bois  charmants,  des 
belles  prairies,  des  frais  vallons  qui  semblent  s'embellir  à  l'envi 
par  sa  présence;  on  sent  que  son  cœur  est  à  l'aise  dans  ce  mi- 
lieu ,  qu'il  s'y  dilate  à  souhait .  et  que  c'est  bien  sincèrement 
qu'elle  se  lassasie  du  spectacle  de  la  nature.  Il  faut  la  voir  (let- 
tre XII  de  1774)  figurant  dans  une  danse  rustique;  «  à  côté 
d'un  gros  Lucas  qui  cloche  le  pied  et  affecte  de  se  donner  un 
certain  air  de  tête  avec  son  chapeau  ,  dont  la  pointe  de  devant 
menace  le  ciel ,  «  ou  bien  vis-à-vis  «  d'un  grand  Colin  aux  che- 
veux blonds  comme  les  épis  dorés  de  Cérès  ,  dansant  la  mate- 
lotte  avec  la  jeune  Lisette ,  qui ,  rouge  de  plaisir,  baisse  la  tête 
et  les  yeux,  remue  ses  bras  et  ses  hanches  ,  en  jetant  de  temps 
en   temps  un  petit  souris...»  Quelle  description  charmante  ! 
quel  frais  et  spirituel  coloris  !  Parfois  encore ,  pour  rompre 
avec  la  monotonie  parisienne  ,  elle  s'écha|)pe  à  Vincennes  chez 
son  oncle  le  chanoine.  Là,  il  est  vrai,  elle  ne  jouit  pas  tout  à 
fait  de  la  campagne  suivant  ses  désirs  ;  les  bruits  lointains  de 
la  ville  viennent  tioubler  parfois  le  repos  ;  mais  l'existence  y 
garde  plus  d'un  doux  attrait  qu'elle  siiit  goûter  et  peindre. 
«  Tandis  qu'un  bon  chanoine  en  lunettes  fait  résonner  sa  vieille 
basse  sous  un  archet  tiemblotant ,  moi  je  racle  du  violon  ;  un 
second  chanoine  nous  accompagne  avec  sa  Hilte  glapissante  , 


KEVUK  DE  PARIS,  137 

et  voilà  un  concert  propre  à  faire  fuir  tous  les  clials.  Ce  beau 
chef-d'œuvre  terminé,  je  me  sauve  au  jardin  ,  j'y  cueille  la  rose 
ou  le  persil.,,  etc.  «  Du  reste,  ainsi  que  toutes  les  âmes  délica- 
tes, ainsi  que  toutes  les  natures  éminemment  impressihies,  les 
objets  extérieurs  la  maîtrisent  fortement.  Suivant  que  le  ciel 
est  d'une  transparence  azurée  ou  teint  de  sombres  vapeurs  ,  sa 
sensibilité  en  est  différemment  émue  «  On  pourrait ,  observe- 
t-elle  quel(|ue  part ,  marquer  les  différences  de  mon  humeur 
par  les  saisons  :  je  suis  tendre  et  sensible  au  printemps  ,  vive  et 
gaie  dans  l'été  ;  en  automne  ma  gaieté  prend  une  teinte  de  satire 
qui  me  conduit  à  la  rêverie  philosophique,  et  me  rend  enfin  en 
hiver  réfléchie  ,  sérieuse  et  occupée,  »  Et  ailleurs  encore  ,  tou- 
jours à  propos  des  impressions  qu'elle  reçoit  :  «  Je  suis  tout  à 
fait  femme  sur  l'article.  Les  différents  aspects  d'une  campagne 
me  transportent,  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  me  ravissent,  la 
vue  d'un  être  souffrant  me  déchire,  les  sons  de  la  musique  me 
pénètrent...  Je  suis  incrédule  au  cabinet ,  pieuse  au  temple  ,  et 
l'un  et  l'autre  tour  à  tour,  suivant  les  idées  qui  m'occupent  ou  les 
images  qui  me  frappent.  »  A  l'un  de  ces  instants  où  la  girouette 
est  tournée  vers  les  sombres  nuages,  elle  énonce  le  pressenti- 
ment (trop  juste,  hélas!)  d'une  vie  de  courte  durée;  mais, 
loin  que  cette  idée  l'épouvante  ,  elle  paraît  au  contraire  s'en 
réjouir. 

M™"  Roland  se  réhabilite  pleinement  dans  ces  nouvelles  let- 
tres du  reproche  d'insensibilité  que  sa  vie  publique  et  quelques- 
uns  de  ses  écrits  antérieurs  avaient  pu  lui  faire  encourir.  Chez 
l'héroïne  de  la  révolution,  en  effet,  si  noble  d'ailleurs,  si  dé- 
vouée, si  grande,  une  certaine  sécheresse  puritaine  semble 
émousser  la  fibre  des  humaines  tendresses  ;  une  sorte  de  rigueur 
philosophique,  l'intolérance  de  secte,  que  sais-je,  obscurcis- 
sent les  rayons  de  cette  flamme  affectueuse  dont  le  doux  éclat 
a  formé  l'auréole  de  tant  de  beaux  génies.  Eh  bien  ,  celte  qua- 
lité si  rare  qui  manquait  au  glorieux  cortège  des  mérites  de 
Mine  Roland  ,  elle  éclate  ici  par  mille  traits  ;  celte  source  géné- 
reuse que  les  flots  du  dehors  avaient  refoulée  et  conlenue,  elle 
déborde  de  toutes  parts,  La  jeune  fille  ne  s'écrie-t-elle  pas  tout 
d'abord  :  «  Je  ne  suis  rien  moins  que  slo'ique  ,  et  j'en  voudrais 
beaucoup  à  la  philosophie  si  elle  endurcissait  quelque  peu  ma 
trempe.  Oh  !  combien  de  plaisirs  elle  m'ôlcrait  !  '^  Oiiel  autre 


138  r.Evur;  dr  pahis. 

précieux  aveu  que  celui-ci  :  «  Ma  plume  devieut  paresseuse , 
mes  loisirs  m'échappent ,  le  cœur  me  vole  tout.  «  On  sait  quel 
affreux  désespoir  lui  causa  la  mort  de  sa  mère  :  c'est  en  vain 
<|ue  la  marquise  de  Créquy ,  détracteur  systématique  de  M™''  Ro- 
land ,  a  voulu  dénaturer  le  caractère  d'une  douleur  toute  fi- 
liale. La  lettre  du  \'2  mai  1775  ,  qui  se  rapporte  à  ce  triste  évé- 
nement .  nous  en  retrace  l'impression  déchirante.  Lorscju'il 
arrive  à  M""  Phiipon  de  perdre  quelques-uns  de  ses  vieux  amis, 
M.  de  Boismorel  ,  qu'elle  désigne  souvent  par  le  nom  (ht  sage , 
M.  de  Sainte-Lelte  ,  ou  d'autres  encore  ,  elle  s'en  afflige  avec 
une  émotion  aussi  |)rofonde  que  sincère,  qu'elle  explique  par 
ces  mots  :  «  Mon  existence  s'attache  à  ceux  que  j'estime  ;  je  me 
sens  déchirer  lorsqu'ils  me  sont  ravis.  Je  redoute  le  bonheur 
de  rencontrer  des  êtres  distingués  dignes  de  mon  affection  ,  et 
j'éprouve  que  ,  sans  ce  bien,  la  vie  ne  vaut  pas  la  peine  d'èlre 
conservée.  »  A  propos  de  la  charité  qu'elle  pratique  avec  zèle, 
mais  trop  peu  efficacement  à  son  gré  :  «  Oh  !  l'affreuse  vue  que 
celle  des  malheureux  qu'on  ne  peut  consoler  !  »  Quant  aux  cha- 
grins personnels  et  aux  épreuves  de  tout  genre  dont  sa  vie 
humblement  abritée  ne  la  défend  pas,  si  elle  les  ressent  vive- 
ment, elle  a  aussi  des  trésors  de  résignation  pour  les  suppor- 
ter. "  J'aimerais  mieux  les  sifflements  des  javelots  et  les  hor- 
reurs de  la  mêlée  que  le  bruit  sourd  des  traits  qui  me  déchirent; 
mais  c'est  la  guerre  du  sage  luttant  contre  le  sort.  »  Le  plai- 
sir qu'elle  éprouve  à  la  réception  des  lettres  de  Sophie,  ses  ef- 
I usions  de  cœur  pour  cette  chère  confidente,  empruntent  des 
accents  d'une  tendresse  inépuisable  ,  se  formulent  en  des  ter- 
mes d'une  variété  toujours  nouvelle  et  toujours  heureuse.  Un 
jour  une  lettre  de  Sophie  arrive  à  l'improviste  au  milieu  d'un 
dîner  de  famille  :  à  cette  vue,  l'attendrissement  gagne  M"" Phii- 
pon ,  ses  larmes  coulent  en  silence  ,  et  à  ce  propos  voici  toute 
une  lettre  d'une  sensibilité  exquise,  toute  une  échappée  déli- 
cieuse sur  les  douces  prérogatives  et  les  charmes  durables  de 
l'amitié. 

On  s'étonne  vraiment  à  trouver  en  une  si  jeune  fille  tant  de 
haute  raison,  une  sagacité  si.-pénétrante  ,  un  goût  si  sûr  et  si 
exercé.  Elle  démêle  bien  vite  ,  avec  un  rare  sens  critique  tou- 
jours en  éveil ,  ce  qu'il  y  a  de  faux  brillant ,  d'apparence  men- 
teuse .  de  fond  inconsistant  et  léger  clans  le  monde  «jui  voltige 


Hi:Vl  h  DE  l'AKlS.  139 

autour  d'elle  ,  el  dès  lors  (|uelques  traits  de  pUnne  lui  sutîisent 
pour  crever  et  mettre  à  néant  ces  pauvres  i)ulles  de  savon.  Elle 
se  complaît  parfois  ,  avec  une  ironie  bienveillante  ,  à  faire  poser 
devant  elle  toutes  ces  figures  bigarrées,  quelquefois  graves, 
plus  souvent  bouffonnes.  <iue  l'intimilé  d'une  réunion  privée, 
ou  la  cohue  d'une  soirée  d'éticiuette,  offraient  de  loin  en  loin 
à  ses  yeux.  Qu'elle  aille  un  soir  au  concert  de  M'""  Lépine  ,  ou 
chez  sa  bonne  et  douce  cousine  M'""  Trude ,  et  nous  aurons 
le  lendemain  fi  coup  sûr  une  esquisse  charmante  dans  laquelle 
glisseront  les  silhouettes  croquées  au  passage  de  toute  une  sé- 
rie de  tyi)es  cl  d'originaux.  Son  instinct  et  son  cœur ,  précédant 
l'expérience  ,  l'avaient  prémunie  contre  l'insignifiance  slérjie 
des  occupations  et  des  plaisirs  dont  s'éprend  le  vulgaire.  «  Sans 
être  misanthrope,  dit-elle,, je  connnis  trop  les  hommes  pour 
me  plaire  jamais  dans  ce  qu'on  nomme  sociétés;  quand  j'entre 
dans  l'une  d'elles .  je  crois  voir  un  bal  d'esprits  masqués  ou  , 
sous  un  caractère  adopté  par  caprice,  un  être  méprisable  se 
fait  admirer  à  la  l'aveur  d'un  déguisement.  Mon  cœur  trop  sen- 
sible ne  trouve  rien  là  qui  puisse  le  toucher.  »  Ailleurs  elle  re- 
vient encore  à  la  même  idée  :  «  On  n'apprend  à  penser  forte- 
ment que  dans  le  calme  et  le  silence.  On  a  dit  avec  raison  que 
les  hommes  ressemblent  aux  pièces  de  monnaie,  qui  s'usent 
par  le  frottement  et  perdent  de  leur  caractère  dans  le  commerce. 
Je  compare  les  sociétés  ordinaires  à  ces  écrits  périodiques  ap- 
pelés Journaux;  ce  sont  des  recueils  d'objets  mal  rapprochés, 
de  petites  choses  gauchement  présentées  ,  dont  la  variété  vous 
occupe  sans  profit  pour  l'esprit  auquel  il  ne  reste  rien  de  re- 
marquable. »  Ce  qu'elle  dit  sur  la  valeur  de  la  vie,  la  douleur 
physique  ,  l'influence  de  l'éducation  ,  l'amour  pour  l'espèce, 
sur  le  stoïcisme  el  les  atlives,  sur  les  preuves  de  la  Divinité,  ti- 
rées du  sentiment,  tout  cela  est  on  ne  peut  plus  sensé,  vif, 
profond  ou  délicat.  A  défaut  de  la  foi  dogmatique  qu'elle  a  per- 
due ,  il  respire  dans  tout  ce  qu'elle  écrit  une  sagesse  pratique  , 
une  philosophie  tolérante,  une  charité  vive  et  notamment  une 
grande  pureté  de  principes  auxquels  la  plus  rigide  morale  ne 
saurait  rien  reprocher.  En  fait  de  senliraent  et  de  goût  musical, 
écoutons-la  parler  :  «  On  chanta  un  de  ces  airs  italiens  si  vrais 
pour  la  composition  et  pour  l'expression;  point  de  cris,  point 
d'élans  forcés  :  c'est  le  Ion  du  cœur ,  le  langage  de  la  passion  „ 


140  RKVUE  DE  PARIS. 

de  la  iKidne  mémo;  raccompnfînfimeiit  ne  fait  point  charivari, 
il  soutient  la  voix,  ajoute  seulement  une  teinte  de  force  à  ce 
qu'elle  exprime;  les  instruments  paraissent  sentir  et  gémir,  ou 
soupirer  avec  elle.  »  M""  Roland  se  range  tout  simplement  en 
quelques  mots  du  parti  de  Pergolese,  de  Mozart,  de  Grétry  ,  et 
de  tous  les  mélodieux  chantres  du  cœur.  Le  dilettante  le  plus 
exquis  ne  saurait  en  vérité  mieux  dire.  De  même  pour  la  pein- 
ture dont  elle  causait  avec  sens  et  esprit  dans  des  visites  chez  le 
peintre  Greuze. 

On  ferait  un  vrai  recueil  avec  toutes  les  choses  admirable- 
ment senties  pareilles  à  celles-ci  : 

o  Je  veux  de  l'ombre,  le  demi-jour  suffit  à  mon  bonheur; 
et,  comme  dit  Montaigne,  on  n'est  bien  que  dans  l'arrière-bou- 
lique. 

n  Le  bonheur  est  près  de  nous  :  une  vie  simple  nous  en  rap- 
proche tous  les  jours  davantage. 

»  On  peut  chérir  la  solitude  sans  être  misanthrope  :  les  âmes 
sensibles  se  retirent  de  la  foule. 

n  Je  n'ai  pas  beaucoup  de  foi  aux  amitiés  si  chaudes  dans 
leur  naissance;  les  promptes  intimités  et  les  fortunes  rapides 
nie  sont  également  suspectes. 

»  Qu'il  est  triste  de  se  dire  :  Je  connais  assez  les  hommes  pour 
ne  pouvoir  plus  les  estimer  beaucoup  désormais  ! 

»  L'inutilité  des  plus  beaux  jours  de  la  vie  répand  sur  tout 
le  reste  le  découragement  et  l'ennui. 

1)  Rien  au  monde  ne  peut  balancer  la  droiture  et  la  sincé- 
rité. Hélas!  avec  moins  de  l'une  et  de  l'autre  ,  je  serais  plus 
heureuse  en  apparence,  et  plus  malheureuse  en  effet. 

»  Celui  qui  garde  son  âme  en  état  de  désirer  qu'il  y  ait  un 
Dieu,  n'en  doute  jamais. 

»  Je  m'enveloppe  de  mon  courage  comme  d'un  manteau  ,  et 
j'attends  l'orage  en  cheminant  toujours.  « 

Les  jugements  de  M™"  Roland  sur  les  grands  écrivains,  tant 
anciens  que  modernes,  sont  précieux  à  plus  d'un  titre  ,  car,  on 
le  sait ,  à  une  raison  saine  et  solide  elle  joignait  des  connais- 
sances assez  profondes  et  très-variées,  amassées  de  bonne  heure. 
En  prenant  àe  toute  ?iiain ,  comme  elle  dit,  elle  s'était  fort 
enrichie.  Il  peut  lui  arriver  de  se  lancer  parfois  dans  des  admi- 
rations outrées  et  quelque  peu  naïves,  de  prendre  le  clinquant 


KEVUIÎ  m  l'AFvIS.  141 

pour  de  l'or,  et  le  Raynal  pour  le  Jean-Jacques;  mais,  au  pre- 
mier avis,  elle  se  relève  de  ce  faux  pas,  et  ne  tarde  pas  à  poser 
le  doigt  sur  sa  méprise.  Le  vieil  Homère  ,  contre  qui  elle  était 
d"al)ord  prévenue,  devient  bientôt  l'objet  de  sa  profonde  admi- 
ration, bien  qu'elle  le  juge  uniquement  sur  la  prose  deM^^Da- 
cier  :  et  la  voilà  qui  se  met  à  analyser  en  détail  l'Odyssée  avec 
une  justesse  souvent  remarquable.  «  Je  vais,  dit-elle,  me  je(er 
à  plein  collier  dans  l'étude  des  anciens  :  j'ai  de  grandes  dispo- 
sitions à  aimer  ces  bonnes  gens  que  je  respecte  déjà  infini- 
ment. «  Virgile  lui  semble,  comme  de  raison,  inférieur  à  Ho- 
mère, mais  elle  a  néanmoins,  pour  ce  doux  poète,  un  penchant 
très-vif  dont  elle  déduit  les  raisons  en  plusieurs  pages  bien 
senties.  «  La  poésie  pastorale  est  l'amie  des  cœurs  sensibles  : 
c'est  comme  le  lait  aux  poitrines  faibles.  Les  Géorgiques  de 
Virgile,  les  Saisons  de  Thompson,  altachentdoucement,  plaisent 
et  touchent  sans  produire  ces  grands  mouvements  qu'il  n'est 
j)as  toujours  à  propos  d'exciter.  »  Après  avoir  loué  les  lettres 
de  Cicéron  à  Alticus,  elle  s'avise  pourtant  que  Cicéron  se  vante 
beaucoup  et  assez  souvent  :  «  Ce  travers  me  désenchante  un 
peu.  K  A  propos  de  Montaigne,  dont  elle  commente  le  chapitre 
sur  l'amitié  :  «  J'aime  le  tour  original  de  cet  auteur  ;  je  n'ai  fait 
encore  que  l'entrevoir,  mais  je  me  propose  de  faire  connais- 
sance avec  lui;  il  me  semble  que  son  énergie,  sa  franchise  ont 
de  l'analogie  avec  mes  propres  dispositions.  Je  me  récréerai 
avec  lui,  quand  je  pourrai  faire  une  pause.  »  La  Clarisse  de 
Richardson,  malgré  les  longueurs  et  les  défauts,  est,  à  ses  yeux, 
«  la  production  d'un  imagination  forte  et  féconde,  d'une  âme 
honnête  et  sensible,  d'un  esprit  éclairé,  fin,  habile  à  saisir  les 
plus  légers  mouvements  de  la  passion  et  à  les  rendre  adroite- 
ment ;  les  caractères  y  sont  distingués  ,  développés  et  soutenus 
avec  art.  »  Elle  déclare  y  trouver  une  iufînilé  de  choses  qu'elle 
a  pensées,  senties  et  exprimées  nombre  de  fois.  Au  besoin,  elle 
ne  dédaigne  pas  de  faire  brèche  dans  le  droit  public,  et  lit  en 
courant  l'ouvrage  de  Delolme  sur  le  gouvernement  anglais, 
dont  on  peut  voir  une  longue  analyse  (lettre  h,  1777).  Mais, 
au  milieu  de  toutes  ces  sympathies  si  mélangées,  de  tous  ces 
penchants  si  divers ,  il  y  a  un  sentiment  «pii  domine  chez 
M"'  Phlipon,  c'est  celui  d'une  admiration  vaste,  fervente,  pour 
le  génie  de  Rousseau.  Un  jour,  qu'elle  reçoit  en  cadeau  les  œu- 
1  13 


142  REVLE  DE  PAKl.s. 

vres  complètes  iiii  pliilosoplie.  l'idée  d'avoir  tout  Jean- Jacques 
en  sa  possession  liii  cause  une  félicité  inexprimable,  un  véri- 
table délire.  Rousseau  est  son  bréviaire,  elle  déclare  tout  uni- 
ment le  porter  dans  son  cœur,  et  ne  pas  souffrir  qu'on  rattaqiie 
vafïuement  :  «  Qui  pfiint  donc  la  vertu  d'une  manière  plus  noble 
et  plus  touchante?  Qui  la  rend  plus  aimable?  Ses  ouvrafjes 
inspirent  le  goût  du  vrai,  de  la  simplicité,  delà  sagesse.  Quant 
à  moi,  je  sais  bien  que  je  leur  dois  ce  que  j'ai  de  meilleur.  Son 
génie  a  échauffé  et  ennobli  mon  âme.  »  La  conscience  de  sa 
pureté  et  de  sa  force  à  l'abri  de  toute  séduction  passionnée,  lui 
fait  dire  de  VHéloïse  :  «  C'est  un  chef-d'œuvre  de  sentiment  ; 
la  femme  qui  l'a  lu  sans  s'être  trouvée  meilleure  après  celle 
lecture,  ou  tout  au  moins  sans  désirer  le  devenir,  est  une  âmo 
de  boue,  un  esprit  apathique  :  elle  ne  sera  jamais  qu'au-dessous 
du  commun.  » 

Cette  admiration  toute  religieuse  pour  Jean-Jacques  avait 
mainte  fois  inspiré  à  M""  Phlipon  le  désir  très-vif  de  voir  le 
grand  homme.  Profitant  un  jour  de  l'à-propos  d'une  commis- 
sion dont  un  de  ses  vieux  amis  se  trouvait  chargé  pour  le  phi- 
losophe genevois,  elle  la  prend  h  son  compte,  et,  pour  plus  de 
sûreté,  s'avise  d'en  faire  précéder  l'exécution  d'une  lettre  aussi 
bien  tournée  qu'il  lui  est  possible;  puis,  deux  jours  après,  s'en 
va,  escortée  de  sa  fidèle  Mignonne,  afin  de  chercher  la  réponse. 
Pleine  d'anxiélé  ,  le  cœur  palpitant  et  bercé  entre  l'espoir  et  la 
crainte,  elle  s'achemine  rue  Plàtrière  ,  entre  dans  l'allée  d'un 
cordonnier,  et,  parvenue  au  second  étage,  s'arrête  tremblante 
devant  l'humble  logis,  comme  on  ferait  au  seuil  d'un  temple 
vénéré.  Mais,  au  lieu  de  Rousseau,  c'est  Thérèse  qui  se  pré- 
sente, avec  sa  figure  sévère  et  refrognée,  Thérèse  entre-bàillaiit 
à  demi  la  porte  comme  un  Cerbère  jaloux,  ne  cessant  d'avoir 
la  main  sur  la  serrure  ,  et  répondant  à  toutes  les  instances  de 
la  jeune  fille  par  un  geste  de  tête  négatif,  par  un  refus  obstiné. 
Rousseau,  dans  sa  défiance  toujours  en  éveil,  avait  sans  doute 
regardé  la  missive  comme  un  prétexte  adroit  pour  satisfaire 
une  de  ces  curiosités  banales  qui  lui  étaient  si  importunes;  il 
n'avait  pas  voulu  croire  que  l'écriture  fût  de  la  main  d'une 
femme.  On  se  serait  trompé  à  moins ,  j'imagine.  Quoi  qu'il  en 
soit,  l'aimable  enthousiaste  en  fut  pour  les  frais  de  sa  démar- 
che, dont  la  rtîalion  qu'elle  en  a  esquissée  revêt,  sous  sa  plume. 


REVUE  DE  PARIS.  14" 

iin  chai  me  inexprimable.  Comme  autre  épisode  curieux  et  pkiu 
d'inlérèl,  il  faut  lire  encore  la  visite  que  la  pauvre  fille  risqua 
lin  jour,  sous  forme  de  déguisement,  chez  une  maîtresse  de  son 
père,  un  de  ces  veufs  non  amortis  et  tout  inflammables  (mal- 
gré la  neige  de  leur  front),  dont  i'inconduite  était  déjà  en  train 
de  dissiper  un  patrimoine  où  elle  n'eut  plus  tard  à  recueillir  que 
des  débris. 

De  toutes  ses  méditations  et  de  toutes  ses  lectures  .  qu'une 
rare  habitude  d'observation  achevait  de  féconder,  M"'=Phlipon 
avait  recueilli  plus  d'un  fruit  savoureux  à  son  usage.  Tout  en 
labourant  le  champ  d'aulrui ,  elle  se  cultivait  elle-même,  sui- 
vant une  de  ses  expressions.  Son  principe  était  «  qu'il  faut  ex- 
traire et  pour  ainsi  dire  tourner  en  sa  propre  substance  les 
choses  que  l'on  veut  conserver.  »  De  bonne  heure,  elle  avait 
composé  ce  qu'elle  nomme  ses  œuvres  déjeune  fille ,  ses  Loi- 
sirs, renfermant  des  jugements  ,  des  réflexions,  des  analyses, 
suggérés  par  différents  ouvrages  ,  et  en  outre  l'expression  de 
pensées  individuelles.  Son  but  éiait  de  tixer  ainsi  ses  opinions, 
et  d'avoir  par  la  suite  des  témoins  de  ce  qu'elle  avait  éprouvé 
et  senti  (1).  Mais  ne  craignez  point  qu'elle  donne  dans  le  travers 
si  commun  des  |)Oésies  personnelles,  cet  exercice  tant  futile 
quand  il  n'est  point  une  impérieuse  vocation,  un  magnilique 
sacerdoce.  Elle  a  sans  doute  un  grand  amour  pour  la  poésie,  et 
avec  son  imagination  ,  sa  sensibilité,  sa  franchise  d'impres- 
sions, elle  y  eût  certes  mieux  réussi  que  bien  d'autres  :  mais  la 
tournure  sérieuse  de  son  esprit  l'en  défend  avant  tout.  S'il  lui 
arrive  par  cas  fortuit  de  commettre  une  élégie,  elle  en  raille 
fort  agréablement  la  première,  au  rebours  de  tant  de  minces 
poëtes  qui  se  prennent  au  sérieux,  a  Ce  sont,  dit-elle  ,  de  ces 
petites  folies  qu'on  se  permet  entre  soi  ,  et  qui ,  lorsqu'elles 
m'échappent,  ne  sortent  guère  de  ma  poche.  »  Ce  qui  la  préoc- 
cupe bien  autrement  que  d'enfler  de  maigres  pipeaux  ou  de 
soupirer  des  plaintes  trop  souvent  menteuses ,   c'et>t  l'étude  de 

(1)  ^ous  ne  mentionnons  que  pour  mémoire  le  discours  adressé  à 
l'académie  de  Besançon  sur  ce  sujet  proposé  :  «  Comment  réducation 
des  femmes  pourrait  rendre  les  hommes  meilleurs.  »  La  question  était 
des  plus  épineuses  ,  et  l'académie  ne  ju[;ea  pas  à  propos  de  décerner 
le  prix. 


144  REVUE  DE  PARIS, 

la  nature  et  de  l'iiomme ,  la  recherche  du  vrai  ;  elle  songe  à 
faire  bonne  provision  d'idées  morales,  saines  et  justes.  Du  reste, 
en  (ont  cela  ,  nulle  pensée  ambitieuse ,  nulle  préoccupation  de 
renommée,  a  La  gloire  d'auteur  n'est  pas  mon  fait,  observe- 
t-elle  en  un  endroit;  j'y  dois  renoncer ,  j'y  renonce.  «  Et  ail- 
leurs :  «  Je  ne  me  soucie  nullement  d'être  savante  ;  je  veux 
être  bonne  et  heureuse:  voilà  ma  grande  affaire.  Un  sens  droit, 
un  cœur  honnête,  que  faut-il  de  plus?  »  Le  sans-façon  expé- 
ditif  dont  elle  use  pour  sa  correspondance  est  curieux  à  consta- 
ter. Tantôt  elle  épanche  ses  plus  longues  et  ses  plus  intimes 
confidences  au  milieu  de  la  nuit,  dans  le  court  intervalle  qui 
précède  son  coucher;  tantôt  elle  achève  une  grave  épître  au 
déclin  du  jour,  le  bras  appuyé  sur  le  bord  de  sa  fenêtre,  n'y 
voyant  goutte,  et  finissant,  comme  elle  dit,  à  L'aveuglette.  La 
perfection  essentielle  de  ces  écrits  ,  ainsi  improvisés  en  appa- 
rence, aurait  de  quoi  surprendre,  si  l'on  ne  savait  qu'elle  y 
déposait  d'habitude,  sinon  la  forme  même,  du  moins  le  fond  et 
la  substance  de  matériaux  préparés  à  loisir.  Raison  sévère  à 
la  fois  et  piquante,  sensibilité  profonde  sagement  contenue, 
sérénité,  indice  d'une  belle  âme,  tels  sont  les  caractères  princi- 
paux des  Lettres  inédites  ;  eWes  accusent  à  beaucoup  d'égards 
une  sincère  étude  des  idées  et  du  style  de  Rousseau.  Seulement 
Rousseau,  ainsi  qu'on  le  sait,  n'écrivait  pas  gaiement;  et 
M"e  Phlipon  a  sur  lui  cet  avantage  (  bien  qu'elle  assure  quelque 
part  n'avoir  pas  le  ton  badin)  de  rencontrer  çà  et  là  les  plus 
franches  veines  du  rire.  Sa  vivacité,  sa  finesse,  son  enjouement, 
lui  donnent  alors  plus  d'un  trait  heureux  de  ressemblance  avec 
M™'deSévigué.  Peut-être  pourrait-on  relever,  de  temps  à  autre, 
quelque  plaisanterie  un  peu  hasardée ,  un  terme  trop  familier, 
une  expression  trop  crue;  mais  ces  lâches  sont  rares.  Une  lettre 
finit  ainsi  :  «Mais  je  bah. Ile  à  tort  et  à  travers.  Je  t'aime  de  même 
comme  Henri  IV  faisait  Grillon...  Adieu,  adieu.  » 

Les  événements  politiques  occupent  assez  peu  de  place  dans 
les  Lettres  inédites  :  toutefois  ce  qui  s'y  rapporte  suffit  à  indi- 
quer le  point  de  vue  qu'embrassait  dès  lors  M"'^  Roland.  La  joie 
qu'elle  éprouve  du  rétablissement  des  parlements,  ses  regrets  à 
la  retraite  de  Turgot,  ses  ardentes  sympathies  pour  Washington 
et  la  liberté  d'Amérique,  les  réflexions  quasi  républicaines  que 
lui  suggère  une  visite  à  Versailles;   toutes  ces  particularités 


IIEVLK  DE  PARIS.  U^ 

précises,  jointes  au  ton  général  des  sentiments,  fournissent 
déjà  au  drapeau,  une  inscription  et  une  couleur  fort  signitica- 
tives.  Le  caractère  énergique  de  M"»"  Roland  la  préparait  mani- 
festement pour  un  rôle  supérieur  à  celui  de  son  sexe.  Dans  un 
passage,  elle  regrette  d'être  femme,  elle  voudrait  pouvoir  vêtir 
une  culotte  et  un  chapeau  pour  s'en  aller  voyager,  observer  les 
hommes,  visiter  les  chefs-d'œuvre  des  arts  ,  entrer  en  relation 
avec  les  personnages  célèbres.  Elle  sent  ses  facultés  à  l'étroit 
dans  sa  prison,  et  secoue  de  temps  à  autre  ses  chaînes  avec 
impatience ,  comme  ces  lions  enfermés  dans  des  cages ,  qui 
aspirent  à  un  air  plus  robuste,  et  réclament  la  liberté  du  désert. 
On  sait  que,  tout  enfant  ,  malgré  une  piété,  une  dévotion  fort 
vives,  elle  apportait  à  l'église  les  f^ies  des  Hommes  illustres 
de  Plutarque,  en  place  d'un  livre  de  messe  ,  et  qu'à  l'âge  de 
quatorze  ans  elle  s'indignait  de  n'être  née  ni  Spartiate  ,  ni  Ro- 
maine. Même  au  sein  d'une  position  obscure,  son  âme  géné- 
reuse la  fait  s'intéresser  vivement  non-seulement  à  l'admini- 
stration et  au  bien  général  de  son  pays ,  mais  même  à  l'espèce 
entière.  «  Je  me  sens  l'âme  un  peu  cosmopolite',  s'écrie-t-elle  j 
l'humanité,  le  sentiment,  m'unissent  à  tout  ce  qui  respire  :  un 
Caraïbe  m'intéresse,  le  sort  d'un  Caffre  me  touche.  »  Hélas! 
pourquoi  faut-il  que  ces  nobles  aspirations  n'aient  soufflé  que 
mort  et  ruine  pour  celle  qui  rêvait  en  son  cœur  le  salut  du 
genre  humain! 

La  correspondance  finit  en  1780,  au  mariage  avec  M.  Ro- 
land, qui  avait  été  adressé  d'Amienspar  les  demoiselles  Cannel, 
et  dont  le  nom  apparaît  pour  la  première  fois  dès  1776,  dans 
une  lettre  de  11  janvier.  L'honnêteté,  la  franchise,  le  savoir  de 
l'austère  philosophe,  avaient  fait  pressentir  aussitôt  à  M"e  Phli- 
pon  qu'un  ami  solide  lui  était  acquis.  Longtemps  encore,  il 
est  vrai,  soit  pendant  de  rares  et  graves  entrevues,  soit  durant 
un  voyage  entrepris  en  Italie,  M.  Roland  ne  lui  apparaît  guère 
qu'au  bout  ù'une  longue  lunette.  Mais  patience!  un  destin 
inéluctable  appellera  ces  deux  fortes  âmes  à  s'unir  d'un  éternel 
lien.  Les  obstacles  ordinaires,  des  différences  essentielles  de 
position,  loin  de  nuire  à  la  conclusion,  ne  tirent  au  contraire 
que  hâter  cet  affranchissement  d'une  part,  cette  conquête  de 
l'autre.  C'est  là  toute  une  révolution  pour  M'"»  Roland.  Encore 
quelques  années  de  vie  domestique,  de  bonheur  paisible,  et 

1". 


146  REVUE  DE  PARIS. 

l'ère  de  dévouement  commencera,  glorieuse  mais  terrible. 
Maintenant  le  cadre  est  rempli  j  nous  possédons  M™e  Roland 
tout  entière  dans  les  aspects  les  pli|s  divers  de  sa  noble  ligure. 
En  regard  des  teintes  sombres  et  graves  que  projette  cette  grande 
âme  à  sa  fin  ,  se  jouent  les  reflets  plus  doux  et  plus  souriants 
d'un  premier  Jour  entr'ouvert  sur  le  monde  et  sur  la  vie.  Les 
pensers,  les  sentiments  de  l'innocente  jeunesse  venant  ici  se 
rejoindre  par  un  anneau  gracieux  au  cercle  dévorant  et  fatal 
des  dernières  années,  nous  rendent  celles-ci  d'un  aspect  moins 
rigide;  ils  nous  amènent  à  corriger  et  à  adoucir  sur  bien  des 
points  le  jugement  trop  absolu  que  nous  avions  dû  concevoir 
de  cette  personnalité  d'élite.  Peut-être  quelques-uns  admire- 
ront-ils encore  plus  volontiers  le  rôle  public ,  le  caractère  in- 
flexible, la  vertu  toute  romaine,  en  un  mot  la  femme  héroïque, 
apôtre  et  martyr  de  la  révolution.  Quant  à  nous,  qu'il  nous 
soit  permis  de  chérir  davantage,  sans  nul  préjudice  toutefois, 
la  vie  privée  dans  tout  son  parfum  modeste,  avec  son  bonheur 
sans  éclat  et  ses  douleurs  cachées;  qu'on  nous  laisse  préférer  la 
raison  exempte  de  joug,  la  force  compatissante,  la  vertu  chari- 
table, la  passion  sans  fiel.  Sans  doute ,  sur  son  piédestal  politi- 
que, ]>!•"<=  Roland  apparaît  dans  un  idéal  plus  parfait  de  gran- 
deur et  d'élévation;  mais  M""  Phlipon,  dans  sa  fleur  native, 
que  les  souffles  mortels  n'ont  pas  encore  desséchée  ,  ne  vous 
semble-t-elle  pas  plus  aimable,  plus  naturelle,  plus  vraie,  plus 
femme  en  un  mot  ?  Ce  port  abrité  où  elle  est  née  ,  où  peu  à  peu 
elle  a  grandi  sans  trouble  ,  n'a-t-il  pas  été  un  refuge  meilleur 
pour  son  âme  que  la  mer  orageuse  où  les  événements  la  jetèrent 
plus  tard? 

ftjme  Roland  a  brillé  et  disparu  comme  un  rapide  éclair  dans 
la  tempête.  Son  exemple,  tel  grand  et  glorieux  qu'il  soit,  n'est 
pas  ,  je  crois  ,  de  ceux  qu'on  doive  proposer  à  l'imitation  du 
présent  et  de  l'avenir.  Son  courage,  son  malheur  ,  son  destin , 
fruits  amers  d'une  organisation  trop  généreuse  ,  forment  un 
pur  accident  dans  l'histoire  et  dans  la  psychologie.  Loin  d'être 
un  encouragement,  ils  offrent  un  exemple  terrible  aux  femmes 
qui,  de  nos  jours,  prétendraient  les  renouveler.  Non,  les  femmes 
ne  sont  point  appelées  à  descendre  dans  la  confuse  mêlée  de 
nos  intérêts  publics  ;  leur  chaste  vêtement  se  souillerait  à  ba- 
layer l'arène  poudreuse  des  partis.  Leur  souffle  délicat  ne  respi- 


REVUE  DE  PAIUS.  Uû 

Ferait  point  sans  danger  dans  cet  air  dévorant  où  s'éteignent 
les  |)Ius  mâles  poitrines.  Placé  auprès  de  i'é|)Oiix  à  un  rang  de 
plus  en  plus  digne,  mais  toutefois  soimiis,  étroitement  unieavec 
lui  d'âme  et  d'intelligence  ,  le  lot  impérissable  de  la  femme  est 
celui  de  la  grâce,  de  la  douceur,  des  vertus  domestitpies  et  pri- 
vées. Que  son  am|)ilion  ne  s'étende  point  au  delà  :  loute  aspi- 
ration vers  un  but  plus  ambitieux  ne  serait  que  rêve  et  que 
chimère.  La  femme  n'est  pas  un  assez  robuste  pasteur  pour 
conduire  dans  ses  âpres  sentiers  le  troupeau  du  genre  humain. 
Ciouverner  n'est  point  son  fait:  une  mission  plus  noble  lui  est 
réservée,  celle  de  consoler  et  de  chérir. 


Dessalles-Régis. 


mmiRS  DE  MAGES. 


LA  PKINCIPAUTZ:  DE  MONACO. 

II  y  a  cinq  choses  qui  sont  parliculièrement  désagréables  au 
roi  de  Sardaigne  :  le  tabac  qu'il  ne  fabrique  pas  lui-même,  les 
étoffes  neuves  et  non  taillées  en  vêtemenfs ,  les  journaux  libé- 
raux, les  livres  philosophiques ,  et  ceux  qui  font  les  livres  phi- 
losophiques ou  non.  Je  n'avais  pas  de  tabac ,  tous  mes  babils 
avaient  été  portés,  les  seuls  journaux,  que  je  possédasse  étaient 
trois  numéros  du  Constitutionnel  qui  enveloppaient  mes  bottes; 
mes  seuls  livres  étaient  un  Guide  en  Italie ,  et  une  Cuisinière 
bourgeoise,  et  mon  nom  avait  l'honneur  d'être  parfaitement 
inconnu  du  chef  de  la  douane;  il  en  résulta  que  j'entrai  beau- 
coup plus  facilement  en  Sardaigne  que  je  n'étais  sorti  de  France. 

Il  y  avait  bien  au  fond  de  ma  caisse  à  fusils  deux  ou  trois 
cents  cartouches ,  pour  lesquelles  je  tremblais  de  tout  mon 
corps;  mais  Sa  Majesté  le  roi  Charles-Albert,  étant  prince  de 
Carignan  ,  avait  fait ,  à  ce  qu'il  paraît,  une  connaissance  trop 
intime  avec  la  poudre  pour  en  avoir  peur.  Les  douaniers  ne 
firent  pas  même  attention  à  mes  cartouches. 

Au  reste ,  je  ne  sais  pas  trop  pourquoi  le  roi  Charles-Albert 
en  veut  tant  aux  révolutions  :  il  est  peut-être  le  prince  qui  ait 
le  moins  à  s'en  plaindre.  Il  y  a  quelques  centaines  d'années  que 
ses  aïeux,  les  ducs  de  Savoie,  étaient  de  braves  petits  ducs 
sans  importance ,  qu'on  appelait  tout  bonnement  messieurs  de 


REVUE  DE  PARIS.  149 

Savoie ,  lorsque ,  lassée  des  révolutions  qui  suivirent  la  mort  de 
la  reine  Jeanne,  Nice  se  donna  corps  et  biens  à  Amé  VII ,  sur- 
nommé le  Rouge.  En  1815  ,  il  en  fut  de  Gènes  comme  il  en  avait 
été  de  Nice  en  1 588 ,  avec  cette  différence  que  Nice  s'était  donnée 
et  que  Gênes  fut  prise.  Ces  deux  boucliées  que  les  anciens  ducs 
et  les  nouveaux  rois  ont  mordues  à  droite  et  à  gauche,  arron- 
dissent assez  conforlalîlement  la  souveraineté  sarde  ,  et  en  font 
une  petite  puissance  européenne,  qui ,  grâce  à  l'esprit  belliqueux 
de  son  roi,  ne  laisse  pas  d'avoir  bon  air  sur  la  carte  militaire  de 
l'Europe. 

Cependant  les  princes  de  Savoie  ne  jouirent  pas  toujours 
seuls  de  cette  belle  maîtresse  provençale  qui  s'était  donnée  à 
eux.  En  1543,  les  armées  combinées  des  Turcs  et  des  Français 
assiégèrent  Nicej  Barberousse  et  le  duc  d'Enghien  sommèrent 
le  gouverneur,  André  Odinet  de  Monlfort,  de  se  rendre;  mais 
André  Odinet  répondit  :  «Je  me  nomme  Montforf,  mes  armes 
sont  des  pals,  et  ma  devise  :  Il  faut  tenir.  «  Quoi  qu'il  fît  en 
brave  soldat  pour  ne  pas  mentir  à  cette  réponse  touthéraldique, 
André  Odinet  fut  forcé  de  se  retirer  dans  le  château  ,  et  Nice 
capitula. 

En  1691,  Catinat  assiégea  Nice  et  la  prit,  grâce  à  une  bombe 
qui  fit  sauter  le  donjon  du  château  où  était  le  magasin  à  poudre. 
En  1706,  le  duc  de  Berwick  prit  le  château  à  son  tour,  comme 
Catinat  l'avait  pris ,  et  pour  épargner  à  ses  successeurs  la  peine 
que  cette  forteresse  avait  donnée  â  ses  prédécesseurs  ,  il  la  dé- 
molit (ou  ta  fait.  Aussi,  en  1798,  Nice  fut  conquise  sans  résistance 
et  devint,  jusqu'en  1814,  le  chef-lieu  du  département  des  Alpes- 
Maritimes.  En  1814,  Nice  retourna  pour  la  quatrième  fois 
à  ses  amants  éternels  les  ducs  de  Savoie  et  les  rois  de  Sar- 
daigne. 

Nice  est  représentée  sous  l'emblème  d'une  femme  armée ,  por- 
tant le  casque  eu  tète ,  ayant  la  poitrine  découverte  et  la  croix 
d'argent  de  Savoie  empreinte  sur  le  cœur  j  sa  main  droite  porte 
une  épée  nue ,  sa  main  gauche  un  bouclier  d'argent  avec  une 
aigle  de  gueules  aux  ailes  éployées  ;  ses  pieds  s'appuient  sur 
un  écueil  de  sinople  que  baignent  les  vagues  de  la  mer.  Enfin  , 
à  ses  pieds,  on  voit  un  chien,  symbole  de  la  fidélité,  avec  ces 
mots  :  Nicœa  fidelis.  Quelque  flatteur  que  soit  cet  emblème  pour 
1,T  ville  (le  Nice,  elle  serait  mieux  représentée,  â  noire  avis, 


150  REVUE  Dr;  PARIS. 

SOUS  les  traits  d'une  belle  courtisane  ,  mollement  couchée  au 
bord  de  son  miroir  d'azur,  à  l'ombre  de  ses  orangers  en  fleur  , 
avec  ses  longs  cheveux  abandonnés  aux  brises  de  la  mer  ,  dont 
les  flols  viendraient  mouiller  ses  pieds  nus;  car  Nice,  c'est  la 
ville  de  la  douce  paresse  et  des  plaisirs  faciles.  Nice  est  plus 
italienne  que  Turin  et  que  Milan ,  et  presque  aussi  grecque  assu- 
rément que  Sybaris. 

Aussi  rien  n'est  plus  charmant  que  Nice  par  une  belle  soirée 
d'automne  ,  quand  sa  mer  ,  à  |)eine  ridée  par  le  vent  qui  vient 
de  Barcelonne  ou  de  Palma  ,  murmure  doucement,  et  quand 
ses  lucioles ,  comme  des  étoiles  filantes ,  semblent  pleuvoir  du 
ciel.  Il  y  a  alors  à  Nice  une  promenade  qu'on  appelle  la  Ter- 
rasse, et  qui  n'a  pas  peul-èlre  sa  pareille  au  monde,  où  se 
presse  une  population  de  femmes  pâles  et  frêles,  qui  n'auraient 
pas  la  force  de  vivre  ailleurs,  et  qui  viennent  chaque  hiver 
mourir  à  Nice.  C'est  ce  que  l'aristocralie  de  Paris,  de  Londres 
et  de  Vienne  a  de  mieux  et  de  plus  souffrant.  Les  hommes,  en 
revanche,  s'y  portent  à  merveille,  et  ils  semblent  être  venus 
là,  conduits  par  un  sublime  dévouement ,  pour  céder  une  part 
de  leur  force  et  de  leur  sanlé  à  (ouïes  ces  belles  mourantes, 
que  lorgnent  en  passant  de  charmants  petits  abbés,  car  A  Nice 
commencent  les  abbés  ,  non  pas  de  gros  vilains  abbés  ,  comme 
à  Naples  ou  à  Florence,  mais  de  jolis  petits  abbés  comme  on  en 
rencontre  parfois  au  Monte  Pincio  à  Rome,  ou  sur  la  prome- 
nade de  la  Marine  à  Messine,  de  vrais  abbés  de  ruelle  ,  comme 
il  y  en  avait  au  petit  lever  de  M""  de  Pompadour  et  au  petit 
coucher  de  M""  Lange;  de  délicieux  abbés,  enfin,  nourris  de 
bonbons  et  de  confitures ,  à  la  chevelure  propre  et  parfumée  ,  à 
la  jambe  rondelette  ,  au  chapeau  coquettement  incliné  sur  l'o- 
reille ,  et  au  petit  pied  mignardement  chaussé  d'un  soulier  verni 
à  boucle  d'or, 

Je  vous  demande  un  peu  sj  tout  cela  donne  à  Nice  l'air 
d'une  Minerve  armée  de  pied  en  cap ,  et  si  son  épilliète  Ue^rfeZ/* 
doit  se  prendre  au  pied  de  la  lettre  ! 

Pour  les  habitants  de  Nice  ,  tout  voyageur  est  Anglais. 
Chaque  étranger,  sans  distinction  de  cheveux  ,  de  barbe  ,  d'ha- 
bits ,  d'âge  et  de  sexe,  arrive  d'une  ville  fantastique  perdue  au 
milieu  des  brouillards  ,  où  quelquefois  par  tradition  on  entend 
parler  du  soleil  .  où  l'on  ne  connaît  les  oranges  et  les  ananas 


!a-:vut  Dt  l'Aïus.  15 ï 

que  de  nom .  où  il  n'y  n  de  l'niits  mûrs  que  les  i>oinmes  cuites, 
et  que  par  conséqueiil  on  appelle  iom/on. 

Pendant  que  j'iUais  à  l'hôlel  d'York,  une  chaise  de  poste 
arriva  :  un  instant  apr(';s,  l'aubergiste  entra  dans  ma  chambre. 

—  Qu'est-ce  que  vos  nouveaux  venus?  lui  demandai-je. 

—  Sonocerti  Inglesi,  me  répondit-il,  ma  non  saprei  dire 
se  sono  Francesi  0  Tedeschi,  Ce  qui  veut  dire  :  Ce  sont  de 
certains  Anglais,  mais  je  ne  saurais  dire  s'ils  sont  Français  ou 
Allemands. 

Il  est  inutile'de  dire  que  tout  le  monde  paye  en  conséquence 
de  ce  que  chacun  est  appelé  milord. 

Nous  restâmes  deux  jours  à  Nice;  c'est  un  jour  de  plus  que 
ne  restent  ordinairement  les  étrangers  qui  ne  viennent  point 
pour  y  passer  six  mois.  Nice  est  la  porte  de  l'Italie ,  et  le  moyeu 
de  s'arrêter  sur  le  seuil,  quand  on  sent  à  l'iiorizon  Florence, 
Rome  et  Naples? 

Nous  fîmes  prix  avec  un  voiturin  qui  se  chargea  de  nous  con- 
duire à  Gênes  en  trois  jours  par  la  route  de  la  Corniche.  Je 
connaissais  le  mont  Cenis ,  le  Saint-Bernard,  le  Simplon,  le 
col  de  Tende,  les  Bernardins  et  le  Saint-Godart.  C'était  donc  la 
seule  route,  je  crois ,  qui  me  restât  à  parcourir. 

La  première  ville  qu'on  rencontre  sur  la  route  est  Villa- 
Franca  ,  dont  le  port ,  ouvrage  des  Génois  cl  creusé  par  le  con- 
seil de  Frédéric  Barberousse  ,  n'est  séparé  de  celui  de  Nice  que 
par  la  roche  deMont-albano.  A  une  demi-lieue  au  delà  deVilla- 
Franca  on  entre  dans  la  principauté  de  Monaco  ,  qui  s'ancoiice 
formidablement  aux  voyageurs  par  une  ligne  de  douanes.  Le 
prince  de  Monaco,  Honoré  V,  actuellement  régnant,  est  le 
même  qui,  en  revenant  en  1815  dans  ses  Étals,  rencontra  Na- 
poléon au  golfe  Juan.  La  douane  du  prince  perçoit  deux  et  demi 
pour  cent  sur  les  marchandises,  et  seize  sous  sur  les  passe-|)orls. 
Or  ,  comme  Monaco  est  sur  la  route  la  plus  fré(iuenlée  d'Italie  , 
cette  double  contribution  forme  la  partie  la  plus  claire  de  son 
revenu.  Au  reste,  le  prince  de  Monaco  est  né  pour  la  spécula- 
lion  ,  quoique  toutes  les  spéculations  ne  lui  réussissent  pas, 
témoin  la  monnaie  qu'il  a  fait  battre  en  1837,  et  qui  s'use  tout 
doucement  dans  sa  principauté ,  attendu  que  les  rois  ses  voisins 
ont  refusé  de  la  recevoir. 

Parmi  les  choses  que  le  roi  Charles-Albert  a  en  antipathie , 


152  REVUE  DE  PARIS. 

nous  avons  mis  an  premier  rang  le  tabac  à  fumer  el  le  tabac 
en  poudre,  autrement  dits,  en  termes  de  régie,  \&  Scaferlati 
et  le  Macouba. 

Or,  puisque  moi,  qui  demeure  à  trois  cents  lieues  du  roi  de 
Sardaigne  ,  je  connais  son  antipathie  ,  il  n'est  point  étonnant 
que  le  prince  Honoré  V  ,  dont  les  États  sont  enclavés  dans  les 
siens,  en  ait  été  informé.  Ce  prince  réfléchit  un  instant,  et, 
trouvant  cette  haine  injuste,  il  résolut  d'en  tirer  parti.  En  con- 
séquence ,  il  fit  planter  force  tabac,  et  annonça  pour  l'année 
suivante  des  cigares  à  un  sou  qui ,  vu  l'heureuse  position  du 
terrain  ,  vaudraient  ceux  de  la  Havane. 

Cette  annonce  mit  en  émoi  foutes  les  contributions  indirectes 
sardes.  Le  roi  Charles-Albert  vit  ses  États  inondés  de  cigares  , 
il  avait  bien  une  douane  ou  deux  comme  son  voisin  Honoré  V; 
mais  ces  douanes  sont  sur  les  routes  et  non  point  tout  autour 
de  la  principauté.  D'ailleurs  ,  eût-il  dans  toute  sa  circonférence 
une  ligne  aussi  épaisse  et  aussi  vigilante  qu'un  cordon  sani- 
taire ,  cinq  cents  cigares  sont  bientôt  passés.  Un  carlin  cousu 
dans  la  peau  d'un  caniche  en  passe  à  lui  seul  trois  ou  quatre 
raille,  et  la  principauté  de  Monaco  est  peut-être  la  seule  où  il 
reste  encore  des  carlins.  Tl  n'y  avait  qu'un  parti  à  prendre, 
c'était  d'abaisser  le  prix  de  ces  cigares  au  prix  des  cigares 
d'Honoré  V  ,  ou  de  traiter  avec  lui  de  puissance  à  j)uissance.  Le 
roi  Charles-Albert ,  préféra  traiter;  baisser  le  prix  de  ses  cigares, 
vu  la  répugnance  que  les  peuples  ont  en  général  pour  l'admi- 
nistration des  droits  réunis ,  lui  eût  semblé  une  concession  po- 
litique. 

Il  fut  donc  établi  un  congrès  entre  les  deux  souverains  ,  pour 
régler  cette  importante  question  de  commerce;  mais,  comme 
les  prétentions  du  prince  de  Monaco  paraissaient  exagérées  au 
roi  de  Sardaigne  ,  à  l'instar  du  congrès  de  Rastadt,  le  congrès 
de  Monaco  traîna  eh  longueur  ;  si  bien  que  le  temps  de  la  récolte 
arriva. 

Le  prince  de  Monaco  donna  une  livre  de  tabac  de  gratifica- 
tion à  chacun  de  ses  cinquante  carabiniers,  et  les  envoya  fumer 
sur  les  frontières  du  roi  Charles-Albert.  Les  soldats  sardes  flai- 
rèrent la  fumée  des  pipes  de  leurs  voisins  les  monacois;  c'était 
comme  l'avait  dit  le  prince  dans  son  prospectus,  une  véritable 
fumée  havanaise,  sans  aucun  mélange  de  ces  herbes  inouïes 


REVUE  DE  PARIS.  153 

que  les  souvoraiiis  ont  riiaî)i(iide  de  vendre  jjonr  du  tabac.  Les 
Sardes  étaient  connaisseurs  ,  ils  accouria-ent  sur  les  fi'ontières 
d'Honoré  V ,  et  demandèrent  aux  carabiniers  du  prince  où  ils 
achetaient  leur  tabac  5  les  carabiniers  répondirent  que  c'étaient 
des  plants  que  leur  souverain  bien-aimé  avait  fait  venir  de  Cuba 
et  de  Latakié ,  et  dont ,  outre  leur  solde  ,  qui  était  égale  ù  celle 
des  soldats  sardes ,  ils  recevaient  une  livre  par  semaine.  Le 
même  jour,  vingt  soldats  du  roi  Charles-Albert  désertèrent  et 
vinrent  demander  du  service  à  Honoré  V,  lui  offrant,  s'il  Ifs 
acceptait ,  de  faire  déserter  aux  mêmes  conditions  tout  le  régi- 
ment. 

Le  danger  devenait  pressant,  le  régiment  pouvait  suivre  les 
vingt  hommes,  et  l'armée  suivre  le  régiment.  Or  ,  comme  la 
monarchie  du  roi  Charles-Albert  est  une  monarchie  toute  mili- 
taire, qui  n'a  pas  encore  eu  le  temps  de  se  creuser  des  racines 
bien  profondes  dans  le  peuple,  il  vit  d'un  seul  coup  d'œil  que, 
si  l'armée  désertait  ainsi  en  m^isse ,  ce  serait  Honoré  V  qui  serait 
roi  de  Sardaigne  ;  quanta  lui,  il  serait  bien  heureux  si  on  le 
laissait  même  prince  de  Monaco.  En  conséquence,  il  passa  p;u- 
toutes  les  conditions  qu'exigea  son  voisin,  et  le  traité  fut  conclu 
moyennant  une  rente  annuelle  de  30,000  francs,  que  le  roi 
Charles-Albert  paye  à  Honoré  V  ,  et  une  garnison  de  trois  cents 
hommes  qu'il  lui  prête  gratis  pour  étouffer  les  petites  révoltes 
qui  ont  lieu  de  temps  en  temps  dans  ses  petits  États.  Quant  à  la 
récolte,  elle  fut  achetée  sur  pied,  moyennant  une  autre  somme 
de  50,000  francs,  et  mêlée  aux  feuilles  de  noyer  que  l'on  fume 
généralement  de  Nice  à  Gênes  et  de  Chambéry  à  Turin,  si  bien 
(ju'il  en  résulta  chez  les  Piémonlais,  qui  n'étaient  pas  habitués 
à  cette  douceur,  une  grande  recrudescence  de  popularité  pour 
le  roi  Charles-Albert. 

La  principauté  de  Monaco  a  subi  de  grandes  vicissitudes , 
elle  a  été  tour  à  tour  sous  la  protection  de  l'Espagne  et  de  la 
France  ,  puis  république  fédérative,  puis  incorporée  à  l'empire 
français  ,  puis  rendue ,  comme  nous  l'avons  vu  ,  à  son  légitime 
propriétaire  en  1814,  avec  le  protectorat  de  la  France  j  puis  re- 
mise, en  1815  ,  sous  le  protectorat  de  la  Sardaigne.  Nous  allons 
la  suivre  dans  ces  différenles  révolutions,  dont  quelques-unes 
ne  manquent  pas  d'une  certaine  originalité. 

Monaco  fut ,  vers  le  x«  siècle ,  érigée  en  seigneurie  hérédi- 
1  14 


Iii4  REVUE  DE  PARIS, 

taire  par  la  famille  Grimaldi ,  puissante  maison  génoise  qui  avait 
des  possessions  considérables  dans  le  Milanais  et  dans  le 
royaume  de  Naples.  Vers  1530 ,  au  moment  de  la  formation  des 
grandes  puissances  européennes,  le  seigneur  de  Monaco ,  crai- 
gnant d'être  dévoré  d'une  seule  bouchée  par  les  ducs  de  Savoie 
ou  par  les  rois  de  France,  se  mit  sous  la  protection  de  l'Espa- 
gne; mais,  en  1641,  cette  protection  lui  étant  devenue  plus 
onéreuse  que  protîtable,  Honoré  II  résolut  de  changer  de  pro- 
lecteur ,  et  introduisit  garnison  française  à  Monaco.  L'Espagne, 
qui  avait  dans  Monaco  un  port  et  une  forteresse  presque  impre- 
nable, entra  dans  une  de  ces  belles  colères  flamandes  ,  comme 
il  en  prenait  de  temps  en  temps  à  Charles-Quint  et  à  Philippe  II , 
et  confisca  à  son  ancien  protégé  ses  possessions  milanaises  et 
napolitaines.  Il  résulta  de  celte  confiscation  que  le  pauvre  sei- 
gneur se  trouva  réduit  à  son  petit  État.  Alors  Louis  XIV  ,  pour 
l'indemniser,  lui  donna  en  échange  le  duché  de  Valentinois 
dans  le  Dauphiné,  le  comté  de  Carlades  dans  le  Lyonnais,  le 
marquisat  de  Baux  et  la  seigneurie  de  Buis  en  Provence;  puis 
il  maria  le  fils  d'Honoré  II  avec  la  fille  de  M.  le  Grand,  Ce  ma- 
riage eut  lieu  en  1688  ,  et  valut  à  M.  de  Monaco  et  à  ses  enfants 
le  titre  de  princes"étrangers.  Ce  fut  depuis  ce  temps-là  que  les 
Grimaldi  changèrent  leur  litre  de  seigneur  contre  celui  de 
prince. 

Le  mariage  ne  fut  pas  heureux.  La  nouvelle  épousée ,  qui 
était  cette  belle  et  galante  duchesse  de  Valentinois,  si  fort 
connue  dans  la  chronique  amoureuse  du  siècle  de  Louis  XIV , 
se  trouva  un  beau  matin ,  d'une  enjambée ,  hors  des  États  de 
son  époux ,  et  se  réfugia  à  Paris  ,  tenant  sur  le  pauvre  prince  les 
plus  singuliers  propos.  Ce  ne  fut  pas  tout  :  la  duchesse  de  Va- 
lentinois ne  borna  pas  son  opposition  conjugale  aux  paroles, 
et  le  prince  apprit  bientôt  qu'il  était  aussi  malheureux  qu'un 
mari  peut  l'être. 

A  cette  époque  ,  on  ne  faisait  guère  que  rire  d'un  pareil  mal- 
heur ;  mais  le  prince  de  Monaco  était  un  homme  fort  bizarre , 
comme  l'avait  dit  la  duchesse ,  de  sorte  qu'il  se  fâcha.  Il  se  fit 
instruire  successivement  du  nom  des  différents  amants  que  pre- 
nait sa  femme  ,  et  les  fit  pendre  en  effigie  dans  la  cour  de  son 
château.  Bientôt  la  cour  fut  pleine  et  déborda  sur  le  grand  che- 
min ;  mais  le  prince  ne  se  lassa  point  et  continua  de  faire  pendre. 


REVUE  DF  l'AKIS.  155 

Le  bruit  de  ces  exécutions  se  répandit  jusqu'à  Versailles. 
Louis  XIV  se  fâcha  à  son  tour  ,  et  fit  dire  à  M.  de  Monaco  d'être 
plus  clément.  M.  de  Monaco  répondit  qu'il  était  prince  souve- 
rain, qu'en  conséquence  il  avait  droit  de  justice  basse  et  haute 
dans  son  État,  et  qu'on  devait  lui  savoir  gré  de  ce  qu'il  se  con- 
tentait de  faire  pendre  des  hommes  de  paille. 

La  chose  fit  un  si  grand  scandale  ,  qu'on  jugea  à  propos  de 
ramener  la  duchesse  à  son  mari.  Celui-ci  ,  pour  rendre  la  pu- 
nition entière,  voulait  la  faire  passer  devant  les  effigies  de  ses 
amants  ;  mais  la  princesse  douairière  de  Monaco  insista  si  bien, 
que  son  fils  se  départit  de  cette  vengeance ,  et  qu'il  fut  fait  un 
grand  feu  de  joie  de  tous  les  mannequins,  a  Ce  fut,  dit  M'O'^  de 
Sévigné  ,  le  flambeau  de  ce  second  hyménée.  » 

On  vit  bientôt  cependant  qu'un  grand  malheur  menaçait  les 
princes  de  Monaco.  Le  prince  Antoine  n'avait  qu'une  fille  ,  et 
perdait  de  jour  en  jour  l'espoir  de  lui  donner  un  frère.  En  con- 
séquence ,  le  prince  Antoine  maria, le  20  octobre  1715  ,  la  prin- 
cesse Louise-Hippolyte  ,  à  Jacques-François-Léonor  de  Goyon- 
Matignon ,  auquel  il  céda  le  duché  de  Valentinois  ,  en  attendant 
qu'il  lui  laissât  la  principauté  de  Monaco ,  ce  qu'il  fit ,  à  son 
grand  regret,  le  26  février  1731.  Jacques-François-Léonor  de 
Goyon-Matignon,  Valentinois  par  mariage,  et  Grimaldi  par 
succession ,  est  donc  la  souche  de  la  maison  régnante  actuelle  , 
qui  va  s'éteindre  à  son  tour  dans  la  personne  d'Honoré  V  et 
dans  celle  de  son  frère  ,  tous  deux  sans  postérité  masculine  et 
sans  espérance  d'en  obtenir. 

Honoré  IV  régnait  tranquillement ,  lorsque  arriva  la  révolu- 
tion de  89.  Les  Monacois  en  suivirent  les  phases  avec  une  atten- 
tion toute  particulière  j  puis ,  lorsque  la  réjjublique  fut  pro- 
clamée en  France,  ils  i)rofitèrentd'un  moment  où  le  prince  était 
je  ne  sais  où,  s'armèrent  de  tout  ce  qu'ils  purent  trouver  sous 
leur  main  ,  et  marchèrent  sur  le  palais,  qu'ils  prirent  d'assaut 
et  dont  ils  commencèrent  par  piller  les  caves ,  qui  pouvaient 
contenir  douze  à  quinze  mille  bouteilles  de  vin.  Deux  heu- 
res après,  les  huit  mille  sujets  du  prince  de  Monaco  étaient 
ivres. 

Or ,  à  ce  premier  essai  de  liberté  ,  ils  trouvèrent  que  la  liberté 
était  une  bonne  chose,  et  résolurent  à  leur  tour  de  se  consti- 
tuer en  république.  Seulement ,  comme  Monaco  était  un  trop 


•156  UEVUE  DE  PARIS, 

[jrand  État  pour  donner  naissance  à  une  république  une  et  indi- 
V!sii)le ,  comme  était  la  république  française ,  il  fut  résolu  entre 
ks  fortes  têtes  du  pays,  qui  s'étaient  constituées  en  aj^semblée 
nationale,  que  la  ré])ublique  de  Monaco  serait,  à  l'instar  de  la 
j'épublique  américaine  ,  une  république  fédérative.  Les  bases 
de  la  nouvelle  constitution  furent  donc  débattues  et  arrêtées 
entre  Monaco  et  Manlone  ,  qui  s'allièrent  ensemble  à  la  vie  et  à 
la  mort.  Il  restait  un  troisième  villajje,  appelé  Roque-Brune  ; 
il  fut  décidé  qu'il  appartiendrait  par  moitié  à  l'une  et  à  l'autre 
des  deux  villes.  Roque-Brune  murmura;  il  aurait  voulu  être 
indépendant  et  entrer  dans  la  fédération  ;  mais  3Ionaco  et  Man- 
lone ne  firent  que  rire  d'une  prétention  aussi  exagérée.  Roque- 
Brur.e  n'était  pas  le  plus  fort;  il  lui  fallut  donc  se  taire;  seu- 
lement, à  partir  de  ce  moment ,  Roque-Brune  fut  âij;ualé  aux 
deux  conventions  nationales  comme  un  foyer  de  révolution. 
Malgré  cette  opposition ,  la  république  fut  proclamée  sous  le 
nom  de  iéj)ublique  de  Monaco. 

Mais  ce  n'était  pas  le  tout  pour  les  Monacois  cpie  d'être  con- 
stitués en  république;  il  fallait  se  faire  dans  les  États  qui  avaient 
adopté  la  même  forme  de  gouvernement  des  alliés  qui  les  pus- 
sent soutenir.  Ils  pensèrent  naturellement  aux  Améiicalns  et 
aux  Français.  Quant  à  la  république  de  Saint-Marin  ,  les  répu- 
bliques fédératives  de  Monaco  la  méprisaient  si  fort ,  qu'il  n'en 
fut  pas  même  ((uestion. 

Toutefois ,  parmi  ces  deux  gouvernements ,  un  seul  était  à 
portée  ,  par  sa  position  topograpbique  ,  d'être  utile  à  la  répu- 
blique de  Monaco  :  c'était  la  république  française.  La  républi- 
que de  Monaco  résolut  donc  de  ne  s'adresser  qu'à  elle.  Elle 
envoya  trois  députés  à  la  convention  nationale  pour  lui  de- 
mander son  alliance  et  lui  offrir  la  sienne.  La  convention  na- 
tionale était  dans  un  moment  de  bonne  humeur;  elle  reçut 
parfaitement  les  envoyés  de  la  république  de  Monaco,  et  les 
invita  à  repasser  le  lendemain  pour  prendre  le  traité. 

Le  traité  fut  dressé  le  jour  même.  Il  est  vrai  qu'il  n'était  pas 
long  ;  il  se  composait  de  deux  articles. 

«  Article  1".  —  Il  y  aura  paix  et  alliance  entre  la  répu- 
blique française  et  la  république  de  Monaco. 

«  Art.  2.  —  La  république  française  est  enchantée  d'avoir 
fait  la  connaissance  de  la  réjiublique  de  Monaco,  o 


KEVUE  DE  PARIS.  157 

Ce  traité ,  comme  il  avait  été  dit ,  fut  rerais  aux  ambassa- 
deurs ,  qui  repartirent  fort  contents. 

Trois  mois  après  ,  la  lépublique  française  avait  emporté  la 
république  de  Monaco  dans  sa  peau  de  lion.  On  n'a  pas  oublié 
sans  doute  comment ,  grâce  à  M™e  de  ])....  ,  le  traité  de  Paris 
rendit  en  1814,  au  prince  Honoré  V ,  ses  États ,  qu'il  a  heureu- 
sement conservés  depuis. 

Au  reste,  le  prince  Honoré  V,  toute  plaisanterie  à  part,  est 
fort  aimé  de  ses  sujets  ,  qui  voient  arriver  avec  une  grande  in- 
quiétude l'heure  où  ils  changeront  de  maître.  En  effet,  malgré 
le  mépris  qu'en  fait  Saint-Simon  (1) ,  ils  habitent  un  délicieux 
pays,  dans  lequel  il  n'y  a  pas  de  recrutement  et  presque  pas  de 
contributions ,  la  liste  civile  du  prince  étant  presque  enlièi'C- 
ment  défrayée  parles  2  et  demi  p.  100  qu'il  perçoit  sur  les  mar- 
chandises, et  par  les  16  sous  qu'il  prélève  sur  les  passe-ports. 
Quant  à  son  armée,  qui  se  compose  de  cinquante  carabiniers , 
elle  se  recrute  par  les  enrôlements  volontaires. 

Malheureusement  nous  ne  pûmes  jouir,  comme  nous  l'aurions 
voulu  ,  de  celte  charmante  orangerie  qu'on  appelle  la  princi- 
pauté de  Monaco  ,  une  pluie  atroce  nous  ayant  pris  à  la  fron- 
tière et  nous  ayant  accompagnés  avec  acharnement  jjcndant  les 
trois  quarts  d'heure  que  nous  mimes  à  traverser  le  pays.  11  en 
résulta  que  nous  n'aperçûmes  la  capitale  et  sa  forteresse  ,  dans 
laquelle  tiendrait  la  population  de  toute  la  principauté,  qu'ù 
travers  un  voile.  Il  en  fut  ainsi  du  port,  où  nous  distinguâmes 
cependant  une  felouque,  laquelle  ,  avec  une  autre  qui ,  pour  le 
moment  ,  était  en  course  ,  forme  toute  la  marine  du  prince. 

En  traversant  Manlone  ,  une  enseigne  nous  donna  une  idée 
du  degré  de  civilisation  où  en  était  venue  la  république  fédéra- 
live  l'an  de  grâce  1833.  Au-dessus  d'une  porte  on  lisait  en 
grosses  lettres  :  Mariane  Casanoce  vend  pain  et  modes. 

A  un  quart  de  lieue  de  la  ville,  nous  retombâmes  dans  une 
seconde  ligne  de  douanes  et  dans  un  second  visa  de  passe-port. 
Le  passe-port  n'était  rien ,  mais  la  visite  fut  cruelle  ,  et  nous 


(1)  «  C'est,  au  demeurant ,  la  souveraineté  d'une  roche  ,  du  milieu 
de  laquelle  on  peut  pour  ainsi  dire  cracher  hors  de  ses  étroites  li- 
Diiles,  »  [Mcmoires  du  duc  de  Suint-Simon.  ) 

14. 


158  HEVUE  DE  PARIS. 

pûmes  nous  convaincre  t[iie  ,  dans  les  Élats  du  prince  de  Mo- 
naco ,  l'exportation  était  aussi  sévèrement  défendue  que  l'im- 
portation. Nous  vouliimes  employer  le  moyen  usité  en  pareil 
cas ,  mais  nous  avions  affaire  à  des  douaniers  incorruptibles, 
qui  ne  nous  firent  pas  grâce  d'une  brosse  à  dents,  de  sorte 
qu'il  nous  fallut,  nous  et  nos  effets,  recevoir  une  contre- 
épreuve  du  déluge  ,  attendu  que ,  sous  le  prétexte  de  la  beauté 
du  climat ,  il  n'y  a  pas  même  de  hangar.  Je  profitai  de  ce  contre- 
temps pour  approfondir  un  point  de  science  chorégraphique 
que  je  m'étais  toujours  proposé  de  tirer  au  clair  à  la  première 
occasion.  Il  s'agissait  de  la  Monaco,  où,  comme  chacun  sait, 
l'on  chasse  et  l'on  déchasse.  Je  fis  en  conséquence ,  pour  la  troi- 
sième fois  depuis  que  j'avais  passé  la  frontière ,  toutes  les  ques- 
tions possibles  sur  cette  contredanse  si  populaire  par  toute 
l'Europe;  mais,  là  comme  ailleurs,  je  n'obtins  que  des  réponses 
évasives ,  qui  redoublèrent  ma  curiosité  ,  car  elles  me  confir- 
mèrent dans  ma  première  opinion ,  à  savoir  ,  que  quelque 
grand  secret  où  l'iionneur  du  prince  et  de  la  principauté  se 
trouvait  compromis  ,  se  rattachait  à  cette  respectable  gigue.  II 
me  fallut  donc  sortir  des  États  du  prince,  aussi  ignorant  sur  ce 
l)oint  que  j'y  étais  entré,  et  perdant  à  jamais  l'espoir  de  décou- 
vrir un  mystère  que  je  n'avais  pu  éclaircir  sur  les  lieux. 

Quant  à  Jadin  ,  il  était  absorbé  dans  une  préoccupation  non 
moins  importante  que  la  mienne  :  il  cherchait  à  comprendre 
comment  il  pouvait  tomber  une  si  grande  pluie  dans  une  si  pe- 
tite principauté. 


II. 


LA.   RIVIERE  DE  GÈNES. 

La  première  ville  que  nous  rencontrâmes  sur  notre  chemin, 
après  avoir  dépassé  les  frontières  des  États  de  Monaco ,  est 
Ventimiglia ,  VJlbcntiiinliuni  des  Romains ,  dont  Cicéron 
l)arle  dans  ses  Lettres  familières,  livre  VIII ,  ep.  xv  ,  et  à  la- 
quelle Tacite  s'arrête  un  instant  pour  enregistrer  un  fait  histo- 
rique digne  d'une  Spartiate.  Une  mère  ligurienne,  interrogée 
par  les  soldats  d'Olhon,  pour  qu'elle  indiquât  la  retraite  où  était 


REVUE  DE  PARIS.  159 

caché  son  fils  qui  avait  pris  les  armes  contre  cet  empereur , 
avec  cette  sublime  impudence  antique  dont  Agrippine  avait  déjà 
donné  un  si  magnifique  exemple,  montra  son  ventre  en  disant  : 
Il  est  là  ,  et  mourut  dans  les  tortures  sans  pousser  d'autre  cri 
que  ce  cri  de  maternité. 

Une  lettre  d'Ugo  Foscolo ,  la  plus  éloquente  peut-être  de 
toutes  celles  qu'il  a  écrites,  complète  l'illustration  de  Ventimi- 
glia. 

Nous  dînâmes  dafis  cette  petite  ville  ;  on  nous  servit  des  lapins 
derîiedeGalinara:  au  dessert,  nous  eûmes  un  peu  d'inquiétude, 
en  voyant  qu'on  nous  portait  pour  la  somme  de  20  sous  un 
chat  sur  la  carte.  Explication  demandée  et  reçue,  nous  apprîmes 
que  c'était  le  dîner  de  Mllord. 

Nous  continuions  notre  route  enchantés  de  l'explication  ,  lors- 
qu'en  sortant  de  Borduguerra  nous  fûmes  distraits  de  ces  idées 
par  l'aspect  du  charmant  petit  village  de  San-Remo  avec  son 
ermitage  de  Saint-Romulus  tout  entouré  de  palmiers.  Nous 
nous  arrêtâmes  un  instant  pour  reposer  sur  cette  belle  végéta- 
tion orientale  nos  yeux  fatigués  de  ces  éternels  oliviers  grisâ- 
tres et  rabougris  ;  en  ce  moment  un  paysan  s'approcha  de 
nous  ,  et,  voyant  avec  quelle  satisfaction  nous  nous  étions  ar- 
rêtés dans  celte  petite  oasis  ,  il  nous  dit  que  le  moment  était 
mauvais  pour  regarder  les  palmiers  de  San-Remo  ,  et  qu'à  cette 
heure  nous  les  voyions  à  leur  désavantage.  En  effet ,  ils  ve- 
naient d'êlre  dépouillés  de  leurs  plus  belles  palmes ,  qui  avaient 
été  envoyées  à  Rome  pour  la  fête  de  Pâques.  Je  lui  demandai 
alors  à  quel  titre  les  palmes'  étaient  envoyées  à  Rome  ,  et  si  les 
habitants  tiraient  de  cet  envoi  quelque  profit  temporel  ou  spi- 
rituel ,  et  alors  j'appris  que  c'était  un  droit  de  la  famille  Bresca 
qui  lui  avait  été  concédé  par  Sixte-Quint  et  qu'elle  avait  main- 
tenu depuis.  Voici  à  quelle  occasion. 

En  1386,  il  y  avait  encore,  à  l'endroit  où  Pie  VI  a  fait  bâtir 
la  sacristie  de  Saint-Pierre,  un  magnifique  obélisque  élevé  au- 
trefois par  Nuncoré  ,  roi  d'Egypte  ,  dans  la  ville  d'HéliopoIis  , 
transporté  par  Galigula  à  Rome  ,  et  placé  ensuite  dans  le  cirque 
de  Néron  au  Vatican,  sur  l'emplacement  duquel  Constantin  fit 
élever  sa  basilique.  Or,  jusqu'en  1580  ,  c'est-à-dire  jusqu'à  la 
seconde  année  du  pontificat  de  Sixte-Quint,  cet  obélisque  était 
resté  debout  au  milieu  des  constructions  successives  qu'avaient 


160  KEVUE  DE  PAKIS. 

fait  faire  Nicolas  V ,  Jules  II ,  Léon  X  et  Paul  V  ,  lorsque  ce 
grand  pontife  ,  qui  fît  plus  en  cinq  ans  que  cinq  autres  papes 
n'ont  jamais  fait  en  un  siècle,  résolut  de  faire  transporter  le 
gigantesque  monolithe  (1)  sur  celte  belle  place,  que  soixante 
et  dix  ans  plus  tard  Bernin  devait  élreindre  de  sa  magnifique 
colonnade. . 

Ce  futTaichitecte  Fontana  ,  le  plus  habile  mécanicien  de  son 
temps ,  qui  fut  chargé  de  cette  grande  opération  ;  il  disposa  ses 
machines  en  homme  qui  comprend  que  les  yeux  de  toute  une 
ville  sont  fixés  sur  lui.  Le  pape  lui  dit  de  ne  rien  négliger  pour 
réussir.  Fontana  opéra  en  conséquence.  Le  transport  seul, 
quoiqu'il  fût  de  cent  cinquante  pas  à  peine,  coûta  200, QOO  fr. 

Enfin,  tous  ses  préparatifs  achevés,  Fontana  indiqua  le  jour 
où  il  comptait  dresser  l'obélisque  sur  son  piédestal  ,  et  ce  jour 
fut  publié  à  son  de  trompe  par  toute  la  ville.  Chacun  pouvait 
assistera  l'opération,  mais  à  la  condition  du  plus  rigoureux 
silence.  C'était  un  point  qu'avait  réclamé  Fontana ,  afin  que  sa 
voix  ,  à  lui ,  le  seul  qui  eût  le  droit  de  donner  des  ordres  dans 
ce  grand  jour,  pût  être  entendue  des  travailleurs.  Or,  comme 
Sixte-Quint  ne  faisait  pas  les  choses  à  demi ,  la  proclamation 
portait  que  la  moindre  parole,  le  moindre  cri,  la  moindre 
exclamation  seraient  punis  de  mort,  quel  que  fût  le  rang  et  la 
condition  du  coupable. 

Fonlana  commença  son  travail  au  milieu  d'une  foule  immense, 
d'un  côté  était  le  pape  et  toute  sa  cour  sur  un  échafaudage  élevé 
exprès,  de  l'autre  était  le  bourreau  et  la  potence;  au  milieu, 
dans  un  espace  réservé ,  et  que  faisait  respecter  un  cercle  de 
soldats,  étaient  Fontana  et  ses  ouvriers. 

La  base  de  l'obélisque  avait  été  amenée  jusqu'à  son  piédestal. 
Ce  qui  restait  à  faire,  c'était  donc  de  le  dresser.  Des  cordes  at- 
tachées à  son  extrémité  devaient  par  un  mécanisme  ingénieux 
lui  faire  perdre  sa  position  horizontale  pour  l'amener  douce- 
ment à  une  position  perpendiculaire.  La  longueur  des  cordes 
avait  été  mesurée  à  cet  elîet  ;  arrivées  à  leur  point  d'arrêt ,  l'o- 
-  bélisque  devait  être  debout. 

L'opération  commença  au  milieu  du  plus  profond  silence. 


(I)  lia  76  pieds  de  haiil ,  et  la  croix  qui  le  surmonte  26. 


REVUE  DE  PARIS.  161 

L'obélisque,  lentement  soulevé,  obéissait  comme  par  magie  à 
la  force  attractive  qui  le  mettait  en  mouvement;  le  pape,  muet 
comme  les  autres,  encourageait  la  manœuvre  par  des  signes 
(le  lète;  la  voix  de  l'architecte  donnant  des  ordres  retentissait 
seule  au  milieu  de  ce  silence  solennel.  L'obélisque  montait  tou- 
jours ;  un  ou  deux  tours  de  roues  encore  ,  et  il  était  établi  sur 
sa  base.  Tout  à  coup  Fontana  s'apeiçoit  que  le  mécanisme  ne 
tourne  plus  ;  la  mesure  des  cordes  avait  été  exactement  prise, 
mais  les  cordes  avaient  été  distendues  par  la  masse  ,  et  elles  se 
trouvaient  maintenant  de  quelques  pieds  trop  longues;  nulle 
force  humaine  ne  pouvait  suppléera  la  force  qui  manquait ,  c'é- 
tait une  opération  avortée ,  une  réputation  perdue.  Foutana 
pressait  les  ordres ,  multipliait  les  commandements.  Du  moment 
où  les  cordes  n'atliraienlplus  l'obélisque,  l'obélisque  pesait  d'un 
double  poids  sur  les  cordes.  Fontana  porta  la  main  à  son  front; 
il  sentait  qu'il  devenait  fou.  En  ce  moment  uu  des  câbles  se 
brisa. 

Toutà  coup  un  homme  s'écrie  dans  la  foule  :  Acqua  aile  corde  ! 
de  l'eau  aux  cordes!  —  et,  traversant  l'espace,  va  se  remettre 
aux  mains  du  bourreau. 

Le  conseil  est  un  trait  de  lumière  pour  Fontana.  Sur  toute  la 
longueur  des  câbles  ,  il  fait  aussitôt  verser  des  seaux  d'eau;  les 
cordes  se  resserrent  naturellement  et  sans  effort;  et,  comme 
par  la  main  de  Dieu  ,  l'obélisque  se  remet  en  mouvement  et 
s'assied  sur  sa  base  au  milieu  des  applaudissements  de  la  mul- 
titude. 

Alors  Fontana  court  à  son  sauveur  ,  qu'il  trouve  la  corde  au 
cou  et  entre  les  mains  du  bourreau  ;  il  le  prend  dans  ses  bras , 
l'entraîne,  l'emporte  aux  pieds  de  Sixte-Quint,  et  demande 
pour  lui  une  grâce  déjà  accordée;  mais  ce  n'était  pas  le  tout 
d'accorder  la  grâce ,  il  fallait  une  récompense.  Le  pape  demande 
à  l'étranger  de  fixer  lui-même  celle  qu'il  désire.  L'étranger  ré- 
pond qu'il  est  de  la  famille  Bresca  qui  est  riche  et  qui  par  con- 
séquent n'a  point  de  faveurs  pécuniaires  à  demander;  mais 
qu'il  habite  San-Remo  ,  fameux  par  ses  palmiers,  et  qu'il  de- 
mande le  privilège  d'envoyer  tous  les  ans  gratis  les  palmes  né- 
cessaires pour  la  fête  de  Pâques  à  Rome.  Sixte-Quint  accorda 
ce  privilège  et  y  ajouta  une  jjension  de  six  raille  écus  romains 
affectée  à  l'entretien  des  palmiers. 


162  REVUE  DE  PARIS. 

Depuis  ce  temps  la  famille  Bresca ,  qui  existe  toujours ,  joui 
(lu  privilège  d'envoyer  tous  les  ans  à  Rome  un  vaisseau  chargé 
tle  palmes  :  et  depuis  deux  cent  quarante-cinq  ans  que  ce  pri- 
vilège a  été  accordé,  elle  en  a  joui  sous  la  protection  visible 
du  ciel  ;  car  jamais  le  moindre  accident  n'est  arrivé  à  aucun 
des  deux  cent  quarante-cinq  vaisseaux  qui  ont  héréditairement 
et  annuellement  ti'ansporté  la  sainte  cargaison. 

Nous  arrivâmes  à  Oneille  à  neuf  heures  du  soir  ,  car  notre 
vetturino ,  nous  ayant  promis  de  nous  déposer  à  Gênes ,  le 
troisième  jour  à  deux  heures,  à  la  porte  de  l'hôleldes  Oualre- 
Nations ,  faisait  ses  journées  en  conséquence.  Il  en  résulta  que, 
comme  nous  repartîmes  d'Oneille  le  lendemain  au  point  du 
jour ,  nous  n'en  dirons  pas  grand'chose ,  si  ce  n'est  qu'elle  a  vu 
naîlre  le  grand  André  Doria ,  ce  qui  n'empêche  pas,  à  en  juger 
par  celle  oiî  nous  couchâmes,  que  ses  auberges  ne  soient  dé- 
testables. 

Au  point  du  jour,  nous  nous  remîmes  en  route.  Nous  com- 
mencions â  nous  réveiller  ,  lorsque  nous  traversâmes  Alessio , 
où  nous  vîmes  pour  la  première  fois  les  femmes  coiffées  du 
uiezzaro  génois  ,  voile  blanc  qui ,  sans  le  cacher ,  encadre  leur 
visage.  Quant  aux  hommes,  c'étaient  autrefois  de  hardis  ma- 
rins, qui  prirent  part  avec  Pizarre  à  la  conquête  du  Pérou,  et 
avec  don  Juan  d'Autriche  à  la  victoire  de  Lépante.  Nous  nous 
arrêtâmes  pour  déjeuner  à  Albenga  ,  ville  au  doux  nom ,  mais 
à  laquelle  ses  remparts  croulants  et  ses  tours  en  ruine  donnent 
un  aspect  des  jikis  sombres.  C'est  à  Albenga  ,  s'il  fauten  croire 
M"^"  de  Genlis,  que  la  duchesse  de  Cerifalco  fut  enfermée  pen- 
dant neuf  ans  dans  un  souterrain  par  son  mari.  Un  autre  point 
historique  plus  sérieusement  arrêté  ,  c'est  que  ce  fut  à  Albenga 
que  naquirent  ce  Proculus  qui  disputa  l'empire  à  Probus ,  et 
Decius  Pertinax,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  Pertiuax 
qui  devint  empereur. 

Albenga  possède  deux  monuments  antiques,  son  baptistère, 
qui  remonte,  assure-t-on,  â  Proculus,  et  son;;o«^e  lungo,  qui 
fut  bâti  par  le  général  romain  Constance.  Une  chose  remarqua- 
ble au  reste,  c'est  que  les  habitants  d'Albenga,  l'ancienne  Albin- 
gaunum,  s'élant  alliés  avec  Magon,  frère  d'Annibal ,  furent 
compris  dans  le  traité  de  paix  qu'il  fit  avec  le  consul  romain 
Publius  .^lius,  et  depuis  ce  temps  jusqu'au  xii«  siècle,  en  vertu 


REVUE  DE  PARIS.  163 

de  ce  (railé,  se  gouvernèrent  par  leurs  propres  lois,  frappant 
monnaie  comme  un  État  indépendant.  Au  xii^  siècle  les  Pi- 
sans,  en  guerre  avec  les  Génois,  la  prirent  et  la  saccagèrent. 
Rebâtie  par  les  Génois,  elle  resta  depuis  ce  temps  en  leur  pou- 
voir sans  êlre  brûlée,  c'est  vrai,  mais  aussi  sans  être  rebâtie, 
ce  qui  fait  qu'Alljenga  aurait  grand  besoin  d'être  brûlée  une  se- 
conde fois. 

La  route  continuait  au  reste  à  être  délicieuse  et  pleine  d'ac- 
cidents plus  pittoresques  les  uns  que  les  autres.  Nous  avions  la 
mer  ù  notre  droite,  calme  comme  un  lac  et  resplendissante 
comme  un  miroir,  et  à  notre  gauche,  tantôt  des  rochers  à  pic, 
tantôt  de  charmants  vallons  avec  des  haies  de  grenadiers  et  de 
grosses  touffes  de  lauriers-roses  ;  tantôt  de  grandes  éciiappées 
de  vues,  avec  quelque  village  pittoresque  se  détachant  sur  ces 
fonds  bleuâtres  comme  on  n'en.voit  que  dans  les  pays  de  mon- 
tagnes. Il  en  résulta  que  sans  fatigue  aucune  nous  arrivâmes  à 
Savone,  où  nous  devions  coucher. 

Savone  est  une  espèce  de  ville  à  qui  il  reste  une  espèce  de 
port  (|ue  les  Génois  ont  laissé  se  combler  peu  à  peu,  malgré  les 
réclamations  des  habitants,  afin  que  le  commerce  de  Savone  ne 
nuisît  point  au  commerce  de  Gènes,  Savone  est  donc  à  peu  près 
ruinée.  Comme  toutes  les  puissances  tombées  et  forcées  de  re- 
noncer à  leur  avenir,  la  ville  est  tout  orgueilleuse  de  son  passé. 
En  effet,  Savone  a  donné  naissance  à  l'empereur  Pertinax,  à 
Grégoire  VII,  à  Sixte  IV,  à  Jules  II  et  à  Chiabrera,  qui  passe 
pour  le  plus  grand  poète  lyrique  que  l'Italie  moderne  ait  jamais 
eu.  De  toutes  ces  grandeurs,  il  reste  à  Savone  la  façade  du  pa- 
lais de  Jules  II,  attribuée  à  l'architecte  San-Gallo,  et  le  bas- 
relief  de  la  Visite  de  la  Vierge  à  sainte  Elisabeth,  l'un  des  meil- 
leurs du  Bernin.  Le  sacristain  montre  en  outre  aux  voyageurs 
I  un  tableau  de  la  Présentation  de  la  Vierge  au  temple,  comme 
étant  du  Dominiquin.  Défiez-vous  du  sacristain  de  Savone  ;  payez 
comme  s'il  vous  avait  montré  un  Vasari  ou  un  Gaëtano,  et  vous 
serez  encore  volé. 

A  trois  ou  quatre  lieues  de  Savone,  nous  trouvâmes  Cogo- 
lelto,  petit  village  qui  prétend  mieux  savoir  que  Colomb  lui- 
même,  où  Colomb  est  né,  et  qui  réclame  le  grand  navigateur 
comme  un  de  ses  enfants,  quoiqu'il  ait  dit  dans  son  testament  : 
(2uc  siendoyo  naciiJo  eu  Genoza  como  natuml  d'ellaporque 


164  REVUE  DE  PARIS. 

(fe  ella  sali  y  en  ella  ncici.  L'argument  eût  peiit-èire  été  con- 
cluant pour  fout  autre  que  Cogoletto,  mais  Cogoietto  est  en- 
têté, et  il  répondit  à  Colomb  en  écrivant  sur  la  porte  d'une 
espèce  de  cabane  qu'il  prétend  être  la  maison  du  grand  navi- 
gateur : 

Provincia  di  Savona , 
Comuna  di  Cogoietto, 
Patria  di  Colombo , 
Scopritor  del  nuovo  monde. 

Puis,  à  tout  hasard,  et  comme  ne  pouvant  pas  faire  de  mal, 
il  ajouta  ce  vers  latin  de  Gagluiffi  : 

Unus  erat  mundns  :  duo  sint,  ait  iste  :  fuêrc  (1). 

Enfin,  pour  accumuler  les  preuves,  on  déterra  un  vieux  por- 
trait qui  représentait  le  visage  vénérable  de  quelque  bailli  de 
Cogoietto,  et  on  l'installa  en  grande  pompe  à  la  maison  com- 
munale, comme  étant  le  portrait  de  Colomb. 

A  partir  de  Cogoietto,  Gènes  vient  pour  ainsi  dire  au-devant 
du  voyageur;  Pegli,  avec  ses  trois  magnifiques  villas,  n'est 
qu'une  espèce  de  faubourg  qui  passe  par  Cestri  di  Ponente,  et 
se  prolonge  jusqu'à  Saint-Pierre  d'Arena,  digne  entrée  de  la 
ville  qui  s'est  donné  à  elle-même  le  surnom  de  la  Superbe,  et 
que,  depuis  six  ou  sept  lieues  déjà,  on  aperçoit  à  l'horizon,  cou- 
chée au  fond  de  son  golfe  avec  la  nonchalante  majesté  d'une 
reine.  Un  seul  mot  explique  ce  luxe  presque  inexplicable  de 
palais  que  le  voyageur  trouve  éparpillés  sur  sa  route,  avec  la 
même  profusion  que  les  bastides  des  environs  de  Marseille.  Les 
lois  somptuaires  de  la  république,  qui  défendaient  de  donner 
des  fêles,  de  s'habiller  de  velours  et  de  brocart,  et  de  porter 
des  diamants,  ne  s'étendaient  point  au  delà  des  murailles  de  la 
capitale  :  c'était  donc  à  la  campagne  que  s'était  réfugié  le  luxe 
de  ces  turbulents  et  orgueilleux  républicains. 

(1)  n  II  n'y  avait  qu'un  monde.  Qu'il  y  en  ait  deux  -,  dit  Colomb  ;  et 
ils  furent.  » 


REVLK  DE  PARIS.  16S 

III. 

GÈNES. 

La  première  chose  que  nous  aperçûmes  en  arrivant  à  Gênes 
et  en  traversant,  pour  nous  rendre  à  notre  hôtel ,  la  Porta  di 
Facca ,  qui  est  située  près  de  la  Darse ,  c'est  un  fragment  des 
chaînes  du  port  de  Pise,  rompues  par  les  Génois  en  1290.  Depuis 
six  cents  ans  ,  ce  témoignage  de  la  haine  des  deux  peuples, 
haine  que  leur  chute  commune  n'a  pu  éteindre  ,  est  étalé  à  la 
vue  de  tous.  Ce  fut  Conrad  Doria,  sorti  de  Gènes  avec  qua- 
rante galères,  «  qui,  secondé  de  ceux  de  Lucques,  dit  l'his- 
torien Accinelli ,  attaqua  Porto  Pesano ,  le  pilla ,  et ,  se  tournant 
ensuite  contre  Livourne.  détruisit  les  fortifications,  et  la  ville  , 
à  l'exception  de  l'éfîlise  Saint-Jean.  » 

Ce  n'est  pas  la  seule  preuve  de  haine  que  les  Génois  aient 
donnée  aux  autres  peuples  de  la  péninsule.  En  1262  ,  l'empereur 
grec  ayant  donné  aux  Génois  un  châieau  qui  appartenait  aux 
Vénitiens .  les  Génois ,  en  haine  de  ceux-ci ,  dont  ils  avaient  reçu 
je  ne  sais  quelle  insulte,  démolirent  le  château,  en  transpor- 
tèrent les  pierres  sur  leurs  navires ,  ramenèrent  ces  pierres  à 
Gènes,  et  en  hàtirent  l'édifice  connu  autrefois  sous  le  nom  de 
banque  de  Saint-George,  et  aujourd'hui  sous  celui  de  la 
douane.  Ce  monument  de  vengeance  renferme  un  monument 
d'orgueil:  c'est  le  griffon  génois  étouffant  dans  ses  serres, 
l'aigle  impériale  et  le  renard  pisan ,  avec  cette  inscription  : 

GRIPHCS  ht  HAS  A!VGIT  , 

Sic  hostes  geinua.  FRArtGix, 

Du  port  si  l'on  monte  à  la  douane,  on  y  trouvera  les  an- 
ciennes bouches  de  dénonciation  ,  qui,  dans  les  dernières  révo- 
lutions, à  ce  qu'on  assure,  ne  sont  pas  toujours  restées  vides. 

Noire  hôtel  était  tout  près  de  la  Darse  j  tandis  qu'on  nous 
préparait  à  dîner,  j'eus  donc  le  temps  d'aller,  Schiller  à  la 
main,  faire  ma  visite  au  tombeau  de  Fiesque. 

1  15 


166  REVUE  DE  PARIS. 

Par  la  même  occasion,  je  parcourus  l'arsenal  de  mer.  Dans  la 
première  enceinte,  Gênes,  encore  aujourd'hui,  arme,  désarme  ou 
répare  ses  vaisseaux.  A  celte  enceinte  en  a  succédé  une  seconde, 
desséchée  aujourd'hui ,  et  qui  n'est  aulre  que  le  vaste  chantier 
maritime  où  la  république  construisait  ces  fameuses  galères 
longues  de  trente-huit  mètres,  larges  de  quatre,  qui  coûtaient  cha- 
cune 7 ,000  livres  génoises ,  et  qui,  montées  par  deux  cent  trente 
hommes,  parcouraient  victorieusement  toute  la  Méditerranée. 
Cette  seconde  enceinte  sert  aujourd'hui  d'atelier  à  sept  ou  huit 
cents  galériens ,  qui  traînent  leurs  boulets  sous  ces  belles 
voiites  bâties  au  xiii^  siècle  ,  d'après  les  dessins  de  Boccanegra. 

Dans  un  coin  de  l'arsenal  est  un  ex-voto  sarde  avec  cette 
inscription  :  Brhjantino  sardo ,  la  Fenice,  comniandato  ila 
capitan  Felicc  Peire ,  nolte  dai  13  ai  14  fehbrajo  1835, 
essendosi  aperta  un'  intestatiira  di  tavola ,  calo  a  picco 
ail' isola  di  Laire.Vn  tableau  représente  l'événement:  le  navire 
sombre ,  la  chaloupe  s'abandonne  à  la  mer  ,  et  la  Vierge  qu'elle 
invoque,  et  qui  apparaît  dans  un  coin  de  la  toile  ,  calme  la  tem- 
pête d'un  signe. 

En  allant  de  l'arsenal  de  mer  au  vieux  palais  Doria,  on  trouve 
sur  son  chemin  la  porte  Saint-Thomas.  Une  petite  porte  s'ouvre 
dans  la  grande;  c'est  en  franchissant  le  seuil  de  cette  petite 
porte  que  Gianettino  ,  neveu  du  doge  ,  fut  tué. 

Avant  d'arriver  h  la  porte  Saint-Thomas,  on  traverse  la 
place  d'Acqua-Verde.  C'est  en]ce  lieu  que  Masséna,  après  avoir 
tenu  soixante  jours  ,  avoir  épuisé  toutes  ses  ressources  et  avoir 
mangé  jusqu'aux  selles  des  chevaux,  mangés  eux-mêmes  depuis 
longtemi)S,  ayant  signé  au  pont  de  Cornigliano,  avec  l'amiral 
Keith  et  le  baron  d'Ott,  sa  belle  capitulation  qu'il  intitula  con- 
vention, rassembla  le  reste  de  sa  garnison,  douze  mille  hommes 
à  peu  près,  qui  pendant  trois  jours  y  chantèrent,  entourés 
d'Autrichiens ,  tous  les  chants  patriotiques  de  la  France. 

Le  palais  Doria  est  le  roi  du  golfe  ;  il  semble  à  le  voir  que 
c'est  pour  le  plaisir  des  yeux  de  ceux  qui  l'ont  habité  que  Gênes 
a  été  bâtie  ainsi  en  amphithéâtre.  Nous  montâmes  les  larges  es- 
caliers que  le  vieux  doge  balayait ,  à  quatre-vingts  ans  ,  de  sa 
robe  ducale ,  après  avoir  été  ,  comme  le  dit  l'inscription  de  son 
palais,  amiral  du  pape  ,  de  Charles-Quint ,  de  François  I<"r  et  de 
Gênes.  Eu  montant  cet  escalier ,  on  n'a  qu'à  lever  les  yeux  pour 


HEVUE  DE  PARIS.  1()7 

voir  au-dessus  de  sa  lèle  de  charmantes  fresques  imitées  des 
loges  du  Vatican,  et  peintes  par  Perino  del  Vaga,  un  des  meil- 
leurs élèves  de  Raphaël .  que  le  sac  de  Rome ,  par  les  soldats  du 
connétable  de  Bourbon ,  fit  fuir  de  la  ville  sainte.  A  cette  époque, 
il  y  avait  toujours  des  palais  ouverts  pour  le  poète  ou  l'artiste 
qui  fuyaient  le  pinceau  ou  la  plume  à  la  main.  Perino  del  Vaga 
trouva  le  palais  Doria  sur  sa  route.  Il  y  fut  reçu  par  le  vieux 
doge  comme  eût  été  reçu  l'ambassadeur  d'un  roi ,  et  il  paya  son 
hospitalité  en  couvrant  de  chefs-d'œuvre  les  murs  qui  lui  of- 
frirent un  abri. 

Le  palais  Doria  est  entre  deux  jardins;  l'un  de  ces  jardins 
est  situé  de  l'autre  côté  de  la  rue  et  s'élève  avec  la  montagne  : 
on  y  arrive  par  une  galerie,-  l'autre  est  attenant  au  palais  lui- 
même  et  conduit  à  une  terrasse  de  marbre  qui  commande  le 
golfe.  C'est  sur  celte  terrasse  qu'André  Doria  donnait  aux  am- 
bassadeurs ces  fameux  repas,  servis  en  vaisselle  d'argent, 
renouvelée  trois  fois,  et  qu'après  chaque  service  on  jetait  à  la 
mer  ;  peut-être  bien  y  avait-il  quelques  fdets  cachés  sous  l'eau , 
à  l'aide  desquels  on  repéchait  le  lendemain  plats  et  aiguières; 
mais  c'est  le  secret  de  l'orgueil  ducal,  et  il  n'a  jamais  été  ré- 
vélé. 

Près  de  la  statue  colossale  de  Jupiter  s'élève  le  monument 
funéraire  du  fameux  chien  Radan  ,  donné  par  Charles-Quint  à 
André  Doria,  et  qui ,  étant  trépassé  en  l'absence  de  Doria,  fut 
enterré  au  pied  de  cette  statue ,  afin ,  dit  son  é|)itaphe ,  que  tout 
mort  ([u'il  était  il  ne  cessât  point  de  garder  un  dieu.  Doria  revint 
de  son  expédition ,  trouva  l'épltaphe  toute  simple  et  la  laissa 
comme  elle  était.  Quant  à  André  Doria  lui-même,  il  est  enterré 
dans  l'église  de  Saint-Mattei. 

Ma  religion  pour  l'histoire  m'avait  d'abord  conduit  où  m'ap- 
pelaient mes  souvenirs;  mes  dettes  avec  Doria,  avec  Fiesque 
et  avec  Masséna  acquittées,  je  jetai  un  regard  sur  la  lanterne 
bâtie  par  Charles  VllI,  et ,  en  longeant  pendant  dix  minutes  le 
rempart ,  je  me  trouvai  à  la  porte  de  l'arsenal ,  où  était  le  fa- 
meux roslrum  antique  qui  fut  retrouvé  dans  le  port  de  Gènes  et 
qu'on  suppose  avoir  appartenu  à  un  vaisseau  coulé  ù  fond 
dans  le  combat  naval  qui  eut  lieu  entre  les  Génois  et  Ma- 
gon ,  frère  d'Annibal .  Près  de  ce  roslrum ,  qui  date  de  l'an 
524  de  Rome  ,  est  un  canon  de  cuir  cerclé  de  fer ,  pris  sur  les 


168  REVUE  DE  TARIS. 

Vénitiens  au  siège  de  Chiozza,  en  1379,  et  qui  par  conséquent 
est  un  des  premiers  qui  aient  été  faits  après  l'invention  de  la 
poudre.  Quant  aux  trente-deux  cuirasses  de  femmes  portées  en 
lôOl  par  les  croisées  génoises ,  et  dont  la  forme  a  fait  élever  au 
président  Desbrosses  un  doute  si  injurieux  sur  ces  nobles  ama- 
zones (1) ,  elles  ont  été  en  1815  vendues  dans  les  rues  ,  au  prix 
de  la  vieille  ferraille,  par  les  Anglais  qui  tenaient  Gênes.  Une 
seule  a  échappé  à  celle  spéculation  de  laquais ,  et  encore  ne 
m'a-t-elle  point  paru  bien  auUientique. 

De  l'Arsenal ,  il  n'y  a  qu'un  pas  au  bout  de  la  rue  Balbi ,  l'une 
des  trois  seules  rues  qui  existent  à  Gènes  ,  les  autres  méritant  à 
peine  le  nom  de  ruelles.  Il  est  vrai  aussi  que  ces  trois  rues ,  que 
M"""  de  Staèl  prétendait  être  bâties  pour  un  congrès  de  roi ,  et 
qu'Alfieri  appelait  un  magasin  de  palais,  n'ont  peut-être  pas 
leurs  pareilles  au  monde. 

Sur  tous  ces  palais  ,  le  temps  a  passé  une  couche  de  tristesse 
incroyable.  Quelques-uns  se  fendent,  les  autres  s'écaillent,  les 
débris  qui  en  tombent  sont  poussés  du  pied  dans  les  ruelles  qui 
les  séparent,  où  ils  s'amassent  avec  d'autres  décombres.  C'est  un 
mélange  douloureux  de  plâtre  et  de  marbre,  de  grandeur  et  do 
misère,  et  l'on  devine  qu'au  dixième  du  prix  ([u'ils  ont  coûté, 
on  aurait  palais,  meubles,  tableaux,  et  la  duchesse  même ,  s'il 
faut  en  croire  le  proverbe  génois.  Le  proverbe  n'est  point 
comme  l'investigation  scienlitique  du  président  Desbrosses,  et 
peut  se  citer.  Le  voici  tel  qu'il  a  couru  de  tout  temps  :  «  31are 
senza  pesci,  monti  senza  legno,  uomini senza  fede ,  donna 
senza  cergorjna.  »  Ce  qui  signifie  :  mer  sans  poisson,  monta- 
gnes  sans  bois,  hommes  sans  foi,  femmes    sans  vergogne. 

—  C'est  ce  proverbe  qui  faisait  sans  doute  dire  à  Louis  XI  :  « 
Les  Génois  se  donnent  â  moi,  et  moi  je  les  donne  au  diable.  » 

—  Il  n'y  a  qu'une  petite  observation  à  faire,  c'est  que  je  crois  le 
proverbe  pisan  ,  et  non  génois.  Bridoison  dit  avec  beaucoup  de 
justesse  qu'on  ne  se  dit  pas  de  ces  choses  à  soi-même,  et  jamais 
un  Génois  n'a  passé  pour  être  plus  bêle  que  Bridoison. 

La  strada  Balbi  nous  mena  à  la  strada  Nuovissima  ,  et  la 


(1)  Au  moment  île  citer  l'opinion  du  spirituel  président ,  je  n'ose  , 
et  mécontente  i!o  renvoyer  î»  l'ouvraije  lui-même. 


KEVUE  DE  PARIS.  ICI) 

stmda  Nuovissima  à  la  strada  Nuova.  C'est  dans  cette  der- 
nière rue,  terminée  par  la  place  des  Fontaines  amoureuses , 
fout  encadrée  dans  ses  maisons  à  fresques  extérieures  ,  que  se 
tiouvent  les  plus  beaux  palais.  Parmi  ceux-ci,  nous  en  visitâmes 
deux,  le  palais  Doria  Tursi  et  le  palais  Rouge,  l'un  propriété 
publique  appartenant  à  l'État,  et  l'autre  propriété  iirivée  ap- 
partenant à  M.  de  Bri^^nole,  ambassadeur  du  roi  Charles-Albert 
à  Paris. 

Le  palais  Tursi ,  dont  on  attribue  à  tort  l'architecture  à  Mi- 
chel-Ange, fut  commencé  par  le  Lombard  Roch  Lugaro  ,  orne- 
menté à  la  porte  et  aux  fenêtres  par  Thaddei  Carloni ,  et 
achevé  par  Randoni.  Les  peintures  sont  du  chevalier  Michel 
Canzio.  Au  reste  ,  l'un  des  plus  riches  au  dehors  ,  il  est  l'un  des 
moins  beaux  en  dedans. 

11  n'en  est  point  ainsi  du  palais  Rouge.  Son  extérieur  est  peu 
élégant,  quoiqu'il  ne  manque  pas  d'un  certain  grandiose  :  mais 
il  renferme  la  plus  belle  galerie  de  Gènes  peut-être,  sans  en 
excepter  la  galerie  royale.  On  y  trouve  des  Titien,  des  Véro- 
nôse ,  des  Palma-Vecchio ,  des  Paris-Bordone ,  des  Albert  Diirer, 
des  Louis  Garrache ,  des  Michel-Ange  Carravage  ,  des  Carlo 
Doici ,  des  Guerchin  ,  des  Guide,  et  surtout  des  Van  Dyck.  Il 
est  inutile  de  dire  que  le  palais  Drignole  n'est  point  de  ceux  qui 
sont  à  vendre. 

Après  avoir  visité  la  tombe  de  Fiesque  ,  il  me  restait  à  voir 
la  place  où  était  situé  son  palais.  Je  m'y  lis  conduire.  Cette 
place,  toujours  vide  ,  est  située  près  de  l'église  de  Santa-Maria- 
in-Via-Lata.  Cette  inscription,  sans  nommer  le  conspirateur, 
indique  à  quelle  époque  le  terrain  est  devenu  une  propriété  de 
l'État  : 

H^C    JANUA   INTUS   ET   EXTRA 

PUBLICAM   PROPRIETATEM 

INDICABAT    EX    UECRETO   P.    P. 

COMMllNIS   DIE!  18   JULII 

1774. 

Dans  tout  autre  pays  ,  cet  emplacement ,  de  trente  pieds 
carrés  à  peine  ,  donnerait  une  pauvre  idée  de  la  richesse  et  de 

15. 


170  REVUE  DE  PARIS. 

la  puissance  du  propriétaire;  mais,  à  Gènes,  les  palais  s'é- 
tendent moins  en  largueur  qu'en  hauteur.  Les  plus  riches,  ù 
rexcepliou  de  celui  d'André  Doria  et  de  deux  ou  trois  autres 
peut-être,  n'ont  de  jardins  que  sur  leurs  terrasses  et  sur  leurs 
fenêtres. 

Un  autre  souvenir  du  même  genre  se  trouve  à  quelque  dix 
minutes  de  chemin  du  premier  ,  près  de  la  petite  église  romane 
de  San-Donato,  où  l'on  vient  de  découvrir,  sous  le  badigeon 
qui  les  recouvrait  comme  le  reste  de  l'éditîce ,  quatre  char- 
mantes colonnes  de  granit  oriental ,  les  plus  belles  et  les  mieux 
conservées  peut-être  qu'il  y  ait  dans  toute  la  ville  de  Gênes  , 
qui  est  cependant  la  ville  des  colonnes.  Ce  souvenir  ,  qui  date 
de  1560,  se  rattache  à  la  conspiration  Raggio.  Le  palais  a  été 
rasé  comme  celui  de  Fiesque  ;  mais  l'inscription  a  été  enlevée 
par  un  descendant  du  conspirateur  ,  ministre  de  la  police  et 
portant  le  même  nom.  Cette  conspiration  ,  moins  connue  que 
celle  de  Fiesque ,  parce  qu'il  ne  s'est  point  trouvé  de  Schiller 
qui  en  fit  un  chef-d'œuvre  tragique ,  ne  faillit  pas  moins  être 
aussi  fatale  que  l'autre  h  la  république,  et  fut  découverte  par 
un  hasard  non  moins  remarquable  que  celui  qui  lit  échouer  les 
projets  de  Fiesque. 

Le  marquis  Raggio  était  le  chef  de  cette  conspiration.  Il  fai- 
sait creuser  de  son  château  au  palais  ducal  une  galerie  souter- 
raine ,  de  laquelle  devaient  sortir,  à  une  heure  convenue, 
trente  conjurés  parfaitement  armés  et  résolus ,  lorsqu'un  tam- 
bour, qui  était  de  garde  au  palais ,  ayant  par  hasard  posé  sa 
caisse  à  terre  ,  remarqua  qu'elle  frémissait,  comme  il  arrive 
lorsqu'on  creuse  quelque  mine.  11  appela  aussitôt  son  officier  , 
qui  prévint  le  doge.  On  conlre-mina,  et  l'on  trouva  les  travail- 
leurs. La  galerie  souterraine  conduisait  droit  à  la  maison  du 
marquis  Raggio  ;  il  n'y  avait  donc  pointa  nier.  D'ailleurs  le 
coupable  était  trop  fier  pour  en  avoir  même  l'idée.  Il  avoua 
tout,  et  fut  condamné  à  mort. 

Au  moment  où  il  marchait  au  supplice,  et  comme  il  était  ar- 
rivé à  raoiiié  cliemin  du  Gastellaccio  où  il  devait  être  exécuté, 
il  demanda  comme  grâce  suprême  de  mourir  en  tenant  à  la 
main  un  crucifix  rapporté  ,  dit-il ,  par  un  de  ses  ancêtres  de  la 
terre  sainte,  et  dans  lequel  il  avait  une  grande  foi.  A  cette 
époque  de  croyance  ,  on  trouva  la  demande  toute  simple ,  et 


REVUE   DK  PAKIS,  171 

l'on  se  hâta  de  l'aecoider  au  condamné  ;  un  prêtre  fut  en  con- 
séquence dépêché  au  palais  Raggio  ,  et  le  cortège  funèbre  fit 
halte  pour  l'attendre  ;  au  bout  d'un  quart  d'heure  ,  le  prêtre  re- 
vint apportant  le  crucifix.  Le  marquis  baisa  avec  amour  les 
pieds  du  Christ;  puis,  tirant  la  partie  supérieure  du  cru- 
cifix, qui  n'était  autre  que  la  garde  d'un  poignard  dont  la 
lame  rentrait  dans  la  partie  inférieure  comme  dans  une  gaîne , 
il  se  l'enfonça  tout  entière  dans  la  poitrine,  et  mourut  sur  le 
coup. 

De  San  Donato,  nous  allâmes  visiter  le  pont  de  Carignan  ; 
c'est  une  curieuse  bâtisse  ,  destinée,  non  pas  à  joindre  les  deux 
bords  d'une  rivière,  mais  à  réunir  deux  montagnes  :  il  se  com- 
pose de  sept  arches  ,  dont  les  trois  du  milieu  ont,  je  crois, 
quatre-vingts  pieds  de  hauteur  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est 
qu'il  passe  au-dessus  de  plusieurs  maisons  à  six  et  sept  étages. 
C'est  une  promenade  fort  fréqueniée  dans  les  chaudes  soirées 
d'été ,  attendu  qu'à  cette  hauteur  on  est  toujours  à  peu  près  sûr 
de  trouver  de  l'air. 

Le  pont  de  Carignan  conduit  à  l'église  du  même  nom  ,  bijou 
du  xvie  siècle  ,  bâti  par  le  marquis  Sauli,  sur  les  dessins  de 
Galeas  Alessio.  Voici  à  quel  événement  cette  Église  ,  l'une  des 
plus  riches  de  Gênes,  doit  son  existence.  Le  marquis  Sauli,  l'un 
des  hommes  les  plus  riches  et  les  plus  probes  de  Gènes  ,  avait 
l)lusieurs  palais  dans  la  ville,  et  un,  entre  autres,  qu'il  habitait 
de  préférence,  et  qui  était  situé  sur  l'emplacement  même  où 
s'élève  aujourd'hui  l'église  de  Carignan.  Comme  il  n'avait  point 
de  chapelle  à  lui ,  il  avait  l'habitude  d'aller  entendre  la  messe 
dans  celle  de  Santa-Maria-in-Via-Lata  ,  qui  appartenait  à  la 
famille  Fiesque.  Un  jour,  Fiesque  fit  hâter  l'heure  de  l'ofiice  , 
de  sorte  que  le  marquis  Sauli  arriva  quand  il  était  fini;  la  pre- 
mière fois  qu'il  rencontra  son  élégant  voisin  ,  il  s'en  plaignit  à 
lui  en  riant. 

—  Mon  cher  marquis ,  lui  dit  Fiesque,  quand  on  veut  aller  ù 
la  messe ,  on  a  une  chapelle  à  soi. 

Le  manpiis  Sauli  fit  jeter  bas  son  palais  ,  et  fit  élever  à  la 
place  l'église  Sainte-Marie-de-Carignan. 

Une  partie  de  ces  beaux  palais ,  qui  feraient  honneur  à  des 
princes ,  et  de  ces  belles  églises,  qui  sont  dignes  de  servir  de 
demeure  à  Dieu  ,  ont  été  bâties  par  de  simples  particuliers,  Le 


172  REVUE  [>E  PAUIS. 

secret  de  ces  fondations,  dans  lesquelles  des  raillions  ont  été 
enfouis,  est  dans  les  lois  somptuaires  du  moyen  âge  ,  qui  dé- 
fendaient le  jeu ,  les  fêtes  ,  les  diamants  et  les  étoffes  de  velours 
et  de  brocart.  Alors  ,  tous  ces  aventureux  commerçants  qui , 
pendant  vingt  ans  ,  avaient  sillonné  la  mer  en  tous  sens  ,  et 
qui  avaient  amassé  cliez  eux  les  richesses  des  deux  mondes  , 
se  trouvaient  en  face  de  monceaux  d'or  dont  il  fallait  bien 
faire  quelque  chose  :  ils  en  faisaient  des  églises  et  des  pa- 
lais. 

L'église  Saint-Laurent  est  la  première  en  date  sur  le  catalogue 
des  curiosités  de  Gènes.  Néanmoins,  comme  nous  marchions 
devant  nous  sans  suivre  aucun  ordre,  ni  chronologique  ni  aris- 
tocratique, nous  la  visitâmes  une  des  dernières.  C'est  une  belle 
fabrique  du  xi''  siècle ,  toute  revêtue  de  marbre  blanc  et  noir, 
comme  le  sont  la  plupart  des  églises  d'Italie,  mais  qui  a  sur 
beaucoup  de  ces  églises  l'avantage  d'être  achevée.  Entre  autres 
choses  curieuses  ,  l'église  de  Saint-Laurent  renferme  le  fameux 
plat  d'émeraude  sur  lequel  Jésus-Christ  fit,  dit-on,  la  cène,  et 
i;ui  avait  été  donné  à  Salomon  par  la  reine  de  Saha  ;  il  était , 
dit-on,  gardé  à  Jérusalem  dans  le  trésor  du  temple,  et  est 
connu  sous  le  nom  de  sacro  catlino.  Que  l'on  discute  ou  non 
l'antiquité. de  l'origine  ,  la  sainteté  de  l'usage  et  la  richesse  de 
la  matière,  la  manière  dont  il  tomba  entre  les  mains  des  Génois 
n'en  est  pas  moins  merveilleuse  ,  et  rien  que  la  façon  dont  ils 
l'acquirent  suffirait  pour  expliquer  les  précautions  dont  ,.la  ré- 
publique l'avait  entouré,  dans  la  crainte  qu'il  ne  lui  arrivât 
malheur. 

Ce  fut  en  1101  que  les  croisés  génois  el  pisans  entreprirent 
ensemble  le  siège  de  Césarée.  Arrivés  devant  la  ville  ,  ils  tinrent 
un  conseil  de  guerre  pour  savoir  comment  ils  l'attaqueraient; 
plusieurs  avis  avaient  déjù  été  émis  et  combattus,  lorsqu'un  des 
soldats  pisans,  nommé  Daimberl ,  qui  passait  pour  prophète, 
se  leva  et  dit  :  Nous  combattons  pour  la  cause  de  Dieu  ,  ayons 
donc  conliance  en  Dieu;  il  n'est  besoin  ni  de  tours,  ni  d'ou- 
vrages ,  ni  de  machines  de  guerre.  Ayons  la  foi  seulement , 
communions  tous  demain  ,  et  quand  le  Seigneur  sera  avec  nous, 
prenons  d'une  main  notre  épée ,  de  l'autre  les  échelles  de  nos 
galères,  l't  marchons  aux  murailles.  Le  consul  génois,  Gaput 
Malio ,  appuya  l'avis,  tout  le  camp  y  répondit  par  des  cris  d'en- 


KEVUli  DE  PARIS.  173 

Ihousiasine,  Les  croisés  passèrent  la  nuit  en  prières,  et  le  len- 
demain ,  au  point  du  jour ,  ayant  communié  et  sans  autres  armes 
que  leurs  épées,  sans  autres  machiiies  que  les  échelles  de  leurs 
galères  ,  sans  autre  exhortation  que  le  cri  de  Dieu  le  veut , 
guidés  par  le  consul  et  le  prophète ,  Génois  et  Pisans  ,  se  pres- 
sant à  l'envi ,  prirent  Césarée  du  premier  assaut.  Puis  ,  la  ville 
prise,  les  Génois  ahandonnèrent  aux  Pisans  toutes  ses  richesses, 
à  Ja  condition  que  ceux-ci ,  en  échange  ,  leur  laisseraient  le 
sacro  cattino. 

Le  sacro  cattino  fut  en  conséquence  l'apporté  de  Césarée  ù 
Gènes,  ofi  dès  lois  il  fut  en  grande  vénération  ,  tant  par  les  sou- 
venirs religieux  que  par  les  souvenirs  guerriers  qu'il  réveillait. 
On  créa  douze  chevaliers,  clavigeri,  <[m  devaient,  chacun  à 
son  tour  et  pendant  un  mois,  garder  la  clef  du  tabernacle  où  il 
était  renfermé  et  d'oîi  on  ne  le  tirait  qu'une  fois  l'an  pour  l'ex- 
poser à  la  vénération  de  la  foule.  Alors  un  prélat  le  tenait  par 
un  cordon  ,  tandis  que  tout  autour  de  la  relique  étaient  rangés 
SCS  douze  gardiens.  Enfin  ,  en  1470 ,  parut  une  loi  qui  condam- 
nait à  la  peine  de  mort  quiconque  toucherait  le  sacro  cattino 
avec  de  l'or,  de  l'argent,  des  i)ierres,  du  corail  ou  toute  autre 
matière  ,  «  afin  ,  disait  cette  loi,  d'empêcher  les  curieux  et  les 
incrédules  de  faire  un  examen  pendant  lequel  le  sacro  cattino 
pourrait  souffrir  quelque  atteinte  ou  même  être  cassé,  ce  qui 
serait  une  perte  irréparable  pour  la  république.  »  Malgré  celte 
loi ,  M.  de  la  Condamine,  qui  avait  cru  remarquer  dans  le  sacro 
cattino  des  bulles  pareilles  à  celles  qui  se  trouvent  dans  le 
verre  fondu  ,  cacha  un  diamant  sous  la  manche  de  son  habit, 
afin  d'éprouver  la  dureté  de  la  matière ,  le  diamant  devant 
mordre  dessus  si  le  plat  était  de  verre  ,  et  demeurer  impuissant 
s'il  était  d'éméraude.  Heureusement  pour  M.  de  la  Condamine, 
qui  peut-être  au  reste  ignorait  cette  loi,  le  prêtre  s'aperçut  à 
temps  de  son  intenîion,  et  releva  le  sacro  cattino  au  moment 
même  où  l'indiscret  visiteur  tirait  son  diamant.  Le  moine  en  fut 
quitte  pour  la  peur,  et  M.  de  la  Condamine  resta  dans  le  doute. 

Les  juifs  de  Gênes  étaient  moins  incrédules  que  le  savant 
français,  ils  prêtèrent,  pendant  le  siège,  quatre  millions  sur  ce 
gage.  Les  quatre  millions  furent  probablement  remboursés,  car 
le  sacro  cattino  fut  transporté  à  Paris  en  180t),  et  y  resta  jus- 
qu'en 1S1Y),  époque  à  Inqiielle  il  fut  rendu  h  la  ville,  avec  les 


174  KEVUE  DE  PARIS. 

différents  objets  d'art  que  nous  lui  avions  empruntés  en  même 
temps.  Le  voyage  fut  fatal  à  la  sainte  relique,  car  elle  fut  bri- 
sée entre  Gênes  et  Turin,  et  un  morceau  même  en  fut  perdu,  de 
sorte  qu'aujourd'hui  le  sacro  cattino  est  non-seulement  privé 
de  ses  honneurs,  de  ses  gardes  et  de  son  mystère,  mais  encore 
il  est  ébréché  comme  une  simple  assiette  de  porcelaine.  Jadin 
demanda  la  permission  d'en  faire  un  dessin,  permission  qui  lui 
fut  accordée  sans  aucune  difficulté. 

Il  résulte  de  tout  cela  que  Gènes  ne  croit  plus  que  le  sacro 
cattino  soit  une  émeraude.  Gènes  ne  croit  plus  que  cette  éme- 
l'aude  ait  été  donnée  par  la  reine  de  Saba  à  Saloraon.  Gènes  ne 
croit  plus  que  dans  cette  émeraude  Jésus-Christ  ait  mangé  l'a- 
gneau pascal.  Si  aujourd'hui  Gènes  reprenait  Césarée,  Gênes 
demanderait  sa  part  du  butin,  et  laisserait  aux  Pisans  le  sacro 
cattino  ,  qui  n'est  que  de  verre.  Mais  aussi  Gènes  n'est  plus  li- 
bre, Gênes  a  une  citadelle  toute  hérissée  de  caiions  dont  les  bou- 
ches verdâtres  s'ouvrent  sur  chacune  de  ses  rues.  Gênes  n'est 
plus  marquise,  Gênes  n'a  plus  de  doge,  Gènes  n'a  plus  de  grif- 
fon qui  étouffe  dans  ses  serres  l'aigle  impériale  et  le  renard 
I)isan,  Gênes  a  un  roi,  et  c'est  tout  bonnement  la  seconde  ville 
du  royaume.  La  force  n'est  bien  souvent  autre  chose  que  la  foi. 
Peut-être  Gênes  serait-elle  encore  libre  si  elle  croyait  toujours 
que  le  sacro  cattino  est  une  émeraude. 

Nous  revînmes  à  notre  hôtel  par  le  Port-Franc,  espèce  de  ville 
à  part  dans  la  ville,  avec  ses  institutions,  ses  lois  et  sa  popula- 
tion. Cette  population,  toute  bergamasque,  fut  fondée,  en  1340, 
par  la  banque  de  Saint-Geerge  ,  qui,  sous  le  nom  arabe  de  Ca" 
ravane,  fil  venir  douze  portefaix  de  la  vallée  de  Brembana  j  ces 
douze  portefaix  avaient  leurs  femmes,  qui  venaient  accoucher 
au  Port-Franc,  ou  qui  retournaient  accoucher  aux  villages  de 
Piazza  ou  de  Zugno,  pour  donner  à  leurs  enfants  le  privilège 
de  succéder  à  leurs  pères.  La  compagnie  s'est  ainsi  perpétuée 
depuis  cinq  cents  ans,  s'élevant  jusqu'au  nombre  de  deux  cents 
membres,  et  se  léguant  de  père  en  fils  de  telles  traditions  de 
probité,  que  jamais,  de  mémoire  de  police,  une  seule  plainte 
n'a  été  portée  contre  un  portefafx  bergamasque.  Les  cara- 
vanas  sans  enfants  peuvent  vendre  leurs  charges  à  leurs  com- 
patriotes j  il  y  a  de  ces  charges  qui  valent  jusqu'à  10  ou  12,000 
francs. 


REVUE  DE  PARIS.  175 

Pendanl  toute  notre  course  et  à  chaque  coin  de  rue,  nous 
avions  trouvé  des  affiches  annonçant  en  grande  pompe  la  repré- 
sentation, au  liiéàtre  Diurne,  de  la  Mort  de  Marie  Sluart,  avec 
costumes  nouveaux.  Nous  n'eûmes  garde,  on  le  comprend  bien, 
de  manquer  une  si  bonne  occasion.  Nous  nous  donnâmes  un 
coup  de  brosse  et  nous  nous  rendîmes  au  bureau,  qui  s'ouvrait 
à  deux  heures  et  demi. 

Le  théâtre  Diurne  est  une  tradition  des  cirques  antiques  ;  de 
même  que  les  spectateurs  grecs  ou  romains,  les  spectateurs 
modernes  sont  assis  sur  des  gradins  circulaires,  à  peu  près 
comme  chez  Franconi.  La  seule  différence,  c'est  que  Tédifice 
n'a  d'autre  voûte  que  la  coupole  du  ciel  ;  il  en  résulte  que, 
comme  il  est  bâti  dans  un  quartier  assez  fréquenté,  au  milieu  de 
charmantes  villas  et  ombragé  par  des  peupliers  et  des  platanes, 
il  y  a  autant  de  spectateurs  sur  les  arbres  et  aux  fenêtres  qu'il 
y  en  a  dans  le  théâtre  ;  ce  qui  ne  doit  pas  laisser  de  faire  un 
certain  tort  à  la  recette.  Comme  on  le  comprend  bien,  nous  n« 
tentâmes  aucune  économie  sur  les  douze  sous  que  coûtait  le  bil- 
let d'entrée,  et  nous  nous  exécutâmes  bravement,  Jadin  et  moi, 
de  nos  soixante  centimes  par  tète. 

Au  fait,  le  spectacle  valait  bien  cela.  Comme  l'annonçait  le 
programme,  les  costumes  étaient  nouveaux,  un  peu  trop  nou- 
veaux même  pour  l'an  1385,  où  se  passe  l'action,  car  les  cos- 
tumes remontaient  tout  bonnement  à  1812. 

Hélas!  c'était  la  défroque  tout  entière  de  quelque  pauvre  pe- 
tite cour  impériale  en  Italie,  peut-être  celle  de  cette  gracieuse 
et  spirituelle  grande-duchesse  Élisa.  11  y  avait  les  robes  de  ve- 
lours vert  brochées  d'or,  avec  leurs  tailles  sous  les  épaules  et 
leurs  longues  queues  traînantes.  Il  y  avait  les  costumes  des 
princes  et  des  pairs  avec  leurs  chapeaux  à  plume  à  la  Henri  IV, 
et  leurs  manteaux  à  la  Louis  Xlll;  seulement  les  culottes 
avaient  mancpié  à  ce  qu'il  paraît,  et  les  acteurs  intelligents  y 
avaient  suppléé  par  des  pantalons  de  soie  rose  et  bleue,  auxquels 
ils  avaient,  pour  leur  donner  l'air  étranger,  fait  des  ligatures 
au-dessus  des  genoux  et  au-dessus  des  chevilles.  Quant  à  Lei- 
cester,  au  lieu  d'une  jarretière,  il  en  avait  deux,  façon  ingé- 
nieuse d'indiquer  sans  doute  le  crédit  dont  il  jouissait  près  de 
la  reine. 

La  représentation  se  passa  sans  accident  et  c'i  la  vive  satisfac- 


176  REVUE  DE  PARIS. 

tion  (ÎPS  spec!a[ct;rs  ;  seuiemcnL,  au  momeiU  où  oiio  allait  si- 
gner l'arrêt  de  sa  rivale,  un  coup  de  vent  emporta  la  sentence 
des  mains  d'Élisabetli.  Elisabeth,  qui  comme  on  le  sait  aimait 
assez  à  faire  ses  affaires  elle-même,  au  lieu  de  sonner  quelque 
page  ou  quelque  huissier,  se  mit  à  courir  après,  mais  un  se- 
cond coup  de  vent  envoya  la  sentence  dans  le  parterre.  Nous 
fûmes  au  moment.  Jadin  et  moi,  de  crier  grâce  en  voyant  que 
le  ciel  se  déclarait  aussi  ouvertement  pour  la  pauvre  Marie; 
mais  en  ce  moment  un  s|)ecta(eur  ramassa  le  papier  et  le  pré- 
senta à  la  reine,  qui  lui  fit  une  révérence  en  signe  de  remercî- 
ment,  alla  se  lasseoir  à  la  table,  et  le  signa  aussi  gravement 
que  s'il  n'était  rien  arrivé.  Marie  Sluart,  définitivement  con- 
damnée, fut  exécutée  sans  miséricorde  à  l'acte  suivant. 

Nous  rentrâmes  à  l'hôtel,  cil  nous  attendait  notre  dîner, 
tout  en  philosophant  sur  les  misères  humaines,  lorsqu'au  des- 
sert on  m'annonça  qu'un  homme  de  la  police  désirait  me  parler. 
Comme  je  ne  croyais  pas  qu'il  y  eût  de  secrets  entre  moi  et  la 
police  sarde,  je  fis  prier  l'émissaire  du  bnoii  governo  de  se 
donner  la  peine  d'entrer.  L'émissaire  me  salua  avec  une  grande 
politesse,  me  présenta  mon  passe  port  visé  pour  Livourne,  et  me 
dit  que  le  roi  Charles-Albert,  ayant  appris  mon  arrivée  de  la 
veille  dans  la  ville  de  Gènes,  m'invitait  à  en  sortir  le  lendemain. 
J'invitai  l'émissaire  du  buon  governo  ù  remercier  de  ma  part  le 
roi  Charles-Albert  de  ce  qu'il  voulait  bien  ra'accorder  vingt- 
quatre  heures,  ce  qu'il  ne  faisait  pas  pour  tout  le  monde,  et  je 
lui  exprimai  combien  j'étais  flatté  d'être  connu  de  son  roi,  en 
qui  j'avais  vu  jusqu'alors  un  roi  guerrier,  mais  non  pas  lui  roi 
littéraire.  L'émissaire  du  buoii,  governo  me  demanda  s'il  n'y 
avait  rien  pour  boire  ;  je  lui  donnai  quarante  sous,  tant  j'étais 
flatté  que  ma  réputation  fût  parvenue  au  pied  du  trône  de  Sa 
Majesté  Sarde,  et  l'émissaire  du  buon  governo  se  retira  en  me 
baisant  les  mains. 

J'eus  grand'peur  que  cet  événement  n'enflât  fort  le  prix  de  la 
carte,  vu  l'impression  qu'il  avait  dû  produire  sur  l'esprit  de 
l'hôte  des  Quatre-Nations,  qui  nécessairement  devait  me  pren- 
dre pour  quelque  prince  conslilutionnel  déguisé;  heureusement 
j'avais  affaire  à  un  brave  homme,  qui  n'abusa  point  de  ma 
position  et  qui  me  fît  payer  â  peu  près  comme  paye  tout  le 
monde. 


REVUE  DE  PARIS.  177 

Le  icndeniaiii  niolin.  l'émissaire  ûu  buon  novcnio  eiil  la 
bonté  de  venir  en  personne  me  prévenir  que,  le  haloaii  français 
le  Sullf  partant  à  quatre  heures,  !e  roi  Charles-Albert  verrait 
avec  plaisir  que  je  choisisse  la  voie  de  mer  au  lieu  de  la  voie 
de  terre.  Cela  s'accordait  à  merveille  avec  mes  intentions,  at- 
tendu que  par  la  voie  de  terre  je  rencontrerais  les  États  du  duc 
de  Modène,  que  je  ne  me  souciais  pas  de  rencontrer;  aussi  je 
fis  remercier  Sa  Majesté  de  cette  nouvelle  prévenance,  et  je  don- 
nai ù  son  représentant  ma  parole  qu'à  quatre  heures  moins  un 
quart  je  serais  à  bord  du  Sully.  L'émissaire  du  buon  governo 
me  demanda  s'il  n'y  avait  rien  pour  la  bonne  main  ;  je  lui  don- 
nai vingt  sous,  et  il  s'en  alla  en  m'appelant  excellence. 

Nous  allâmes  faire  un  dernier  tour  dans  la  strada  Balbi,  la 
strada  Niiovissinia,  et  la  strada  Nuova;  Jadin  prit  une  vue 
de  la  place  des  Fontaines  Amoureuses,  puis  nous  tirâmes  notre 
montre  ;  il  n'était  que  midi.  Nous  visitâmes  alors  les  palais  Balbi 
et  Durazzo,  que  nous  avions  oubliés  dans  notre  première  tour- 
née, et  cela  nous  fit  encore  passer  deux  heures.  Puis  je  me  rap- 
pelai qu'il  y  avait  ù  l'ancien  palais  des  Pères  du  Commun  une 
certaine  table  de  l)ronze  antique  contenant  une  sentence  rendue 
l'an  635  de  la  fondation  de  Rome,  par  deux  jurisconsultes  ro- 
mains, à  propos  de  quelques  différends  survenus  entre  ceux  de 
Gênes  et  de  Langasco,  et  trouvée  par  un  paysan  qui  piochait  la 
lerre  dans  la  poluvefa;  nous  nous  rendîmes  donc  ù  l'ancien 
palais  des  Pères  du  Commun.  Cela  nous  prit  encore  une  demi- 
heure.  Je  copiai  le  jugement,  non  pas.  Dieu  merci,  pour  l'offrir 
ù  mes  lecteurs,  mais  pour  faire  quelque  chose,  car  le  temps  que 
m'avait  accordé  le  roi  Charles-Albert  commençait  à  me  paraître 
long,  et  cela  nous  fit  gagner  encore  un  (piart  d'heure.  Enfin, 
comme  il -ne  nous  restait  plus  qu'une  heure  un  quart  pour  faire 
nos  paquets  et  nous  rendre  au  bateau,  nous  regagnâmes  Thô- 
fel,  nous  réglâmes  nos  comptes,  et  nous  montâmes  dans  une 
barque,  partageant  parfaitement  l'avis  de  ce  bon  et  spirituel 
président  Desbrosses,  qui  prétend  que,  parmi  les  plaisirs  que 
Gênes  peut  procurer,  les  voyageurs  oublient  ordinairement  de 
mentionner  le  plus  grand,  qui  est  celui  d'en  être  dehors. 

La  première  personne  que  j'aperçus  en  montant  à  bord  du 
Sully  fut  mon  émissaire  du  btconyoverno,  qui  venait  s'assurer 
par  ses  propres  yeux  si  je  quittais  bien  réellement  Gênes;  nous 
1  16 


17S  REVUE  DE  PARIS. 

nous  saluâmes  comme  de  vieux  amis,  et  j'eus  l'avantage  d'être 
honoré  de  sa  conversation  jusqu'au  moment  où  la  cloche  du 
paquebot  sonna.  Alors  il  m'exprima  tout  son  regret  de  se  sépa- 
rer de  moi,  et  me  tendit  la  main;  j'y  déposai  généreusement 
une  pièce  de  dix  sous,  l'émissaire  du  buon  governo  m'appela 
monseigneur  et  descendit  dans  sa  chaloupe,  en  m'envoyant  tou- 
tes sortes  de  bénédictions. 

Gênes  est  vraiment  magnifique  vue  du  port.  A  l'aspect  de  ces 
splendides  maisons  bâties  en  amphithéâtre  avec  leurs  jardins 
suspendus  comme  ceux  de  Sémiramis,  on  ne  peut  s'imaginer 
quelles  ruelles  infectes  rampent  à  leur  pied  de  marbre.  Si  au  lieu 
de  me  faire  sortir  de  Gênes,  Charles-Albert  m'avait  empêché 
d'y  entrer,  je  ne  m'en  serais  jamais  consolé. 

Je  m'éloignais  donc  avec  un  sentiment  profond  de  reconnais- 
sance pour  Sa  Majesté  Sarde,  lorsque  je  sentis  que  ,  malgré  la 
conversation  attachante  de  mon  voisin  .  M.  le  marquis  de  R., 
qui  me  racontait  la  première  de  ses  trois  émigrations  en  1792,  un 
vague  malaise  s'emparait  de  moi.  La  mer  était  grosse  et  le  vent 
contraire,  de  sorte  que  le  bâtiment,  outre  cette  odieuse  odeur 
d'huile  chaude  que  tout  paquebotsecroil  le  droit  d'exhaler,  avait 
encore  un  roulis  dont  chaque  mouvement  meremuait  lecœur.  Je 
regardai  autour  de  moi,  et  je  vis  que,  quoique  nous  fussions 
partis  depuis  deux  heures  à  peine  et  qu'il  fît  encore  grand  jour,  le 
pontétait  presque  vide.  Je  cherchai  des  yeux  Jadin,et  je  l'aper- 
çus fumant  sa  quatrième  pipe  et  marchant  à  grands  pas  suivi 
deMilord  qui  ne  comprenait  rien  à  cette  agitation  inaccoutumée 
de  son  maître;  je  crus  remarquer  que  ,  malgré  la  fermeté  de  la 
démarche,  le  teint  de  Jadin  devenait  pâle  et  l'cei  Ivitreux.  Je  com- 
pris cependant  que  le  mouvement  devait  être  une  réaction  bien- 
faisante contre  l'engourdissement  qui  commençait  à  s'emparer 
de  moi,  et  je  demandai  à  M.  le  marquis  de  R..,  s'il  ne  pourrait 
pas  continuer  son  récit  en  marchant;  il  paraît  que  peu  impor- 
tait au  narrateur  pourvu  qu'il  narrât;  car,  sans  s'interrompre, 
il  se  mit  aussitôt  sur  ses  jambes.  Je  voulus  en  faire  autant,  mais 
je  sentis  que  la  tête  me  tournait.  Je  retombai  sur  le  banc,  en 
demandant  d'une  voix  plaintive  un  citron.  Cette  demande  fut 
répétée  avec  une  basse-taille  magnifique  par  le  marquis  de  R.., 
qui  se  rassit  auprès  de  moi,  et  passa  de  sa  première  à  sa  se- 
conde émigralion. 


REVUE  DE  PARIS.  171) 

On  m'apporla  le  citron.  Je  voulus  mordie  dedans;  mais  pour 
mordre,  i]  faut  ouvrir  la  bouche,  ce  fut  ce  qui  me  perdit.  Celui 
qui  n'a  jamais  souffert  du  ma!  de  mer,  ne  sait  pas  ce  que  c'est 
que  de  souffrir.  Quant  à  moi,  j'avais  la  tête  complètement  étour- 
die; j'entendais  mon  éiuijjré,  qui,  dans  tous  les  intervalles  de 
mieux  que  j'éprouvais,  continuait  son  récit.  J'aurais  voulu  le 
battre,  j'aurais  même  donné  bien  des  choses  pour  cela,  mais  je 
n'avais  pas  la  force  de  lever  le  petit  doigt.  Cependant  je  fis  un 
effort  violent,  et  je  me  retournai;  j'aperçus  alors  Jadin  dans 
une  position  non  équivoque;  Milord  le  regardait  avec  de  gros 
yeux  hébétés.  Tout  cela  m'apparaissait  comme  à  travers  une 
vapeur,  quand  un  corps  opaque  vint  se  placer  entre  Jadin  et 
moi.  C'était  mon  diable  de  marquis,  qui  ne  voulait  pas  perdre 
le  récit  de  sa  troisième  émigration,  et  qui,  voyant  que  je  m'étais 
retourné,  venait  de  nouveau  se  placer  à  ma  portée. 

La  réunion  de  ces  deux  supplices  me  sauva,  l'un  me  donna 
de  la  force  contre  l'autre  ;  un  matelot  passait  à  ma  portée;  en 
ce.jnoment  je  le  saisis  au  bras,  en  demandant  ma  chambre.  Le 
matelot  avait  l'habitude  de  ces  sortes  de  demandes,  il  me  prit, 
m'emporta  je  ne  sais  comment,  et  je  me  trouvai  couché.  J'en- 
tendis qu'il  me  disait  que  du  thé  me  ferait  du  bien,  et  je  répétai 
machinalement  :  Oui,  du  thé.  —  Combien?  medemanda-l-il.  — 
Beaucoup,  répondis-je.  Puis,  je  ne  me  souviens  plus  de  rien,  si 
ce  n'est  que  de  cinq  minutes  en  cinq  minutes  j'avalai  force  li- 
<iuide,  et  que  cette  inglutition  dura  quatre  ou  cinq  heures. 
Enfin,  moulu,  brisé,  rompu,  je  m'endormis  ù  peu  près  de  la 
même  façon  dont  on  doit  mourir. 

Quand  je  me  réveillai  le  lendemain,  nous  étions  dans  le  port 
de  Livourne.  J'avais  dévoré  trois  citrons ,  bu  pour  vingt-huit 
francs  de  thé,  et  entendu  raconter  les  trois  émigrations  du  mar- 
quis de  R... 

Je  montai  sur  le  pont  pour  chercher  Jadin,  et  je  le  trouvai 
dans  un  coin,  insensible  aux  caresses  de  Milord,  et  aux  conso- 
lations d'Onésiine,  tant  il  était  humilié  d'avoir  rendu  les  nations 
étrangères  témoins  de  sa  faiblesse. 

Quant  à  moi,  je  ne  pus  toucher  un  citron  de  six  semaines,  je 
ne  pus  boire  de  thé  de  six  mois,  et  je  ne  pourrai  revoir  le  mar- 
quis de  U...  de  ma  vie. 


180  REVUE  DE  PARIS. 


IV. 


LIVOUBNE. 

J'ai  visilé  bien  des  ports,  j'ai  parcouru  bien  des  villes,  j'ai  eu 
affaire  aux  portefaix  d'Avignon,  aux  fucchini  de  Malte,  et  aux 
aubergistes  de  Messine,  mais  je  ne  connais  pas  de  coupe-gorge 
comme  Livourne. 

Dans  tous  les  autres  pays  du  monde,  il  y  a  moyen  de  défendre 
son  bagage,  de  faire  un  prix  pour  le  transporter  à  l'hôtel,  et, 
si  l'on  ne  tombe  pas  d'accord,  on  est  libre  de  le  charger  sur  ses 
épaules,  et  de  faire  sa  besogne  soi-même.  A  Livourne,  rien  de 
tout  cela. 

La  barque  qui  vous  amène  n'a  pas  encore  touché  terre,  qu'elle 
est  envahie;  les  commissionnaires  pleuvcnt  vous  ne  savez  pas 
d'oii  :  ils  sautent  de  la  jetée,  ils  s'élancent  des  barques  voisines, 
ils  se  laissent  glisser  des  cordages  des  bâtiments;  comme  vous 
voyez  que  votre  canot  va  chavirer  sous  le  poids,  vous  pensez  à 
votre  propre  sûreté,  vous  vous  cramponnez  au  mule  comme  Ro- 
binson  à  son  rocher;  puis,  après  bien  des  efforts,  votre  chapeau 
perdu,  vos  genoux  en  sang  et  vos  ongles  retournés,  vous  arrivez 
sur  la  jetée.  Bien,  voilà  pour  vous;  quant  à  votre  bagage,  il  est 
déjà  divisé  en  autant  de  lots  qu'il  y  a  de  pièces  :  vous  avez  un 
portefaix  pour  votre  malle,  un  portefaix  pour  votre  nécessaire, 
un  portefaix  pour  votre  carton  à  chapeau,  un  portefaix  pour 
votre  parapluie,  et  un  portefaix  pour  votre  canne;  si  vous  êtes 
deux,  cela  vous  fait  dix  portefaix;  si  vous  êtes  trois,  cela  en  fait 
quinze.  Comme  nous  étions  quatre,  nous  en  eûmes  vingt;  un 
vingl  et  unième  voulut  prendre  Milord  ;  Milord,  qui  n'entend  pas 
raillerie,  lui  prit  le  mollet  :  il  fallut  lui  pincer  la  queue  pour 
«ju'il  desserrât  les  dents.  Le  portefaix  nous  suivit  en  criant  que 
notre  chien  l'avait  estropié,  et  qu'il  nous  ferait  condamner  à 
une  amende;  le  peuple  s'ameuta,  et  nous  arrivâmes  à  la  pen- 
sion suisse  avec  vingt  portefaix  devant  nous,  et  deux  cents  per- 
sonnes par  derrière. 

Il  nous  en  coûta  ([uarante  francs  pour  quatre  malles,  trois  ou 
quatre  carions  à  chapeau,  deux  ou  trois  nécessaires,  un  ou 


IIEVUE  DE  PAUIS.  181 

(Jeux  parapluies  et  une  canne;  plus,  dix  francs  pour  le  portefaix 
mordu,  c'est-à-dire  cinquante  francs  pour  faire  cinquante  pas 
à  peu  près  juste  autant  (Ihé  à  part)  qu'il  nous  en  avait  coûté 
pour  venir  de  Gènes. 

Je  suis  retourné  trois  fois  à  Livourne;  les  deux  dernières, 
j'étais  prévenu,  j'avais  pris  mes  précautions,  je  me  tenais  sur 
mes  gardes;  chaque  fois,  j'ai  payé  plus  cher.  En  arrivant  à  Li- 
vourne, il  faut  faire,  comme  en  traversant  les  marais  ponlins, 
la  part  des  voleurs.  La  différence  est  qu'en  traversant  les  ma- 
rais pontins,  on  en  réchappe  quelquefois,  souvent  même  j  à  Li- 
vourne, jamais. 

Ce  ne  serait  encore  rien  si,  en  arrivant  à  Livourne,  au  lieu  de 
descendre  dans  une  de  ces  infâmes  tavernes  qui  usurpent  le 
nom  respectable  d'auberge,  on  faisait  venir  un  voiturin ,  on 
montait  dedans,  et,  n'importe  à  quel  prix,  on  parlait  pour 
Pise  ou  pour  Florence;  mais  non  ;  puisqu'on  esta  Livourne, on 
veut  voir  Livourne.  Or,  ce  n'est  guère  la  peine,  car  il  n'y  a  que 
trois  choses  à  voir  dans  cette  ville  :  les  galériens,  la  stuatue  de 
Ferdinand  I"  et  la  madone  de  3Iontenero. 

Les  galériens  sont  mêlés  à  la  population ,  et  s'occupent  de 
toutes  sortes  de  travaux:  ils  balayent,  ils  é(tuarrissent  des  plan- 
ches, ils  traînent  des  brouettes;  ils  sont  vêtus  d'un  pantalon 
jaune,  d'un  bonnet  rouge  et  d'une  veste  brune  dont  il  serait 
difficile  de  spécifier  la  couleur  primitive.  Sur  le  dos  de  cette 
veste  est  indiqué  le  crime  pour  lequel  le  premier  propriétaire  de 
l'habit  a  été  condamné;  mais,  comme  il  arrive  souvent  que  le 
bagne  use  le  criminel  avant  que  le  criminel  use  l'habit,  la  veste 
passe  avec  son  étiquette  sur  le  dos  de  celui  qui  lui  succède.  Il 
en  résulte  que,  pour  les  galériens  toscans,  la  veste  est  une 
grande  affaire;  c'est  unedemi-gràce ou  unedouble  condamnation. 
Comme  les  galériens  sont  les  seuls  à  Livourne  qui  demandent 
et  qui  ne  prennent  pas,  la  question  pour  l'industriel  est  d'avoir 
une  veste  qui  éveille  la  commisération  publique.  Or  il  y  a  des 
crimes  que  tout  le  monde  méprise,  tandis  qu'il  y  en  a  d'autres 
que  tout  le  monde  plaint  :  personne  ne  fait  l'aumône  à  un  voleur 
ou  à  un  faussaire;  chacun  donne  à  un  assassin  par  amour,  .\ussi 
celui  à  qui  tombe  une  pareille  veste  n'a  plus  ii  s'occuper  de  rien 
que  de  la  brosser  :  chacun  l'arrête  pour  lui  faire  raconter  son 
aventure.  Nous^n  vîmes  un  qui  faisait  pleurer  à  chaudes  larmes 

16. 


ISi  REVUE  DE  PARIS, 

deux  Anglaises,  et  peut-èlre  nous  allions  pleurer  comme  elles, 
lorsque  son  camarade,  à  qui  il  avait  refusé  probablement  un  inté- 
rêt dans  sa  recette  ,  nous  le  dénonça  comme  un  voleur  avec  ef- 
fraction. Le  véritable  assassina  per  amore  était  mort  il  y  avait 
huitans,  et  sa  veste  avait  déjà  fait  la  fortune  de  trois  de  ses  suc- 
cesseurs. Je  donnai  un  demi-paulàcebrave  homme,  qui  portait 
écrit  en  grosses  lettres  sur  le  dos  le  moi  voleur,  hasard  qui  l'avait 
ruiné,  car  il  avait  beau  dire  qu'il  était  incendiaire,  personne  ne 
voulait  le  croire:  aussi,  dans  sa  reconnaissance  d'uneaubaine 
aussi  inattendue  et  aussi  rare,  promit-il  bien  de  prier  Dieu 
pour  moi.  Je  revins  sur  mes  pas  pour  l'engager  à  n'en  rien  faire, 
présumant  que  mieux  valait  pour  moi  arriver  au  ciel  sans  re- 
commandation qu'avec  la  sienne. 

C'est  sur  la  place  de  la  Darse  que  s'élève  la  statue  de  Ferdi- 
nand ler.  Comme  je  n'ai  pas  grand'chose  à  dire  sur  Livourne, 
j'en  profiterai  pour  raconter  l'histoire  de  ce  second  successeur 
du  Tibère  toscan,  ainsi  que  celle  de  François  P""  son  frère,  et 
de  Bianca  Capello  sa  belle-sœur.  Il  y  a  plus  d'ua  roman  moins 
étrange  et  moins  curieux  que  cette  histoire. 

Sur  la  fin  du  règne  de  Côme  le  Grand,  c'est-à-dire  vers  le 
commencement  de  l'an  1363  ,  un  jeune  homme  nommé  Pierre 
Bonaventuri,  issu  d'honnête  mais  pauvre  famille,  était  venu 
chercher  fortune  à  Venise.  Un  de  ses  oncles  qui  portait  le  même 
nom  que  lui,  et  qui  habitait  la  ville  sérénissime  depuis  une 
vingtaine  d'années ,  le  recommanda  à  la  maison  de  banque  des 
Salviati,  dont  il  était  lui-même  un  des  gérants.  Le  jeune 
homme  était  de  haute  mine,  possédait  une  belle  écriture, 
chiffrait  comme  un  astrologue  :  il  fut  reçu  sans  discussion 
comme  troisième  ou  quatrième  commis ,  avec  promesse  que , 
s'il  se  conduisait  bien,  il  pourrait,  outre  sa  nourriture,  dans 
trois  ou  quatre  ans,  arriver  à  gagner  150  ou  200  ducats.  Une 
pareille  promesse  dépassait  tout  ce  que  le  pauvre  Bonaventuri 
avait  jamais  pu  rêver  dans  ses  songes  les  plus  ambitieux.  Il  baisa 
les  mains  de  son  oncle  et  promit  aux  Salviati  de  se  conduire  de 
manière  à  être  le  modèle  de  toute  la  maison.  Le  pauvre  Piétro 
avait  bonne  envie  de  tenir  parole;  mais  le  diable  se  mêla  de 
ses  affaires  et  vint  se  jeter  au  travers  de  toutes  ses  bonnes  in- 
tentions. 

En  face  de  la  banque  des  Salviati  logeait  un  riche  seigneur 


UEVUE  DE  PARIS.  183 

vénitien,  chef  de  la  maison  des  Capello,  lequel  avait  un  fils  et 
une  fille.  Le  fils  était  un  beau  jeune  homme,  à  la  barbe  pointue, 
à  la  moustache  retroussée,  à  la  parole  leste  et  insolente;  ce  qui 
faisait  que  trois  ou  quatre  fois  par  mois  il  lirait  l'épée  à  propos 
de  jeu  ou  de  femmes,  car  de  la  politique  il  ne  s'en  mêlait  au- 
cunement, trouvant  la  chose  trop  sérieuse  pour  être  discutée 
par  d'autres  que  des  barbes  grises  :  si  bien  qu'on  avait  déjà  rap- 
porté deux  fois  à  la  maison  paternelle  Giovannino,  perforé  de 
part  en  part;  mais,  attendu  sans  doute  que  le  diable  aurait  trop 
perdu  à  sa  mort,  Giovannino  en  était  revenu.  Cependant, 
comme  le  père  était  un  homme  de  sens,  et  qu'il  avait  pensé 
qu'il  n'aurait  peut-être  pas  toujours  le  même  bonheur,  il  avait 
renoncé  à  l'idée  qu'il  avait  eue  d'abord  de  faire  sa  fille  religieuse 
afin  de  doubler  la  fortune  de  son  fils  ;  il  craignait  qu'eu  passant 
une  belle  imit  de  ce  monde  à  l'autre,  Giovannino  ne  le  laissât 
à  la  fois  sans  fils  et  sans  fille. 

Quant  à  Bianca,  c'était  une  charmante  enfant  de  quinze  à 
seize  ans,  au  teint  blanc  et  mat,  sur  lequel,  à  toute  émotion , 
le  sang  passait  comme  un  nuage  rosé  ;  aux  cheveux  de  ce  blond 
puissant  dont  Raphaël  venait  de  faire  une  beauté,  aux  yeux 
noirs  et  pleins  de  flamme  ,  à  la  taille  souple  et  flexible ,  mais  de 
celle  souplesse  et  de  celle  llexibililé  qu'on  sent  pleine  de  force , 
toute  prête  à  l'amour  comme  Juliette,  et  qui  n'attendait  que  le 
moment  où  qucUiue  beau  Uoméo  se  trouverait  sur  son  chemin 
pour  dire  comme  la  jeune  fille  de  Vérone  :  Je  serai  à  toi  ou  à  la 
tombe. 

Elle  vit  Piétro  Bonaventuri  ;  la  fenêtre  de  la  chambre  du 
jeune  homme  s'ouvrait  sur  la  chambre  de  la  jeune  fille;  ils 
échangèrent  d'abord  des  regards ,  puis  des  signes ,  puis  des  pro- 
messes d'amour  ;  arrivés  là ,  la  dislance  seule  les  empêchait  d'y 
ajouter  les  preuves  :  cette  distance  ,  Bianca  la  franchit. 

Chaque  nuit,  quand  tout  le  monde  élait  couché  chez  les 
nobles  Salviati ,  quand  la  nourrice  qui  avait  élevé  Bianca  était 
retirée  dans  la  chambre  voisine  ,  quand  la  jeune  fille  ,  debout 
contre  la  cloison  ,  s'était  assurée  que  ce  dernier  argus  s'était  en- 
dormi, elle  passait  une  robe  brune  atin  de  n'êlre  point  vue  dans 
la  nuit ,  descendait  à  talons  et  légère  comme  une  ombre  les  es- 
caliers de  marbre  du  palais  paternel ,  entr'ouvrait  la  porte  en 
dedans  et  traversait  la  rue;  sur  le  seuil  de  la  porte  opposée. 


184  REVUE  DE  PARIS. 

elle  trouvait  son  amant.  Tous  deux  alors ,  avec  de  douces 
étreintes ,  montaient  l'escalier  qui  conduisait  à  la, petite  chambre 
de  Piélro.  Puis,  lorsque  le  jour  était  sur  le  point  de  paraître, 
Bianca  redescendait  et  rentrait  dans  sa  chambre,  où  sa  nourrice, 
le  matin  ,  la  trouvait  endormie  de  ce  sommeil  de  la  volupté  qui 
ressemble  tant  à  celui  de  l'innocence. 

Une  nuit  que  Bianca  était  chez  son  amant,  un  garçon  bou- 
langer qui  venait  de  chauffer  un  four  dans  les  environs  ,  trouva 
une  porte  entr'ouverte  et  crut  bien  faire  de  la  fermer;  dix  mi- 
nutes après  ,  Bianca  descendit  et  vit  qu'il  lui  était  impossible  de 
rentrer  chez  son  père. 

Bianca  était  une  de  ces  âmes  fortes  dont  les  résolutions  se 
prennent  en  un  instant,  et  une  fois  prises  sont  inébranlables  : 
elle  vit  tout  son  avenir  changé  par  un  accident,  et  elle  accepta 
sans  hésiter  la  vie  nouvelle  que  cet  accident  lui  faisait. 

Bianca  remonta  chez  son  amant ,  lui  raconta  ce  qui  venait 
d'arriver,  lui  demanda  s'il  était  p-èt  à  tout  sacrifier  pour  elle 
comme  elle  tout  pour  iui,  et  lui  proposa  de  proliter  des  deux 
heures  de  nuit  qui  leur  restaient  pour  quitter  Venise  et  se  mettre 
à  l'abri  des  poursuites  de  ses  parents.  Pielro  Bonaventuri  accepta  : 
les  deux  jeunes  gens  sautèrent  dans  une  gondole,  et  se  ren- 
dirent chez  le  gardien  du  port.  Là,  Piélro  Bonaventuri  se  fit 
reconnaître,  et  dit  qu'une  affaire  importante  pour  la  banque 
des  Salviati  le  forçait  à  partir  à  l'instant  même  de  Venise  pour 
Rimini.  Le  gardien  donna  l'ordre  de  laisser  tomber  la  chaîne, 
et  les  fugitifs  passèrent  ;  seulement ,  au  lieu  de  prendre  la  route 
de  Rimini,  ils  prirent  en  toute  bâte  celle  de  Ferrare. 

On  devine  l'effet  que  produisit  dans  le  noble  palais  Gapello 
la  fuite  de  Bianca  ;  pendant  un  jour  tout  entier  on  attendit  sans 
faire  aucune  recherche;  on  espérait  toujours  que  la  jeune  fille 
allait  revenir  ;  mais  la  journée  s'écoula  sans  apporter  de  nou- 
velles de  la  fugitive.  II  fallut  donc  s'informer  ;  on  apprit  la  fuite 
de  Pierie  Bonaventuri.  On  rapprocha  mille  faits  qui  avaient 
passé  sans  être  aperçus,  et  qui  maintenant  se  représentaient 
dans  toute  leur  importance  ;  le  résultat  de  ce  rapprochement  fut 
la  conviction  que  les  deux  jeunes  gens  étaient  partis  ensemble. 

La  femme  de  Gapello  ,  belle-mère  de  Bianca  ,  était  sœur  du 
patriarche  d'Aquilée  ;  elle  intéressa  son  frère  à  sa  vengeance. 
Le  patriarche  était  loul-puissant;  il  se  présenta  au  conseil  des 


REVUE  DE  PARIS.  185 

Dix  avec  son  beau-frère , déclara  la  noblesse  (on (entière  insultée 
en  leurs  noms ,  et  demanda  que  Piétro  Bonaventuri  fût  mis  au 
ban  de  la  république  ,  comme  coupable  de  rapt.  Cette  première 
demande  accordée ,  il  exigea  que  Jean-Baptiste  Bonaventuri, 
oncle  de  Pierre ,  qu'il  soupçonnait  d'avoir  prêté  les  mains  à  cette 
évasion,  fût  arrêté.  Cette  seconde  demande  lui  fut  accordée 
comme  la  première  ;  le  pauvre  Jean-Baptiste  appréhendé  au 
corps  par  les  sbires  de  la  sérénissime  république  ,  fut  jelé  dans 
un  cachot,  où  on  l'oublia  ,  attendu  la  grande  quantité  de  per- 
sonnages bien  autrement  considérables  dont  avait  à  s'occuper 
le  conseil  des  Dix,  et  où  il  mourut,  au  bout  de  trois  mois,  de 
froid  et  de  misère. 

Quant  à  Giovannino ,  il  fouilla  pendant  huit  jours  tous  les 
coins  et  tous  les  recoins  de  Venise,  disant,  que  s'il  trouvait 
Piétro  et  Bianca  ,  tous  les  deux  ne  mourraient  que  de  sa  main. 

Le  lecteur  se  demande  peut-être  ce  qu'ont  de  commun  ces 
jeunes  amants  fuyant ,  la  nuit,  de  Venise,  et  poursuivis  par 
toute  une  famille  outragée,  avec  Ferdinand,  second  fils  de 
Côme  le  Grand  et  alors  cardinal  à  Rome.  Il  le  saura  bientôt. 

Cependant  les  fugitifs  étaient  arrivés  à  Florence  sans  acci- 
dent, mais,  comme  on  le  pense  bien,  avec  grande  fatigue,  et 
s'étaient  réfugiés  chez  le  père  de  Bonaventuri,  qui  habitait  un 
petit  appartement  au  second  sur  la  place  Saint-Marc  :  c'est  chez 
les  pauvres  parents  que  les  enfants  sont  surtout  les  bienvenus. 
Bonaventuri  et  sa  femme  reçurent  leur  fils  et  leur  fille  à  bras 
ouverts.  On  renvoya  la  servante,  pour  économiser  une  bouche 
inutile,  et  à  charge  ou  à  craindre  désormais ,  soit  qu'elle  s'ou- 
vrît pour  manger ,  soit  qu'elle  s'ouvrît  pour  parler.  La  mère  se 
chargea  des  soins  du  ménage  ;  Bianca  ,  dont  les  blanches  mains 
ne  pouvaient  descendre  à  ces  soins  vulgaires,  commença  à  broder 
de  véritables  tapisseries  de  fée.  Le  père  de  Piétro,  qui  vivait  de 
copies  qu'il  faisait  pour  les  officiers  publics,  annonça  qu'il  avait 
pris  un  commis ,  et  se  chargea  de  double  besogne.  Dieu  bénit  le 
travail  de  tous,  et  la  petite  famille  vécut. 

Il  va  sans  dire  que  communication  de  la  sentence  rendue 
par  le  tribunal  des  Dix  avait  été  faite  au  gouvernement  florentin, 
lequel  avait  autorisé  Capello  et  le  patriarche  d'Aquilée  à  faire 
les  recherches  nécessaires,  non-seulement  ù  Florence,  mais 
encore  dans  toute  la  Toscane;  ces  recherches  avaient  été  inu' 


186  RF.VIF.  DE  PARIS. 

lilos.  Chacun  avait  trop  d'intérêt  à  garder  son  propre  secret. 
Trois  mois  se  passèrent  ainsi,  sans  que  la  pauvre  Bianca, 
habituée  à  toutes  les  caresses  du  luxe,  laissât  échapper  une 
seule  plainte  sur  sa  misère.  Sa  seule  distraction  était  de  regarder 
dans  la  rue  en  soulevant  doucement  sa  jalousie  ;  mais  on  ne  lui 
entendait  pas  même  envier,  à  elle,  pauvre  prisonnière,  la  li- 
berté de  ceux  qui  passaient  ainsi,  joyeux  ou  attristés. 

Parmi  ceux  qui  passaient,  était  le  jeune  grand-duc,  qui,  de 
deux  jours  l'un  ,  allait  voir  son  père  à  son  château  delaPetraja. 
C'était  ordinairement  à  cheval  que  Francesco  faisait  ce  petit 
voyage;  puis,  comme  il  était  jeune,  galant  et  beau  cavalier, 
chaque  fois  qu'il  passait  sur  (luelque  place  où  il  pensait  pouvoir 
être  vu  par  de  beaux  yeux,  il  faisait  fort  caracoler  sa  monture. 
Mais  ce  n'était  ni  sa  jeunesse,  ni  sa  beauté,  ni  son  élégance,  qui 
préoccupaient  Bianca  lorsqu'elle  le  voyait  passer  ,  c'était  l'idée 
que  ce  gentil  prince  ,  aussi  puissant  qu'il  était  gracieux,  n'avait 
qu'à  dire  un  mot  pour  que  le  ban  fût  levé  et  pour  que  Bonaven- 
turi  fû!  libre  et  heuieux.  A  celte  idée,  les  yeux  de  la  jeune  Vé- 
nitienne lançaient  une  flamme  qui  en  doublait  l'éclat.  Tous  les 
deux  jours,  à  l'heure  où  elle  savait  que  devait  passer  le  prince, 
elle  ne  manquait  donc  point  de  se  mettre  à  sa  fenêtre  et  de  sou- 
lever sa  jalousie.  Un  jour,  le  prince  leva  les  yeux  par  hasard,  et 
vit  briller,  dans  l'ombre  projetée  jiar  la  jalousie,  les  yeux  ardents 
de  la  jeune  fille.  Bianca  se  relira  vivement ,  si  vivement  qu'elle 
laissa  tomber  un  bouquet  qu'elle  tenait  à  la  main.  Le  prince 
descendit  de  cheval,  ramassa  le  bou(|uet,  s'arrêta  un  instant 
pour  voir  si  la  belle  vision  n'apparaîtrait  pas  de  nouveau  ;  puis , 
voyant  que  la  jalousie  restait  baissée ,  il  mit  le  bouquet  dans  son 
pourpoint,'  et  continua  sa  route  au  pas,  en  tournant  la  léle 
deux  ou  trois  fois  avant  de  disparaître. 

Le  surlendemain  ,  il  repassa  à  la  même  heure;  mais ,  quoique 
Bianca  fût  toute  tremblante  derrière  la  jalousie,  la  jalousie 
resta  fermée ,  et  pas  la  plus  petite  fleur  ne  se  glissa  à  travers 
ses  barreaux. 

Deux  jours  après,  le  prince  passa  encore;  mais  la  jalousie 
fut  inexorable ,  quelque  prière  intérieure  que  le  prince  lui 
adressât. 

Alors  il  pensa  qu'il  devait  prendre  un  autre  moyen.  II  rentra 
chez  lui ,  fit  venir  un  gentilhomme  espagnol  nommé  Mondra- 


RliVLfc;  DE  PARIS.  187 

gone,  qtii  avait  éiù  placé  près  de  lui  par  son  père,  et  dont  il 
avait  fait  son  complaisant;  il  lui  posa  la  main  sur  Tépaule^  le 
regarda  en  face  et  lui  dit. 

—  Mondragone ,  il  y  a  sur  la  place  Saint-Marc  ,  au  second , 
dans  la  maison  qui  fait  le  coin  entre  la  place  et  la  via  Larga^ 
une  jeune  fille  que  je  n'ai  pas  reconnue  pour  êlre  de  Florence  : 
elle  est  belle  ,  elle  me  plaît  ;  d'ici  à  huit  jours  il  rae  faut  une  en- 
trevue avec  elle. 

Mondragone  savait  qu'il  y  a  certaines  circonstances  où  la  pre- 
mière qualité  d'un  courtisan  est  d'être  laconique. 

—  Vous  l'aurez  ,  monseigneur,  répondit-il. 

Et  il  alla  trouver  sa  femme  ,  et  lui  raconta  tout  joyeux  l'hon- 
neur que  venait  de  lui  faire  le  prince  en  le  choisissant  pour  son 
confident. La  Mondragone  était  savantecnces sortes  d'intrigues; 
elle  dit  à  son  mari  de  continuer  son  service  auprès  du  prince, 
et  qu'elle  se  chargeait  de  tout.  Le  même  jour,  elle  alla  aux  in- 
formations, et  apprit  que  l'étage  qu'elle  désignait  était  habité 
par  deux  ménages,  l'un  jeune,  l'autre  vieux;  que  la  vieille 
femme  sortait  tous  les  malins  pour  aller  à  la  provision  ;  que  les 
deux  hommes  sortaient  tous  les  soirs  pour  aller  reporter  les 
copies  qu'ils  avaient  faites  dans  la  journée,  mais  que,  quant 
à  la  jeune  femme  elle  ne  sortait  jamais. 

La  Mondragone  résolut  d'aller  chercher  la  jeune  fille  jusque 
dans  la  maison ,  puisqu'on  lui  disait  qu'il  était  impossible  de 
l'attirer  dehors. 

Le  lendemain,  la  Mondragone  s'embusqua  dans  sa  voiture,  à 
vingt-cinq  ou  trente  pas  de  la  porte;  puis,  quand  la  vieille 
sortit  comme  d'habitude,  elle  ordonna  à  son  cocher  de  partir 
au  galop  et  de  s'arranger  de  manière,  au  tournant  de  la  rue, 
à  accrocher  cette  femme  tout  en  lui  faisant  le  moins  de  mal 
possible.  Ce  n'était  peut-être  pas  le  moyen  le  moins  dangereux, 
mais  c'était  le  plus  court.  11  faut  bien  que  les  petits  risquent 
quelque  chose  quand  ils  ont  l'honneur  d'avoir  affaire  aux 
grands. 

Le  cocher  était  un  homme  fort  adroit ,  il  culbuta  la  bonne 
femme  sans  lui  faire  autre  chose  que  deux  ou  trois  contusions. 
La  bonne  femme  jeta  les  hauts  cris  ,  mais  la  Mondragone  sauta 
à  bas  de  sa  voiture  ,  calma  la  populace  ,  en  disant  que  son  co- 
cher recevrait ,  en  rentrant ,  vingt-cinci  coups  de  bùlon  ,  prit  la 


188  REVUE  DE  PARIS. 

btcsséi;  (lan.s  sns  !;r;is .  Li  lit  nieliio  clans  sa  voitun;  prii-  ses  gens, 
et  déclara  qu'elle  la  voulait  reconduire  chez  elle  et  ne  la  quit- 
terait que  lorsque  le  médecin  lui  aurait  donné  la  certitude  que 
cet  accident  n'aurait  aucune  suite.  Peu  s'en  fallut  que  la  Mon- 
dragone  ne  fût  portée  en  triomphe  par  le  peuple. 

On  arriva  chez  les  Bonaventuri.  Du  premier  coup  d'œil,  la 
Mondragone  vit  qu'elle  avait  affaire  à  de  pauvres  gens,  et, 
comme  d'habitude,  elle  estima  la  vertu  de  la  jeune  femme  à  la 
valeur  de  l'appartement  qu'elle  habitait. 

Bianca  lui  fut  présentée.  A  sa  vue,  la  Mondragone,  tout 
habile  qu'elle  fût ,  ne  sut  plus  trop  que  penser  :  c'est  qu'il  y 
avait  dans  Bianca  ,  de  quelque  habit  qu'elle  fût  revêtue,  toute 
la  hauteur  du  regard  des  Cai)el!o.  D'ailleurs,  ses  termes  étaient 
élégants  et  choisis.  La  grande  dame  se  révélait  de  tous  les  côtés 
sous  l'extérieur  de  la  pauvre  fille.  La  Mondragone  se  relira 
sans  comprendre  autre  chose  à  tout  ceci ,  qu'il  y  avait  là  l'é- 
toffe d'une  maîtresse  de  prince  ,  et  sa  fortune  ,  à  elle,  si  elle 
réussissait. 

Elle  revint  le  lendemain  prendre  des  nouvelles  de  la  bonne 
femme  ;  elle  allait  tout  à  fait  bien  ,  et  élait  on  ne  pouvait  plus 
reconnaissante  de  ce  qu'une  aussi  grande  dame  daignait  s'oc- 
cuper d'elle.  La  Mondragone  avait  compris  son  monde  j  elle 
élait  trop  adroite  pour  offrir  de  l'argent ,  mais  elle  laissa  voir 
quelle  position  son  mari  tenait  à  la  cour,  et  elle  offrit  ses  ser- 
vices. La  mère  et  la  fille  échangèrent  un  coup  d'œil  :  ce  fut 
assez  pour  que  la  Mondragone  sût  que  les  services  offerts  se- 
raient acceptés. 

Le  surlendemain  ,  elle  revint  une  troisième  fois,  et  cette  fois 
fut  plus  gracieuse  que  les  deux  autres.  Elle  avait  dès  la  veille 
laissé  voir  h  Bianca  qu'elle  n'était  pas  dupe  de  l'incognito  dont 
elle  cherchait  à  s'envelopper,  et  qu'elle  la  reconnaissait  pour 
être  de  race.  Elle  fit  un  appel  à  sa  confiance  ;  la  jeune  femme 
n'avait  aucun  motif  pour  se  défier  d'elle  :  elle  lui  raconta  tout. 
La  Mondragone  écouta  la  confidence  avec  une  bienveillance 
charmante  ;  mais  la  confidence  achevée  ,  elle  dit  à  Bianca  que  , 
comme  la  situation  était  plus  grave  qu'elle  ne  l'avait  pensé  d'a- 
bord ,  c'était  à  son  mari  qu'il  fallait  raconter  tout  cela;  que  , 
du  reste,  la  chose  s'arrangerait  certainement,  Mondragone 
ayant  toute  la  confiance  du  prince  et  possédant  sur  lui  la  double 


REVUE  DE  PAKIS.  189 

influence  d'un  gouverneur  et  d'un  ami.  En  consé(uience  ,  elle 
lui  offrit  de  la  venir  prendre  le  lendemain  avec  sa  nelle-mère  , 
et  de  la  conduire  chez  son  mari.  Bianca,  effrayée  de  sortir  ainsi 
pour  la  première  fois  depuis  trois  ou  quatre  mois  qu'elle  habitait 
Florence,  et  menacée  comme  elle  l'était  par  l'arrêt  du  conseil 
des  Dix,  essaya  de  s'excuser  sur  la  simplicité  de  sa  mise  ,  qui 
ne  lui  permettait  pas  de  se  présenter  devant  un  grand  seigneur 
comme  le  comte  de  Mondragone.  C'était  là  que  l'attendait  la 
tentatrice  :  elle  s'approcha  d'elle  ,  reconnut  qu'elles  étaient  à 
peu  près  toutes  deux  de  la  même  taille,  et  ajouta  que,  s'il  n  y 
avait  d'autre  obstacle  à  l'entrevue  que  la  simplicité  de  la  mise 
de  Bianca,  l'obstacle  était  facile  à  lever  j  car  elle  apporterait  le 
lendemain  un  costume  complet  qu'on  lui  avait  envoyé  de  la 
ville,  costume  qui,  elle  en  était  certaine,  irait  à  Bianca  comme 
s'il  avait  été  fait  pour  elle. 

Bianca  consentit  à  tout  :  c'était  le  seul  moyen  d'obtenir  le 
sauf-conduit;  peut-être  aussi  le  serpent  de  l'orgueil  s'était-il 
déjà  introduit  dans  le  paradis  de  son  amour. 

Cependant  Bianca  raconta  tout  à  son  mari ,  excepté  le  bou- 
quet tombé  par  la  fenêtre  et  ramassé  par  le  grand-duc  Fran- 
cesco.  D'ailleurs  quel  rapport  ce  bouquet  avait-il  avec  le  comte 
et  la  comtesse  Mondragone  ?  La  situation  pesait  autant  à  Pielro 
qu'à  Bianca,  il  consentit  à  tout;  d'ailleurs,  lui  aussi  avait  son 
secret  :  depuis  deux  ou  trois  jours  une  belle  dame  voilée  avait 
passé  entre  lui  et  sa  femme.  Quoique  de  basse  condition,  Bo- 
navenluri  avait  tous  les  goûts  d'un  gentilhomme,  et  la  lidélité, 
on  le  sait  de  reste,  n'était  point  à  cette  époque  la  vertu  dont  la 
noblesse  se  piquait  le  plus. 

La  Mondragone  arriva  à  l'heure  dite,  et  avec  le  costume  pro- 
mis ;  c'était  un  charmant  habit  de  satin  broché  d'or,  taillé  à 
l'espagnole,  et  qui  allait  à  Bianca  comme  s'il  eîit  été  fait  pour 
elle.  La  jeune  fille  frémit  de  joie  au  toucher  de  ces  étoffes  aris- 
tocratiques dont  avait  été  drapé  son  berceau.  11  faut  des  robes 
de  brocart  et  de  velours  pour  balayer  les  escaliers  de  marbre 
des  palais.  Or,  Bianca  avait  été  élevée  dans  un  palais.  Un  coup 
de  vent  funeste  et  inattendu  l'avait  poussée  dans  la  mauvaise 
fortune;  mais  elle  était  jeune  et  belle,  et  le  mal  produit  par  le 
hasard,  le  hasard  pourrait  le  réparer.  La  jeunesse  a  des  ho- 
rizons immenses  et  inconnus  dans  lesquels  elle  distingue  des 
1  17 


190  REVUE  DE  PARIS. 

choses  que  l'enfance  ne  voit  pas  encore,  et  que  la  vieillesse  ne 
voit  plus.  * 

Quant  à  la  mère  de  Bonaventuri,  elle  admirait  sa  fille  à 
mains  jointes  ,  comme  si  elle  s'était  trouvée  devant  une  ma- 
done. 

Toutes  trois  montèrent  en  voiture  et  se  rendirent  au  palais 
Mondragone ,  qui  était  situé  via  dei  Carnesecchi ,  près  de 
Santa-Maria-Novella.  Mondragone  venait  de  faire  bàlir  ce  pa- 
lais sur  les  dessins  de  l'Ammanato,  et  depuis  un  an  à  peine  il 
l'habitait. 

Comme  la  chose  avait  été  convenue,  la  Mondragone  présenta 
les  deux  femmes  à  son  mari,  et  raconta  en  peu  de  mots  les  aven- 
tures de  Bianca.  Mondragone  promit  sa  protection  ,  et  comme 
il  se  rendait  à  l'instant  même  chez  le  duc,  qui  l'avait  envoyé 
chercher,  il  s'engagea  à  lui  parler  le  jour  même  en  faveur  des 
deux  jeunes  gens. 

Bianca  ne  pouvait  cacher  sa  joie,  elle  se  retrouvait  dans  un 
monde  qui  était  le  sien,  ses  mains  touchaient  de  nouveau  du 
marbre,  ses  pieds  foulaient  enfin  des  tapis  ;  la  toile  et  la  serge 
avaient  cessé  pour  un  instant  d'attrister  ses  yeux  ;  elle  se  re- 
trouvait dans  le  velours  et  dans  la  soie.  Il  lui  semblait  n'avoir 
jamais  quitté  le  palais  de  son  père,  et  que  tout  ce  qu'elle  voyait 
était  à  elle. 

Aussitôt  Mondragone  sorti ,  la  belle-mère  de  Bianca  voulut 
se  retirer,  mais  la  comtesse  dit  qu'elle  ne  laisserait  pas  partir 
sa  protégée  sans  lui  faire  voir  son  palais  en  détail,  attendu 
qu'elle  voulait  savoir  d'elle  s'il  approchait  de  ces  magniliques 
fabriques  vénitiennes  qu'elle  avait  tant  entendu  vanter.  Elle  pria 
donc  la  bonne  femme,  qu'une  pareille  visite  eût  fatiguée,  de  se 
reposer  en  les  attendant,  puis  la  comtesse  et  Bianca  ,  s'élant 
prises  sous  le  bras,  comme  deux  anciennes  amies,  sortirent  de 
la  chambre  et  traversèrent  deux  ou  trois  appartements,  dans 
chacun  desquels  la  comtesse  fit  remarquer  à  Bianca  quelque 
meuble  merveilleusement  incrusté ,  ou  quelque  tableau  pré- 
cieux de  ces  grands  maîtres  qui  venaient  de  mourir.  Enfin  elles 
arrivèrent  dans  un  délicieux  petit  boudoir  dont  les  fenêtres  don- 
naient sur  son  jardin  ;  là  elle  força  la  jeune  fille  à  s'asseoir,  et 
tirant  d'un  stipo  tout  marqueté  d'ivoire  une  parure  complète 
de  diamants,  elle  lui  montra  toutes  ces  richesses  féminines  qui, 


REVUE  DE  PARIS.  191 

ihi  <eraps  fie  CoMi(''lie  déj;! ,  Mvaieiit  péril»  tnnt  de  cœiirs  de 
femmes;  puis,  les  lui  mettanl  sur  les  genoux,  et  poussant  sa 
chaise  devant  une  des  plus  grandes  glaces  qui  eussent  été  faites 
à  Venise  :  —  Essayez  tout  cela,  lui  dit-elle,  moi  je  vais  vous 
chercher  un  costume  que  je  viens  de  faire  faire  ù  la  mode  de 
votre  pays ,  et  sur  lequel  je  désire  avoir  votre  opinion.  —  Et  à 
ces  mots ,  sans  attendre  la  réponse  de  Bianca ,  elle  sortit  vive- 
ment. 

Une  femme  n'est  jamais  seule  quand  elle  est  avec  des  bijoux, 
et  la  Mondragone  laissait  Bianca  en  tète  à  télé  avec  les  plus 
beaux  diamants  qu'elle  eût  jamais  vus.  Le  serpent  connaissait 
son  métier  et  savait  quelle  pomme  il  fallait  offrir  à  cette  fille 
d'Eve  pour  qu'elle  y  mordît. 

Aussi  à  peine  la  comtesse  fut-elle  sortie  que  Bianca  se  mit  à 
l'œuvre.  Bracelets,  pendants  d'oreilles,  diadèmes,  tout  trouva  sa 
place  ;  elle  achevait  d'agrafer  un  superbe  collier  à  son  cou  , 
lorsqu'elle  vit  derrière  elle  une  autre  tète  réfléchie  dans  la 
glace  ;  elle  se  leva  vivement  et  se  trouva  en  face  du  grand-duc 
Francescoqui  venait  d'entrer  par  une  porte  dérobée. 

Alors ,  avec  cette  rapidité  d'esprit  qui  la  caractérisait ,  elle 
comprit  tout  :  rougissant  de  honte  ,  elle  porta  les  mains  à  son 
front,  et  se  laissant  tomber  sur  ses  deux  genoux  : 

—  Monseigneur  !  lui  dit-elle  ,  je  suis  une  pauvre  femme  qui 
n'ai  pour  tout  bien  que  mon  honneur  qui  n'est  même  plus  à 
moi,  mais  à  mon  mari  :  au  nom  du  ciel,  ayez  pitié  de  moi  ! 

—  Madame,  dit  le  duc  en  la  relevant,  qui  vous  a  donné  de 
moi  cette  cruelle  idée?  Rassurez-vous,  je  ne  suis  point  venu 
pour  porter  atteinte  à  votre  honneur,  mais  pour  vous  consoler 
et  vous  aider  dans  votre  infortune.  Mondragone  m'a  dit  quelque 
chose  de  vos  aventures;  racontez-les-moi  tout  entières,  et  je 
vous  promets  de  vous  écouter  avec  autant  d'intérêt  que  de  res- 
pect. 

Bianca  était  prise;  reculer,  c'était  paraître  craindre,  et  pa- 
raître craindre,  c'était  avouer  qu'on  pouvait  céder  :  d'ailleurs 
cette  occasion  qu'elle  avait  tant  désirée,  de  faire  lever  le  ban 
de  son  mari,  venait  se  présenter  d'elle-même;  c'eût  donc  été 
mériter  sa  proscription  que  de  ne  pas  en  profiler. 

Bianca  voulait  rester  debout  devant  le  prince,  mais  ce  fut  lui 
qui  la  fil  asseoir  et  qui  demeura  appuyé  sur  son  fauteuil,  la  re- 


^'ài  REVUE  DE  PARIS. 

gardant  et  l'écoutant.  La  jeune  femme  n^eut  besoin  que  de  lais- 
ser parler  ses  souvenirs  pour  être  intéressante  :  elle  lui  raconta 
tout,  depuis  ses  jeunes  et  fraîches  amours  jusqu'à  son  arrivée  à 
Florence.  Là  elle  s'arrêta;  en  allant  plus  loin,  elle  eût  été 
forcée  de  parler  au  prince  de  lui-même,  et  il  y  avait  certaine 
histoire  d'un  bouquet  tombé  par  la  fenêtre  qui,  tout  innocente 
qu'elle  était,  n'aurait  pas  laissé  de  lui  causer  quelque  embarras. 

Le  prince  était  trop  heureux  pour  ne  pas  tout  promettre.  Le 
sauf-conduit  tant  désiré  fut  accordé  à  l'instant  même,  mais  à  la 
condition  cependant  que  Bianca  le  viendrait  prendre  elle-même. 
C'eût  été  perdre  une  grande  faveur  pour  une  bien  petite  for- 
malité. Bianca  promit  à  son  tour  ce  que  demandait  le  prince. 

Francesco  connaissait  trop  bien  les  femmes  pour  avoir  parlé 
le  premier  jour  d'autre  chose  que  de  l'intérêt  (ju'il  éprouvait 
pour  Bianca.  Ses  yeux  avaient  bien  quelque  peu  démenti  sa  bou- 
che, mais  le  moyen  d'en  vouloir  à  des  yeux  qui  vous  regardent 
parce  qu'ils  vous  trouvent  belle? 

A  peine  le  prince  fut-il  sorti  que  la  comtesse  rentra.  Bianca  , 
en  l'apercevant,  courut  à  elle  et  se  jeta  à  son  cou.  La  Mondra- 
gone  n'eut  pas  besoin  d'autre  explication  pour  comprendre  que 
sa  petite  trahison  lui  était  pardonnée. 

Le  lecteur  voit  que  nous  nous  approchons  du  cardinal  Ferdi- 
nand, puisque  nous  en  sommes  déjà  à  son  frère. 

La  belle-mère  ne  sut  rien  de  ce  qui  s'était  passé,  et  Bonaven- 
luri  sut  seulement  qu'il  aurait  le  sauf-conduit.  Cette  nouvelle 
parut  lui  causer  une  si  grande  joie,  que  certes,  si  Bianca  eût 
su  le  rendre  heureux  à  ce  point,  elle  n'eût  pas  trouvé  que  c'était 
l'acheter  trop  cher  que  d'être  forcée  de  le  recevoir  elle-même 
des  mains  d'un  jeune  et  beau  prince  :  elle  attendit  donc  avec 
impatience  le  moment  où  elle  reverrait  le  grand-duc,  tant  elle  se 
ai  une  fêle  de  rapporter  de  cette  entrevue  le  bienheureux  pa- 
pier que  Piétro  estimait  à  un  si  haut  prix.  Hélas!  ce  papier 
n'élait  si  fort  désiré  par  Piétro  que  parce  qu'il  lui  donnait  la 
liberté  de  suivre  le  jour  la  dame  voilée  qu'il  n'avait  encore  pu 
suivre  que  la  nuit. 

11  arriva  ce  qui  devait  arriver.  Piétro  fut  l'amant  de  la  dame 
voilée,  et  Bianca  fut  la  maîtresse  du  duc.  Cependant,  attendu 
que  Cosme  l"  négociait  à  celte  époque  le  mariage  du  grand-duc 
François  avec  l'archiduchesse  Jeanne  d'Autriche,  il  fut  convenu 


RE\LE  DE  VKhli.  193 

entre  les  amants  que  l'intrigue  resterait  secrète  ;  en  attendant  on 
donna  à  Piétro  Bonavenluri  un  emploi  qui  suffisait  pour  répandre 
le  bien-être  dans  toute  sa  pauvre  famille. 

Le  mariage  désiré  se  lit  :  le  jeune  grand-duc  donna  une  an- 
née aux  convenances,  ne  visitant  Bianca  que  la  nuit,  et  sortant 
toujours  de  son  palais  seul  et  déguisé;  mais  au  bout  d'un  an, 
ayant  reçu  du  grand-duc  son  père  une  lettre  qui  lui  disait  que 
dépareilles  promenades  étaient  dangereuses  pour  un  prince,  il 
donna  à  Piétro  un  emploi  dans  le  palais  Pitli ,  et  acheta  pour 
Bianca  la  charmante  maison  qui  se  voit  encore  aujourd'hui,  via 
Maggio,  surmontée  des  armes  des  Médicis.  Ainsi,  Bianca  su 
trouva  tellement  rapprochée  de  Francesco,  qu'il  n'avait  besoin 
pour  ainsi  dire  que  de  traverser  la  place  Pitti  et  qu'il  se  trouvait 
chez  elle. 

On  sait  les  dispositions  qu'avait  Piétro  à  la  dissipation  et  à 
l'insolence.  Sa  nouvelle  position  leur  donna  une  nouvelle  force. 
Il  se  jeta  à  plein  corps  dans  les  orgies,  dans  le  jeu  et  dans  les 
aventures  galantes,  se  fit  force  ennemis  des  buveurs  vaincus, 
des  joueurs  à  sec  et  des  maris  trompés;  si  bien  qu'un  beau 
matin  on  le  trouva  percé  de  cinq  ou  six  coups  de  poignard , 
dans  une  impasse,  à  l'extrémité  du  pont  Vieux. 

Il  y  avait  trois  ans  que  les  deux  araantsétaient  partis  de  Venise 
en  jurant  de  s'aimer  toujours,  et  il  y  avait  deux  ans  que  chacun 
de  son  côté  avait  oublié  sa  promesse.  Il  en  résulta  que  Piétro  fut 
peu  regretté,  même  de  sa  femme,  pour  laquelle  depuis  long- 
temps il  n'était  plus  qu'un  étranger.  Il  n'y  eut  que  la  bonne 
vieille  mère  qui  mourut  de  chagrin  de  voir  ainsi  mourir  son  fils. 

La  pauvre  Jeanne  d'Autriche,  de  son  côlé,  n'était  pas  heu- 
reuse :  elle  était  grande-duchesse  de  nom,  mais  Bianca  Capello 
l'était  de  fait.  Pour  les  emplois,  pour  les  gr<àces,  pour  les  fa- 
veurs, c'était  ù  la  Vénitienne  qu'on  s'adressait.  La  Vénitienne 
était  toute-puissanle;  elle  avait  des  pages,  une  cour,  des  flat- 
teurs :  les  pauvres  seuls  allaient  à  la  grande-duchesse  Jeanne. 
Or,  Jeanne  était  une  femme  pieuse  et  sévère  comme  le  sont  or- 
dinairement les  princesses  de  la  maison  d'Autriche;  elle  offrit 
religieusement  ses  chagrins  à  Dieu.  Dieu  abaissa  les  yeux  vers 
elle,  vit  ce  qu'elle  souffrait,  et  la  retira  de  ce  monde. 

On  attribua  cette  mort  à  ce  que,  le  frère  de  la  Bianca  étant 
venu  à  Florence,  Francesco  lui  fit  si  grande  fête,  qu'il  n'eût  pas 

17. 


195  REVUE  DE  PAIUS. 

fait  davantage  pour  un  roi  régnant,  ce  qui,  selon  le  peuple, 
causa  tant  de  peine  à  la  malheureuse  Jeanne,  que  sa  grossesse 
tourna  à  ma!,  si  bien  qu'au  lieu  d'un  second  lils  que  Florence 
comptait  accompagner  joyeuseiuent  au  baptistère,  il  n'y  eut  que 
deux  cadavres  qu'elle  conduisit  tristement  au  tombeau. 

Le  grand-duc  Francesco  n'était  i)oint  méchant;  il  était  faible, 
voilà  tout.  Cette  sourde  et  iente  douleur  qui  minait  sa  femme 
liii  causait  de  temps  en  temps  des  tristesses  qui  ressemblaient  à 
des  remords.  Au  moment  de  mourir,  Jeanne  essaya  de  tirer 
parti  de  ce  bon  sentiment;  elle  tit  venir  à  son  chevet  le  grand- 
duc,  qui,  depuis  quelle  était  tombée  malade,  s'était  montré  ex- 
cellent pour  elle.  Sans  lui  faire  de  reprociies  sur  ses  amours 
passées,  elle  le  supplia  de  vivre  plus  religieusement  à  l'avenir. 
l'rancesco,  tout  en  baignant  ses  mains  de  larmes,  lui  promit  de 
ne  point  revoir  Dianca.  Jeanne  sourit  tristement,  secoua  la  tête 
d'un  air  de  doute,  murmura  une  prière  dans  laquelle  le  grand- 
duc  entendit  plusieurs  fois  revenir  son  nom,  et  mourut. 

Elle  laissait  de  son  mariage  trois  filles  et  un  fils. 

Pendant  quatre  mois  Francesco  tint  parole,  iiendant  qlialre 
mois  Bianca  fut  non  pas  exilée,  mais  du  moins  éloignée  de  Flo- 
rence. Mais  Bianca  connaissait  sa  puissance;  elle  laissa  le  temps 
passer  sur  la  douleur,  sur  les  remords,  et  sur  le  serment  du 
grand-duc;  puis  un  jour  elle  se  plaça  sur  son  chemin  :  douleur, 
remords,  serment,  tout  alors  fut  oublié. 

Elle  avait  pour  confesseur  un  capucin  adroit  et  intrigant 
comme  un  jésuite;  elle  le  donna  au  prince.  Le  prince  lui  confia 
ses  lemords;  le  capucin  lui  dit  que  le  seul  moyen  de  les  calmer 
était  d'épouser  Bianca.  Le  grand-duc  y  avait  déjà  pensé.  Son 
père,  Cosme  le  Grand,  lui  avait  donné  pareil  exemple,  en  épou- 
t.ant  dans  sa  vieillesse  Camilla  MartclU.  On  avait  fort  crié  quand 
ce  mariage  avait  eu  lieu,  mais  enfin  on  avait  fini  par  le  faire. 
Fiancesco  pensa  qu'il  en  serait  pour  lui  comme  il  en  avait  été 
pour  Cosme;  et,  toujours  poussé  par  le  capucin,  il  se  décida 
enfin  à  mettre  d'accord  sa  conscience  et  ses  désirs. 

Depuis  longtemps  les  courtisans,  qui  avaient  vu  que  le  vent 
soufilait  de  ce  côté,  avaient  parlé  devant  le  grand -duc  de  ces 
soites  d'unions  comme  des  choses  les  plus  simples,  et  avaient 
cité  tous  les  exemples  que  leur  mémoire  avait  pu  leur  fournir,  de 
princes  choisissant  leur  femme  dans  une  famille  non  princière. 


REVUE  DE  PARIS,  Wô 

Une  dernière  flatterie  décida  Franeesoo  :  Venise,  qui  dans  ce 
moment  avait  besoin  de  Florence,  déclara  Bianca  Capello  fille 
de  la  république;  si  bien  que,  tandis  que  le  cardinal  Ferdinand, 
qui  se  doutait  des  résolutions  de  son  frère,  lui  cherchait  une 
temme  dans  toutes  les  cours  de  l'Europe,  celui-ci  épousait  se- 
crètement la  Bianca  dans  la  chapelle  du  palais  Pilti. 

Il  avait  été  arrêté  que  le  mariage  resterait  secret,  mais  ce 
n'était  point  l'afifaire  de  la  grande-duchessej  elle  n'était  pas 
arrivée  si  haut  pour  s'arrêter  en  chemin,  et  six  mois  ne  s'étaient 
pas  passés,  qu'en  public  comme  eu  secret,  sur  le  trône  comme 
dans  le  lit  elle  avait  repris  la  place  de  la  pauvre  Jeanne  d'Au- 
triche. 

Ce  fut  vers  celle  époque  que  Montaigne,  dissuadé  par  un  Al- 
lemand, qui  avait  été  volé  à  Spoîette,  de  se  rendre  à  Rome  par 
la  marche  d'Ancône,  prit  la  route  de  Florence  et  fut  admis  à  la 
table  de  Bianca.  «  Cette  duchesse,  dit-il,  est  belle  à  l'opinion 
italienne,  un  visage  agréable  et  impérieux,  le  corsage  gros  et 
les  télins  à  souhait;  elle  me  sembla  bien  avoir  la  suflisance 
d'avoir  engeolé  ce  prince  et  de  le  tenir  à  sa  dévotion.  Depuis 
longtemps  le  grand-duc  mettait  assez  d'eau  dans  son  vin,  mais 
elle  quasi  point.  »  Qu'on  mette  ce  portrait  à  côté  de  celui  du 
Bronzino,  et  l'on  verra  que  tous  deux  se  ressemblent;  seule- 
ment il  y  a  dans  le  tableau  du  sombre  peintre  toscan  un  carac- 
tère de  fatalité  qui  ne  se  retrouve  pas  sous  la  plume  du  naïf 
moraliste  français. 

Trois  ans  après  le  mariage  de  Francesco  et  de  Bianca,  c'est- 
à-dire  au  commencement  de  l'année  1582 ,  le  jeune  archiduc 
mourut,  laissant  le  trône  de  Toscane  sans  héritier  direct;  or,  à 
défaut  d'héritier  direct,  le  cardinal  Ferdinand  devenait  graud- 
duc  à  la  mort  de  son  frère. 

En  1576,  le  grand-duc  Francesco  avait  eu  un  fils  de  Bianca  ; 
mais  ce  lils  étant  adultérin  ne  pouvait  succéder  à  son  père; 
d'ailleurs  on  racontait  de  singulières  choses  sur  sa  naissance. 
On  racontait  que  la  Bianca ,  voyant  qu'elle  n'aurait  jamais 
probablement  d'autre  enfant  qu'une  petite  lîlle  qu'elle  avait  eue 
de  son  mari,  et  qui  s'appelait  Pellegrina,  avait  résolu  d'en  sup- 
poser un.  En  conséquence,  elle  s'était  entendue  avec  une  gou- 
vernante polonaise  dans  laquelle  elle  avait  toute  confiance;  et 
voilà,  disail-on,  ce  qui  était  arrivé. 


Um  HEVUE  DK  PARIS. 

Bianca  avait  feint  toutes  les  indispositions,  symptôme  ordi- 
naire d'une  grossesse;  Iiienlôt  à  ces  indispositions  s'étaient 
joints  des  signes  extérieurs,  si  bien  que  le  grand-duc,  n'ayant 
plus  aucun  doute,  avait  annoncé  lui-même  à  ses  plus  intimes 
que  Bianca  allait  le  rendre  père;  dès  lors  le  crédit  de  la  favorite 
avait  doublé,  on  avait  été  au-devant  de  tous  ses  désirs,  et  tous 
les  courtisans,  plus  empressés  que  jamais  autour  d'elle,  lui 
avaient  prédit  un  tîls. 

La  nuil  du  29  au  30  août  1576  fut  choisie  pour  être  celle  de 
l'accouchement;  vers  les  onze  heures  du  soir,  Bianca  annonça 
donc  à  son  mari  qu'elle  commençait  à  éprouver  les  premières 
douleurs;  Francesco,  tremblant  et  joyeux  à  la  fois,  déclara  qu'il 
ne  la  quitterait  point  qu'elle  ne  fût  délivrée.  Ce  n'était  point  lu 
l'affaire  de  Bianca;  aussi,  vers  les  trois  heures,  les  douleurs 
commencèrent  à  s'apaiser,  et  la  sage-femme  déclara  qu'elle 
croyait  que  la  patiente  n'accoucherait  que  dans  trois  ou  quatre 
heures.  Alors  Bianca  insista  pour  que  Francesco  fatigué  de  la 
veille  allât  prendre  quelque  repos;  Francesco  céda  à  la  condition 
qu'on  le  réveillerait  aussitôt  que  sa  bien-aimée  Bianca  recom- 
mencerait h  souffrir.  Bianca  le  lui  promit,  et,  sur  cette  pro- 
messe, le  grand-duc  se  relira. 

Deux  heures  après,  on  alla  le  réveiller  en  effet,  mais  pour  lui 
annoncer  qu'il  était  père  d'un  garçon.  Il  courut  à  la  chambre 
de  Bianca  qui,  du  plus  loin  qu'elle  l'aperçut,  lui  présenta  sou 
enlant.  Le  grand-duc  pensa  devenir  fou  de  joie,  et  l'enfant  fut 
baptisé  sous  le  nom  de  don  Antoine,  Bianca  ayant  déclaré  que 
c'était  aux  prières  de  ce  saint  qu'elle  devait  la  première  con- 
ception qui  les  rendait  tous  si  heureux  à  cette  heure. 

Dix-huit  mois  après  l'accouchement  de  Bianca,  on  renvoya 
dans  sa  patrie  la  Polonaise  qui  avait  conduit  toute  cette  intri- 
gue. La  gouvernante  partit  sans  défiance  et  comblée  de  pré- 
sents; mais,  en  traversant  les  montagnes,  sa  voiture  fut  atta- 
quée par  des  hommes  masqués  qui  tirèrent  sur  elle  et  la  laissèrent 
pour  morte,  blessée  de  trois  coups  d'arquebuse.  Néanmoins, 
contre  toute  attente,  elle  reprit  ses  sens,  et,  comme  le  juge  du 
village  où  elle  avait  été  transportée  l'interrogeait,  elle  déclara 
que,  le  masque  d'un  de  ces  hommes  étant  tombé,  elle  avait  re- 
connu un  sbire  au  service  de  la  Bianca;  qu'au  reste,  elle  avait 
mérité  cette  punition  (quoiqu'elle  ne  s'attendît  point  à  la  rece- 


REVUE  DE  PAIUS.  197 

voir  d'une  semblable  main),  puisqu'elle  avait  aidé  à  tromper  le 
grand-duc  François  en  donnant  à  sa  maîtresse  le  conseil  de  se 
faire  passer  pour  enceinte,  et,  le  projet  adopté,  en  apportant 
elle-même  dans  un  luth  l'enfant  dont  une  pauvre  femme  était 
accouchée  la  veille.  Or,  cet  enfant  n'était  autre  que  celui  qui 
était  élevé  sous  le  titre  du  jeune  prince,  et  sous  le  nom  de  don 
Antonio.  Celte  confession  faite,  la  femme  expira  ;  aussitôt  le 
procès-verbal  en  fut  envoyé  à  Rome  au  cardinal  Ferdinand  de 
Médicis,  qui  en  tit  faire  une  copie  qu'il  adressa  à  son  frère; 
mais  il  fut  facile  à  Bianca  de  faire  croire  à  son  amant  que  tout 
cela  n'était  qu'une  intrigue  ourdie  contre  elle,  et  l'amour  du 
grand-duc  ne  lit  que  s'augmenter  de  ce  qu'il  regardait  comme 
une  persécution  dirigée  contre  sa  maîtresse. 

Cependant  l'affaire,  on  le  comprend  bien  ,  avait  fait  trop  de 
bruit  pour  que  don  Antonio  pût  prétendre  à  l'héritage  de  son 
père;  le  trône  revenait  donc  au  cardinal ,  si  la  grande-duchesse 
n'avait  pas  d'aulre  enfant,  et  Francesco  lui-même  commen- 
çait à  désespérer  d'un  tel  bonheur,  lorsque  Bianca  annonça 
une  seconde  grossesse. 

Cette  fois,  le  cardinal  se  promit  bien  de  surveiller  lui-même 
les  couches  de  sa  belle-sœur,  afin  de  n'être  pas  dupe  de  quel- 
que nouvel  escamotage  ;  en  conséquence,  il  commença  par  se 
raccommoder  avec  son  beau-frère  François,  en  lui  disant  que 
cette  nouvelle  preuve  de  fécondité ,  qu'allait  donner  la  grande- 
duchesse,  lui  prouvait  bien  qu'il  avait  été  trompé  une  première 
fois  par  un  faux  rapport.  François,  heureux  de  voir  son  beau- 
frère  désabusé ,  revint  ù  lui  avec  toute  la  franchise  de  son 
cœur.  Le  cardinal  profita  de  ce  rapprochement  pour  venir  s'in- 
staller au  palais  Pilli. 

L'arrivée  du  cardinal  fut  médiocrement  agréable  à  Bianca, 
qui  ne  se  méprenait  pas  à  la  véritable  cause  de  celte  recrudes- 
cence d'amour  fraternel.  Bianca  sentait  qu'elle  avait  dans  le 
cardinal  un  espion  de  tous  les  instants;  aussi,  de  son  côté, 
fit-elle  si  bien  qu'il  fut  impossible  de  la  prendre  un  seul  instant 
en  défaut.  Le  cardinal  lui-même  doutait.  Si  cette  grossesse  n'é- 
tait pas  une  réalité  ,  la  comédie  était  habilement  jouée  ;  mais 
tant  d'adresse  le  piqua  au  jeu  ,  et  il  résolut  de  ne  pas  demeu- 
rer en  reste  d'habileté. 

Le  jour  de  l'accouchement  arriva  ;  le  cardinal  ne  pouvait 


198  REVUE  DE  PARIS. 

resiPr  dans  la  chambre  de  Biaiica ,  mais  il  se  plaça  dans  la  cham- 
bre voisine  ,  par  laquelle  ii  fallait  nécessairement  passer  pour 
arriver  jusqu'à  elle.  Là  ,  il  se  mit  à  dire  son  bréviaire  en  mar- 
chant à  glands  pas;  au  bout  d'une  heure  de  prière  et  de  pro- 
menade on  vint  lui  dire,  de  la  part  de  la  malade,  de  passer 
dans  une  autre  chambre  attendu  qu'il  l'incommodait.  — Qu'elle 
fasse  son  affaire;  je  fais  la  mienne,  répondit  le  cardinal.  — 
Et ,  sans  vouloir  rien  entendre ,  il  se  remit  à  marcher  et  à 
prier. 

Un  instant  après  ,  le  confesseur  de  la  grande-duchesse  entra, 
c'était  un  capucin  à  longue  robe  ;  le  cardinal  alla  à  lui  et  le  prit 
dans  ses  bras  pour  lui  recommander  sa  sœur  avec  une  affec- 
tion toute  particulière  ;  tout  en  embrassant  le  bon  moine  ,  le 
cardinal  sentit  ou  crut  sentir  quelque  chose  d'étrange  dans  sa 
grande  manche;  il  y  fourra  la  main  ,  et  en  tira  un  gros  gar- 
çon. 

— Mon  frère,  dit  le  cardinal ,  me  voici  plus  tranquille ,  et  je 
suis  sûr  du  moins  que  ma  belle-sœur  ne  mourra  point  en  cou- 
ches. 

Le  moine  comprit  que  le  mieux  était  d'éviter  le  scandale;  il 
demanda  au  cardinal  ce  qu'il  devait  faire.  Le  cardinal  lui  dit 
d'entrer  dans  la  chambre  de  la  grande-duchesse,  et  de  lui  dire, 
tout  en  la  confessant ,  ce  qui  venait  d'arriver  :  selon  qu'elle 
ferait ,  le  cardinal  devait  faire.  Le  silence  amènerait  le  silence, 
et  le  bruit  amènerait  le  bruit. 

La  giande-duchesse  vit  que,  pour  celte  fois,  il  lui  fallait 
renoncer  à  donner  un  héritier  à  la  couronne ,  et  elle  prit  le 
jtarti  de  faire  une  fausse  couche.  Le  cardinal ,  de  son  côté, 
tint  parole,  et  ne  révéla  rien  de  celte  tentative  avortée. 

11  en  résulta  que  rien  ne  troubla  la  bonne  harmonie  qui  ré- 
gnait entre  les  deux  frères.  L'automne  suivant,  le  cardinal 
fut  même  invité  par  François  à  venir  passer  les  deux  mois  de 
villeggiatiira  à  l'oggio  a  Casaiio.  11  accepta,  car  il  était  grand 
amateur  de  chasse ,  et  le  château  de  l'oggio  a  Casano  était  une 
des  réserves  les  plus  giboyeuses  du  grand-duc  François. 

Le  jour  même  de  l'arrivée  du  cardinal,  Bianca,  qui  savait 
que  le  cardinal  aimait  les  tourlts  préparées  d'une  certaine  fa- 
çon, voulut  en  préparer  une  elle-même  ;  le  cardinal  apprit  par 
le  grand-duc  Francesco  ceUe  attention  de  sa  belle-sœur,  et , 


REVUE  DE  PARIS,  190 

comme  il  n'avait  pas  une  confiance  bien  profonde  dans  sa  ré- 
conciliation avec  elle,  celte  gracieuseté  de  sa  part  ne  laissa 
pas  de  l'inquiéter.  Heureusement  le  cardinal  possédait  une  opa!e 
qui  lui  avait  été  donnée  par  le  pape  Sixte-Quint ,  et  dont  la 
propriété  était  de  se  ternir  quand  on  rapi)rochait  d'une  sub- 
stance empoisonnée.  Le  cardinal  ne  manqua  point  d'en  faire 
l'épreuve  sur  la  tourte  préptirée  par  Bianca.  Ce  qu'il  avait  prévu 
arriva  :  en  approcliant  de  la  tourte  .  l'opale  se  ternit,  et  le  car- 
dinal déclara  (jue,  toute  réflexion  faite,  il  ne  mangerait  pas  de 
tourte.  Le  duc  insista  un  instant;  voyant  que  ses  instances 
étaient  inutiles  :  —  Eb  bien  !  dit-il  en  se  retournant  vers  sa 
femme ,  puisque  mon  frère  ne  mange  pas  de  son  plat  favori , 
j'en  mangerai  ,  moi.  afin  qu'il  ne  soit  pas  dit  qu'une  grande- 
duchesse  se  sera  faite  pâtissière  inutilement;  — et  il  se  servit 
un  morceau  de  la  tourte. 

Bianca  fit  un  mouvement  pour  l'en  empêcher ,  mais  elle  s'ar- 
rêta, La  position  était  horrible  :  il  fallait  ou  qu'elle  avouât  son 
crime  ,  eu  qu'elle  laissât  son  mari  mourir  empoisonné.  Elle 
jeta  un  coup  d'œil  rapide  sur  sa  vie  passée  ,  elle  vit  qu'elle 
avait  épuisé  toutes  les  joies  de  la  terre,  et  atteint  toutes  les 
grandeurs  de  ce  monde;  sa  décision  fut  rapide,  comme  elle 
l'avait  été  le  jour  où  elle  avait  fui  de  Venise  avec  Piétro  :  elle 
coupa  un  morceau  de  tourte  pareil  à  celui  qu'avait  pris  le 
grand"-duc,  lui  tendit  une  main  et  mangea  de  l'autre  en  sou- 
riant le  morceau  empoisonné. 

Le  lendemain,  Francesco  et  Bianca  étaient  morts.  Un  méde- 
cin ouvrit  leurs  corps  par  ordre  de  Ferdinand,  et  déclara  qu'ils 
avaient  succombé  à  une  fièvre  maligne.  Trois  jours  après,  le 
cardinal  jeta  la  barette  aux  orties  et  monta  sur  le  trône. 

Voici  l'histoire  de  celui  dont  la  statue  s'élève  sur  la  place  de 
la  Darnesa  à  Livoumn.  La  carrière  i\i\  cardinal  fut  encoie 
marquée  par  beaucoup  d'autres  actes,  témoin  les  quatre  escla- 
ves enchaînés  qui  ornent  le  piédestal  de  sa  statue;  mais  nous 
croyons  avoir  raconté  In  pniiie  de  sa  vie  la  plus  curieuse  el  la 
plus  intéressante,  et  pour  le  reste  nous  renverrons  nos  lecteurs 
à  Galuzzi. 

Comme  sur  la  place,  outre  la  statue,  il  y  a  force  fiacres, 
nous  montâmes  dans  l'une  de  ces  voilures  et  nous  nous  fîmes 
conduire  à  l'église  de  Montenero. 


âOO  REVUE  DE  PARIS. 

Cette  église  renferme  une  des  madones  les  plus  miraculeuses 
qui  existent.  Une  tradition  populaire  veut  que  cette  sainte  image, 
native  du  mont  Eubée  dans  le  Négrepont ,  se  soit  lassée  un  jour 
de  sa  patrie  ;  cédant  à  un  désir  de  locomotion  bien  flatteur  pour 
l'Occident ,  elle  apparut  à  un  prêtre  et  lui  ordonna  de  la  trans- 
porter au  Montenero,  Le  prêtre  s'informa  de  la  partie  du  monde 
où  se  trouvait  cette  montagne,  et  apprit  que  c'était  aux  envi- 
rons de  Livourne.  Aussitôt  il  se  mit  en  marche,  portant  la 
sainte  image  avec  lui ,  et,  après  un  voyage  de  deux  mois  ,  ar- 
riva à  sa  destination,  qui  lui  fut  indiquée  par  un  miracle  des 
plus  concluants  :  la  madone  s'allourdit  tout  à  coup  ,  au  point 
qu'il  fut  impossible  au  prêtre  de  faire  un  pas  de  plus  ;  le  prê- 
tre comprit  qu'il  était  arrivé  au  but  de  son  voyage,  raconta  ce 
qui  lui  était  arrivé,  d'où  il  venait  et  par  quel  ordre  il  venait; 
puis,  avec  les  aumônes  des  fidèles,  il  fonda  l'oratoire  de  Mon- 
tenero. 

Un  an  après ,  le  capitaine  d'un  vaisseau  livournais ,  ayant 
fait  un  voyage  au  mon  Eubée,  déclara  avoir  pris,  dans  la 
montagne  même  qu'avait  habitée  la  madone  pendant  deux  ou 
trois  siècles ,  la  mesure  de  la  place  qu'elle  occupait;  cette  me- 
sure s'accordait  ligne  pour  ligne  avec  sa  largeur  et  avec  sa 
hauteur. 

Dès  lors  il  n'y  eut  plus  de  doute  sur  la  réalité  du  miracle,  que 
pour  les  artistes ,  qui  reconnurent  la  madone  pour  être  une 
peinture  de  Margaritone,  un  des  contemporains  de  Cimabue  ; 
le  même  Margaritone  qui  crut  avoir  récompensé  dignement 
Farinata  des  Uberli  en  lui  envoyant,  lorsqu'il  eut  sauvé  Flo- 
rence, après  la  bataille  de  Monle-Aperto,  un  crucifix  peint  de 
sa  main.  Dieu  punit  son  orgueil  :  le  pauvre  vieillard  mourut 
de  chagrin  en  voyant  les  progrès  que  Cimabue  avait  fait  faire 
à  l'art.      . 

Nous  recommandons  aux  artistes  la  madone  de  Montenero 
comme  un  curieux  monument  de  la  peinture  grecque  au 
xm'=  siècle. 

Le  soir  ,  en  rentrant,  nous  fîmes  prix  avec  un  voilurin,  et 
le  lendemain  malin  à  neuf  heures  nous  partîmes  pour  Flo- 
rence. 

▲lexaivdre  Dumas. 


TOLEDE 


Nous  avions  épuisé  les  curiosités  de  Madrid,  nous  avions  vu 
le  palais,  VJrmeria,  le  Buen-Retiro,  le  Musée  et  l'Académie 
de  peinture,  le  lliéàlre  del  Principe,  la  plaza  de  Toros;  nous 
nous  étions  promenés  sur  le  Prado  ,  depuis  la  fontaine  de  Cy- 
bèie  jusqu'à  la  fontaine  de  l\eplune  ,  et  l'ennui  commençait  lé- 
î^èreraent  à  nous  envahir.  Aussi,  malgré  une  température  de 
(rente  degrés  et  toutes  sortes  d'histoires  horripilantes  sur  les 
factieux  et  les  rateros ,  nous  nous  mîmes  bravement  en  route 
pour  Tolède  ,  la  ville  des  belles  épées  et  des  dagues  roman- 
tiques. 

Tolède  est  une  des  plus  anciennes  villes,  non-seuleraent  de 
l'Espagne,  mais  de  l'univers  entier,  s'il  faut  en  croire  les  chro- 
niqueurs. Les  plus  modérés  placent  l'époque  de  sa  fondation 
avant  le  déluge  (pourquoi  pas  sous  les  rois  préadamites,  quel- 
(|ues  années  avant  la  création  du  monde?).  Les  uns  attribuent 
l'honneur  d'avoir  posé  sa  première  pierre  à  Tubal ,  les  autres 
aux  Grecs;  ceux-ci  à  Telmou  et  Brulus,  consuls  romains;  ceux- 
là  aux  Juifs  ,  qui  entrèrent  en  Espagne  avec  Nabuchodonosor, 
s'appuyant  sur  l'étymologie  de  Tolède,  qui  vient  de  Toledoth, 
mot  hébreux  signifiant  générations,  parce  que  les  dix  tribus 
avaient  contribué  à  la  bâtir  et  ù  la  peupler. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Tolède  est  très-certainement  une  admira- 
ble vieille  ville  ,  située  à  une  douzaine  de  lieues  de  Madrid , 
des  lieues  d'Espagne  bien  entendu,  qui  sont  plus  longues  qu'un 
feuilleton  de  neuf  colonnes  ou  qu'un  jour  sans  argent,  les  deux 
plus  longues  choses  que  nous  connaissions.  On  y  va  soit  en 
1  18 


202  REVUE  DE  PARIS. 

calessiiie  ,  soit  dans  une  pelite  diligence  qui  pari  deux  fois  par 
semaine;  on  préfère  ce  dernier  moyen  comme  plus  sûr,  car 
au  delù  des  monts,  comme  autrefois  en  France,  on  fait  son  tes- 
tament pour  le  moindre  voyage.  Celte  terreur  des  brigands 
doit  être  exagérée,  car,  dans  un  très-long  pèlerinage  à  travers 
les  provinces  réputées  les  plus  dangereuses ,  nous  n'avons  ja- 
mais rien  vu  qui  pût  justifier  cette  panique.  Néanmoins,  celle 
crainte  ajoute  beaucoup  au  plaisir,  elle  vous  lient  en  éveil  et 
vous  préserve  de  l'ennui  ;  vous  faites  une  action  héroïque  , 
vous  déployez  une  valeur  surhumaine;  l'air  inquiet  et  effrayé 
de  ceux  qui  restent,  vous  rehausse  à  vos  |)ropres  yeux.  Une 
course  en  diligence,  la  chose  la  plus  vulgaire  qui  soit  au 
monde,  devient  une  aventure,  une  expédition;  vous  partez,  il 
est  vrai,  mais  vous  n'êtes  pas  sîir  d'arriver  ou  de  revenir.  C'est 
«luelque  chose  dans  une  civilisation  si  avancée  que  celle  des 
temps  modernes ,  en  cette  prosaïque  et  inalenconlreuse  an- 
née 1840. 

On  sort  de  Madrid  par  la  porte  et  le  pont  de  Tolède,  tout 
orné  de  pots  à  feu,  de  volutes  ,  de  statues,  de  chicorées  d'un 
goût  médiocre,  et  cependant  d'un  assez  majesliu'ux  effet  ;  on 
laisse  à  droite  le  village  de  Caramanchel ,  oii  Ruy-Blas  allait 
chercher,  pour  Marie  de  Neuboury,  la  petite  fleur  bleue  d'Al- 
lemagne (Ruy-Blas  ne  trouverait  pas  aujourd'hui  le  moindre 
vergiss-mein-nicht  dans  ce  hameau  de  liège,  bâti  sur  un  sol 
de  pierre  ponce),  et  l'on  s'engage,  par  un  chemin  détestable, 
dans  une  interminable  plaine  poussiéreuse,  tonte  couverte  de 
blés  et  de  seigles  dont  le  jaune  pâle  ajoute  encore  à  la  moi)o- 
lonie  du  paysage.  Quelques  croix  de  mauvais  angure  qui  éti- 
rent çà  et  là  leurs  bras  décharnés,  quelques  pointes  de  clochers 
qui  révèlent  au  loin  un  bourg  inaperçu  ,  quelque  lit  de  ravin 
desséché  traversé  par  une  arcade  de  pierre,  sont  les  seuls  ac- 
cidents qui  se  présentent.  De  temps  à  autre,  l'on  rencontre  un 
paysan  sur  son  mulet,  la  carabine  au  côté  ;  un  muchacho  chas- 
sant devant  lui  deux  ou  trois  ânes  chaigés  de  jarres  ou  de 
paille  hachée,  retenue  par  des  cordelettes;  une  pauvre  femme 
hâve  et  brûlée  par  le  soleil,  traînant  un  marmot  à  l'air  farou- 
che; et  puis  c'est  tout. 

Amesureque  nous  avancions,  le  paysage  devenait  plus  aiide 
el  plus  désert,  et  ce  ne  fui  pas  sans  un  sentiment  de  salisfac- 


KF.VriE  DE  PARIS,  20Ô 

tion  iiiléricut'P  que  nous  ai^erçûmes  ,  sue  iiii  ponl  ile  picrro  sè- 
che, les  cinq  chasseurs  verts  à  cheval  qui  devaient  nous  servir 
d'escorte  ,  car  il  faut  une  escorte  pour  aller  de  Madrid  à  To- 
lède. Ne  dirait-on  pas  (|ue  l'on  est  en  pleine  Algérie  ,  et  que  Ma- 
drid est  entouié  d'une  Métidja  peu|;lée  de  Bédouins? 

On  s'arrête  pour  déjeuner  à  lllescas ,  ville  ou  bourg  ,  nous 
ne  savons  trop  lequel,  où  l'on  voit  quehpies  traces  d'anciennes 
constructions  moresques ,  et  dont  les  maisons  ont  des  fenê- 
tres grillées  de  seiTurerie  compliquée  et  surmontées  de  croix. 

Ce  déjeuner  se  compose  d'une  soupe  à  l'ail  et  aux  œufs,  de 
l'inévitable  tortilla  aux  tomates,  de  alinendras  lostadas  et 
d'oranges,  le  tout  arrosé  d'un  vin  de  Val  de  Penas  assez  bon, 
quoique  épais  à  couper  au  couteau  ,  emi)oisonnant  la  poix  et 
couleur  de  sirop  de  mûres.  La  cuisine  n'est  pas  le  côté  brillant 
de  l'Espagne,  et  les  liôtelîeries  n'ont  pas  été  sensiblement  amé- 
liorées depuis  doîi  Quichofe  ;  les  peintures  d'omelettes  ernplu- 
mées,  de  merluches  coriaces,  d'huile  rance  et  de  pois  chiches 
pouvant  servir  de  balles  pour  les  fusils ,  sont  encore  de  la  plus 
exacte  vérité  ;  mais ,  par  exemple  ,  jo  ne  sais  pas  où  l'on  trou- 
verait aujourd'hui  les  belles  poulardes  et  les  oies  iaonstrueuses 
des  noces  de  Gamache. 

A  partir  d'Illescas,  le  terrain  devient  plus  accidenté  ,  et  il 
résulte  de  là  une  route  encore  plus  abominable  ;  ce  ne  sont  que 
fondrières  et  casse-cou.  Cela  n'empêche  pas  que  l'on  aille 
grand  train  ;  les  postillons  espagnols  sont  comme  les  cochers 
morlaques,  ils  se  soucient  assez  peu  de  ce  qui  se  passe  derrière 
eux,  et,  pourvu  qu'ils  arrivent,  ne  fût-ce  qu'avec  le  timon  et 
les  petites  roues  de  devant,  ils  sont  satisfaits.  Cependant  nous 
parvînmes  à  notre  destination  sans  encombre ,  au  milieu  du 
nuage  de  poudre  soulevé  par  nos  mules  et  les  chevaux  des 
chasseurs,  et  nous  fîmes  noire  entrée  dans  Tolède,  haletants 
de  curiosité  et  de  soif,  par  une  magnifique  jjorte  arabe ,  à 
l'arc  élégamment  évasé  ,  aux  piliers  de  granit  surmontés  de 
houles,  et  chamarrés  de  versets  de  l'Alcoian  ;  cette  porte  s'aj)- 
pelle  la  puerta  del  Sol;  eile  est  rousse  ,  cuile  et  contîte  de 
ton  ,  comme  une  orange  de  Portugal,  et  se  profile  admirable- 
ment sur  la  limpidité  d'un  ciel  de  la|)is-lazuli.  Dans  nos  cli- 
mats brumeux  ^  l'on  ne  peut  réellement  pas  se  faire  une  idée 
de  celle  violence  de  couleur  et  de  cette  âpreté  de  contour,  et 


204  REVUE  DE  PARIS, 

les  peintures  qu'on  en  rapportera  sembleront  toujours  exa- 
gérées. 

Après  avoir  passé  la  puerla  ciel  Sol ,  l'on  se  trouve  sur  une 
espèce  de  terrasse  d'où  l'on  jouit  d'une  vue  fort  étendue  ;  l'on 
découvre  la  Feya  pommelée  et  zébrée  d'arbres  et  de  cultures 
qui  doivent  leur  fraîcheur  au  système  d'irrigation  introduit 
par  les  Mores.  Le  Tage,  traversé  par  le  pont  Saint-Martin  et  le 
pont  d'Alcantara ,  roule  avec  rapidité  ses  flots  jaunâtres,  et 
entoure  jtresque  entièrement  la  ville  dans  un  de  ses  replis.  Au 
bas  de  la  terrasse  papillotent  aux  yeux  les  toits  bruns  et  lui- 
sants des  maisons,  elles  clochers  des  couvents  et  des  églises, 
à  carreaux  de  faïence  verte  et  blanclie  disposés  en  damier;  au 
delà  l'on  a])erçoit  les  collines  rouges  et  les  escarpements  dé- 
charnés qui  forment  l'horizon  de  Tolède.  Cette  vue  a  cela  de 
particulier  ,  qu'elle  est  entièrement  privée  d'air  ambiant  et  de 
ce  brouillard  qui,  chez  nous,  baigne  toujours  les  larges  pei- 
spectives  ;  la  trans|)arence  de  l'atmosphère  laisse  toute  leur  net- 
teté aux  lignes  ,  et  permet  de  discerner  le  moindre  détail  à  des 
distances  considérables. 

Nos  malles  visitées,  nous  n'eûmes  rien  de  plus  pressé  que  uo 
chercher  une  fonda  ou  un  parador  quelconque,  car  les  œufs 
d'Illescas  étaient  déjà  bien  loin  ;  on  nous  conduisit  par  dw 
ruelles  si  resserrées  ,  que  deux  ânes  chargés  n'y  eussent  point 
l)assé  de  front ,  à  la  Fonda  del  Caballcro  ,  un  des  plus  confor- 
tables endroits  de  la  ville.  Là,  réunissant  le  peu  d'espagnol 
que  nous  savions,  et  nous  aidant  d'une  pantomime  pathétique, 
nous  parvînmes  à  faire  comprendre  à  l'hôtesse,  douce  et  char- 
mante femme,  de  l'air  le  plus  intéressant  et  le  plus  distingué, 
que  nous  mourions  de  faim,  chose  qui  paraît  toujours  étonner 
beaucoup  les  naturels  du  pays,  qui  vivent  d'air  et  de  soleil,  à  la 
mode  économique  des  caméléons. 

Toute  la  raarmilonerie  se  mit  en  l'air,  l'on  approcha  du  feu 
les  innombrables  petits  pots  où  se  distillent  et  se  subliment  les 
ragoûts  épicésde  la  cuisine  espagnole  ,  et  l'on  nous  promit  un 
dîner  au  bout  d'une  heure.  Nous  profitâmes  de  cette  heure 
pour  examiner  la  fonda  plus  en  détail. 

C'était  un  beau  bâtiment ,  quelque  ancien  hôtel  sans  doute  , 
avec  une  cour  intérieure  dallée  de  marbres  de  couleur  formant 
mosaïque,  ornée  de  puils  de  marbre  blanc  el  d'auges  revêtues 


KEVL'K  DE  PAUIS.  2tlj 

de  carreaux  de  faïence  pour  laver  les  verres  et  les  jaltes. 

Cetle  cour  se  nomme  patio  ;  elle  est  habituellement  entourée 
de  colonnes  et  d'arcades,  avec  un  jet  d'eau  dans  le  milieu.  Un 
teudido  de  toile,  qu'on  replie  le  soir,  afin  de  laisser  pénétrer  la 
fraîcheur  nocturne,  sert  de  plafond  à  cetle  espèce  de  salon  re- 
tourné. Tout  autour  circule,  à  la  hauteur  du  premier  étage, 
\xn  balcon  de  fer  élégamment  travaillé,  sur  lequel  s'ouvrent  les 
fenêtres  et  les  portes  des  appartements,  où  l'on  n'entre  que 
pour  s'habiller,  dîner,  ou  faire  la  sieste.  Le  reste  du  temps  , 
l'on  se  tient  dans  cetle  cour-salon  ,  où  l'on  descend  les  ta- 
bleaux,  les  chaises,  les  canapés,  le  piano,  et  que  Ion  enjolive 
de  pots  de  fleurs  et  de  caisses  d'orangers.  * 

Notre  inspection  était  à  peine  achevée  ,  que  la  Celestina  (fille 
d'auberge  fantasque  et  bizarre)  vint  nous  dire,  tout  en  fredon- 
nant sa  chanson  ,  que  nous  étions  servis.  Le  dîner  était  assez 
passable  :  côtelettes  ,  œufs  aux  tomates,  poulets  frits  à  l'huile, 
truites  du  Tage,  avec  une  bouteille  de  Peralta  ,  vin  chaud  et 
li(|Uoreux,  parfumé  d'un  certain  petit  goût  muscat  qui  n'est  pas 
désagréable. 

Noire  repas  achevé,  nous  nous  répandîmes  à  travers  la  ville; 
précédés  d'un  guide,  barbier  de  son  élal,  et  promeneur  de  tou- 
ristes à  ses  moments  perdus. 

Les  rues  de  Tolède  sont  extrêmement  étroites  ;  l'on  pour- 
rait se  donner  la  main  d'une  fenêtre  à  l'autre  ,  et  rien  ne  serait 
plus  facile  que  d'enjamber  les  balcons,  si  de  fort  belles  grilles 
et  de  charmants  barreaux  de  celte  riche  serrurerie  dont  on  est  si 
prodigue  par  delà  les  monts  n'y  mettaient  bon  ordre  et  n'em- 
pêchaient les  familiarités  aériennes.  Ce  peu  de  largeur  ferait 
jeter  les  hauts  cris  à  tous  les  partisans  de  la  civilisation,  qui  ne 
rêvent  que  places  immenses,  vastes  squares  ,  rues  démesurées 
et  autres  embellissements  plus  ou  moins  progressifs;  pourtant 
rien  n'est  plus  raisonnable  que  des  rues  étroites  sous  un  climat 
torride,  et  les  archilecles  qui  font  de  si  larges  trouées  dans  le 
massif  d'Alger  s'en  a|)ercevront  bientôt.  Au  fond  de  ces  minces 
coupures  faites  à  propos  aux  pâtés  et  aux  lies  de  maisons  ,  l'on 
jouit  d'une  ombre  et  d'une  fraîcheur  délicieuses,  l'on  circule  à 
couvert  dans  les  ramifications  et  les  porosités  de  ce  polypier 
liumain,  que  l'on  appelle  une  ville;  les  cuillerées  de  plomb 
fondu  que  Phœbus  Apollon  verse  du  haut  du  ciel  aux  heures  de 

18. 


206  KF.VUE  DE  PARIS. 

midi  ne  vous  aUeigiient  jamais;  les  saillies  des  toits  vous  ser- 
vent de  parasol. 

Si  par  malheur  vous  êtes  obligé  de  passer  par  quelque  jola- 
zuela,  ou  calle  ancha  exposée  aux  rayons  caniculaires ,  vous 
apprécierez  bien  vite  la  sagesse  des  aïeux  qui  ne  sacrifiaient 
pas  tout  à  je  ne  sais  quelle  régularité  slupide  ;  les  dalles  sont 
comme  ces  plaques  de  tôle  rouge  sur  lesquelles  les  bateleurs 
font  danser  la  cracovienue  aux  oies  et  aux  dindons;  les  mal- 
heureux chiens,  qui  n'ont  ni  souliers  nialpargatas,  les  traver- 
sent au  galop  et  en  poussant  des  hurlements  plaintifs.  Si  vous 
soulevez  le  marleau  d'une  porte,  vous  vous  brûlez  les  doigls  ; 
vous  sentez  voire  cervelle  bouillir  dans  votre  crâne  comme  une 
marmite  sur  le  feu;  votre  nez  se  cardinalise,  vos  mains  se  gan- 
tent de  hâle  ,  vous  vous  évaporez  en  sueur.  Voilà  à  quoi  ser- 
vent les  grandes  places  et  les  rues  larges.  Tous  ceux  qui  au- 
ront passé  entre  midi  et  deux  heures  dans  la  calle  de  Alcala  à 
Madrid  seront  de  mon  avis.  En  outre,  pour  avoir  des  rues  spa- 
cieuses, l'on  rétrécit  les  maisons,  et  le  contraire  me  paraît  plus 
raisonnable.  Il  est  bien  entendu  que  cette  observation  ne  s'ap- 
plique qu'aux  pays  chauds  ,  où  il  ne  pleut  jamais,  oîi  la  boue 
est  chimérique  et  où  les  voitures  sont  extrêmement  rares.  Des 
rues  étroites  dans  nos  climats  pluvieux  seraient  d'abominables 
sentines.  En  Espagne  ,  les  femmes  sortent  à  pied  ,  eu  souliers 
de  satin  noir,  et  font  ainsi  de  longues  courses  ;  en  quoi  je  les 
admire,  et  surtout  ù  Tolède  ,  où  le  pavé  est  composé  de  petits 
cailloux  polis,  luisants,  aigus,  qui  semblent  avoir  été  placés 
avec  soin  du  côté  le  plus  tranchant;  mais  leurs  petits  pieds 
cambrés  et  nerveux  sont  durs  comme  des  sabots  de  gazelle ,  et 
elles  courent  le  plus  gaiement  du  monde  sur  ce  pavé  taillé  en 
liointe  de  diamai!t,qui  fait  crier  d'angoisse  le  voyageur  accou- 
tumé aux  mollesses  de  l'asphalte  Seyssel  et  aux  élasticités  du 
bitume  Polonceau. 

Les  maisons  de  Tolède  présentent  un  aspect  imposant  et  sé- 
vère ;  elles  ont  peu  de  fenêtres  sur  la  façade ,  et  ces  fenêtres 
sont  habilueliement  grillées.  Les  portes,  ornées  de  piliers  de 
granit  bleuâtre,  surmontées  de  boules,  ducoralioii  qui  se  repro- 
duit fré(iuemment,  ont  nn  air  de  solidité  et  d'épaisseur  auquel 
ajoutent  encore  des  constellations  de  clous  énormes.  Cela  lient 
à  la  fois  du  couvent,  de  la  prison,  de  la  forteresse ,  et  aussi  un 


REYUE  DE  PARIS.  207 

peu  du  liariMii  ,  cnr  les  î.Iores  ont  });>ssé  par  là.  Quelques-unes 
de  ces  maisons  ,  par  un  contraste  assez  bizarre  ,  sont  enlumi- 
nées et  peintes  extérieurement,  soit  à  fresque,  soit  en  détrempe, 
de  faux  bas-reliefs,  de  grisailles,  de  fleurs,  de  rocailleset  de 
guirlandes,  avec  des  cassolettes ,  des  médaillons  ,  des  amours 
el  tout  le  fatras  raythoIogi([ue  du  dernier  siècle.  Ces  maisons 
trumeau  et  Pompadour  produisent  l'effet  le  plus  étrange  et 
le  plus  bouffon  parmi  leurs  sœurs  renfrognées  d'origine  féo- 
dale ou  moresque. 

L'on  nous  conduisit  à  travers  un  inextricable  réseau  de  peti- 
tes ruelles,  où  mon  compagnon  et  moi  nous  marchions  l'un 
derrière  l'autre,  comme  les  oies  de  la  ballade,  faute  d'espace 
pour  nous  donner  le  bras,  à  l'Alcazar,  situé  en  manière  d'a- 
cropole sur  le  haut  point  de  la  ville,  el  nous  y  entrâmes  après 
quelques  pourparlers,  car  le  premier  mouvement  des  gens  à 
qui  l'on  s'adresse,  est  toujours  de  refuser ,  quelle  que  soit  la 
demande  :  «  Revenez  ce  soir  ou  demain  ,  le  gardien  fait  la 
sieste  ,  les  clefs  sont  égarées  ,  il  faut  une  permission  du  gou- 
verneur. «  Telles  sont  les  réponses  que  l'on  obtient  d'abord; 
mais  en  exhibant  la  sacro-sainte  piécette,  ou  le  rayonnant  douro 
en  cas  d'extrêmes  difficultés,  on  finit  toujours  bien  par  forcer 
la  consigne. 

Cet  Alcazar,  bâli  sur  les  ruines  de  l'ancien  palais  more,  est 
aujourd'hui  tout  en  ruine  lui-même;  on  dirait  un  des  merveil- 
leux rêves  d'architecture  que  Piranèse  poursuivait  dans  ses 
magnifiques  eaux-fortes;  il  est  de  Covarrubias,  artiste  peu 
connu  ,  bien  supérieur  à  ce  lourd  et  pesant  Herrera,  dont  la  re- 
nommée est  de  beaucoup  surfaite. 

La  façade,  ornée  et  fleurie  des  plus  pures  arabesques  de  la 
renaissance,  est  un  chef-d'œuvre  d'élégance  et  de  noblesse. 
L'ardent  soleil  d'Espagne,  qui  rougit  le  marbre  el  donne  à  la 
l)ierre  des  Ions  de  safian ,  l'a  revêUie  d'une  robe  de  couleurs 
riches  et  vigoureuses,  bien  différentes  de  la  lèpre  noire  dont 
les  siècles  encroûtent  nos  vieux  édifices.  Selon  l'expression  d'un 
grand  poète,  le  leinps  a  passé  son  pouce  intelligent  sur  les 
arêtes  du  maibre,  sur  les  contours  trop  rigides,  et  donné  à 
celte  sculpture  déjà  si  souple  et  si  moelleuse  le  suprême  poli  et 
le  dernier  achèvement.  Je  me  souviens  surtout  d'un  grand  es- 
calier d'une  élégance  féerique,  avec  des  colonnes,  des  rampes 


208  KKVUE  f)K  l\\hlS. 

et  des  marches  de  marbre  déjà  à  moitié  rompues ,  conduisant 
à  une  porte  <|ui  donne  sur  un  abîme,  car  cette  partie  de  Tédi- 
fice  est  écroulée.  Cet  admirable  escalier,  qu'un  roi  pourrait 
habiter  et  qui  n'aboutit  à  rien ,  a  quelque  chose  de  prestigieux 
et  de  singulier. 

L'Alcazar  est  bâti  sur  une  grande  esplanade  entourée  de  rem- 
parts crénelés  à  la  mode  orientale,  du  haut  desquels  on  dé- 
couvre une  vue  immense,  un  panorama  vraiment  magique: 
ici,  la  cathédrale  enfonce  au  cœur  du  ciel  sa  flèche  déme- 
surée; plus  loin  brille,  dans  un  rayon  de  soleil,  l'église  de 
San- Juan  de  los  Reyes;  le  pont  d'Alcantara ,  avec  sa  porte  en 
forme  de  tour,  enjambe  le  Tago  de  ses  arches  hardies;  X'Arli- 
ficio  de  Juanello  encombre  le  fleuve  de  ses  superpositions  d'ar- 
cades de  briques  rouges  qu'on  prendrait  pour  des  débris  de 
constructions  romaines,  et  les  tours  massives  du  CastiUo  de 
Cervantes  (ce  Cervantes  n'a  rien  de  commun  avec  l'auteur  de 
Don  Quichote),  perchées  sur  les  roches  rugueuses  et  difformes 
qui  bordent  le  fleuve,  ajoutent  une  dentelure  de  plus  à  l'hori- 
zon déjà  si  profondément  découpé  par  les  crêtes  vertébrées  des 
montagnes. 

Un  admirable  coucher  de  soleil  complétait  le  tableau;  le  ciel, 
par  des  dégradations  insensibles,  passait  du  rouge  le  plus  vif 
à  l'orange,  puis  au  citron  pâle,  pour  arriver  à  un  bleu  bizarre 
couleur  de  tuiquoise  verdie,  qui  se  fondait  lui-même  à  l'occi- 
dent dans  les  teintes  lilas  de  la  nuit,  dont  l'pmbre  refroidissait 
déjà  tout  ce  côté. 

Accoudé  à  l'embrasure  d'un  créneau  et  regardant  à  vol  d'hi- 
rondelle cette  ville  où  je  ne  connaissais  personne,  où  mon  nom 
était  parfaitement  inconnu,  j'étais  tombé  dans  une  méditation 
profonde.  Devant  tous  cesobjels,  toutes  ces  formes,  queje  voyais 
et  que  je  ne  devais  probablement  plus  revoir ,  il  me  prenait  des 
doutes  sur  ma  propre  identité,  je  me  sentais  si  absent  de  moi- 
même  ,  transporté  si  loin  de  ma  sphère ,  que  tout  cela  me  i)a- 
raissait  une  hallucination,  un  rêve  étrange  dont  j'allais  me  ré- 
veiller en  sursaut  au  son  aigre  et  chevrotant  de  quelque 
musique  de  vaudeville  sur  le  rebord  d'une  loge  de  théâtre.  Par 
un  de  ces  sauts  d'idée  si  fréquents  dans  la  rêverie,  je  pensai  à 
ce  que  pouvaient  faire  mes  amis  à  celte  heure ,  je  me  demandai 
s'ils  s'apercevaient  de  mon  absence,  et  si  par  hasard,  en  ce 


RKVUE  DE  PARIS.  203 

moment  même  où  j'étais  penché  sur  ce  créneau  dans  TAlcazar 
de  Tolède,  mon  nom  voltigeait  à  Paris  sur  quelque  bouche 
aimée  et  fidèle.  Apparemment  la  réponse  intérieure  ne  fut  pas 
affirmative,  car,  malgré  la  magnificence  du  spectacle,  je  me 
sentis  l'âme  envahie  par  une  tristesse  incommensurable,  et 
pourtant  j'accomplissais  le  rêve  de  toute  ma  vie  ,  je  touchais  du 
doigt  un  de  mes  désirs  les  plus  ardemment  caressés;  j'avais 
assez  parlé,  en  mes  belles  et  verdoyantes  années  de  romanlisme, 
de  ma  bonne  lame  de  Tolède  pour  être  curieux  de  voir  l'endroit 
où  l'on  en  fabriquait. 

Il  ne  fallut  rien  moins,  pour  me  tirer  de  ma  méditalion  phi- 
losophique ,  que  la  proposition  que  me  fit  mon  camarade  de 
nous  aller  baigner  dans  le  Tage.  Se  i)aigner  est  une  parti- 
cularité assez  rare  dans  un  pays  où  l'été  l'on  arrose  le  lit  des 
rivières  avec  l'eau  des  puits  ,  pour  ne  point  en  négliger  l'occa- 
sion. Sur  l'affirmation  du  guide  que  le  Tage  était  un  fleuve  sé- 
rieu.x  et  pourvu  d'assez  d'humidité  pour  y  tirer  sa  coupe,  nous 
descendùiies  en  toute  hâte  de  l'Alcazar,  afin  de  profiler  d'un 
resle  de  jour  ,  et  nous  nous  dirigeâmes  du  côté  du  fleuve.  Après 
avoir  traversé  la  place  de  la  Constitucion ,  bordée  de  maisons 
dont  les  fenêtres ,  garnies  de  grands  stores  de  sparterie  roulés 
ou  relevés  à  demi  par  les  saillies  des  balcons,  ont  un  faux  air 
vénitien  et  moyen  âge  des  plus  pittoresques ,  nous  passâmes 
sous  une  belle  porte  arabe  au  cintre  de  briques,  et  nous  arri- 
vâmes par  un  chemin  en  zigzag  Irès-roide  et  très-abrupt,  ser- 
pentant le  long  des  rochers  et  des  murailles  qui  servent  de 
ceinture  à  Tolède ,  au  pont  d'Alcantara  ,  près  duquel  se  trouvait 
une  place  favorable  pour  le  bain. 

Pendant  le  trajet ,  la  nuit,  qui  succède  si  rapidement  au  jour 
dans  les  climats  du  Midi,  était  tombée  tout  à  fait,  ce  qui  ne 
nous  empêcha  pas  d'entrer  à  tâtons  dans  cet  estimable  fleuve, 
rendu  célèbre  parla  romance  langoureuse  de  la  reine  Ilortense 
et  par  le  sable  d'or  qu'il  roule  dans  ses  eaux  cristallines,  disent 
les  potjtes,  les  domestiques  de  place  et  les  Guides  du  voyageur. 

Le  bain  achevé,  nous  remontâmes  en  toute  hâte  pour  arriver 
avant  la  fermeture  des  portes.  Nous  savourâmes  un  verre  d'or- 
chata  de  Chufas  et  de  lait  glacé  d'un  goût  et  d'un  parfum  ex- 
quis, et  nous  nous  fîmes  reconduire  à  notre  fonda. 

Notre  chambre ,  comme  toutes  les  chambres  espagnoles,  était 


210  REVUE  DE  PARIS. 

crépie  à  la  ciiaiix  et  revêliiti  de  ces  (abifaux  encroûtés  et  jau- 
nis, de  ces  barbouillages  mystiques  peints  comme  des  enseignes 
à  bière,  qu'on  rencontre  si  fréquemment  dans  la  Péninsule,  le 
pays  du  monde  où  il  y  a  le  plus  de  mauvais  tableaux;  cela  soit 
dit  sans  faire  tort  aux  bons. 

Nous  nous  dépêchâmes  de  dormir  le  plus  vite  et  le  plus  fort 
possible,  pour  nous  réveiller  le  matin  de  bonne  heure  et  aller 
visiter  la  cathédrale  avant  le  commencement  des  offices. 

La  cathédrale  de  Tolède  passe ,  et  avec  raison  .  pour  une  des 
plus  belles  et  surtout  des  plus  riches  d'Espagne.  Son  origine  se 
j)erd  dans  la  nuit  des  temps ,  et ,  s'il  faut  en  croire  les  auteurs 
indigènes,  elle  remonterait  jusqu'à  l'apôtre  Santiago,  premier 
évèque  de  Tolède ,  qui  en  aurait  désigné  la  place  à  son  disciple 
et  successeur  Elpidius  ,  ermjle  du  mont  Carmel.  Elpidius  éleva 
à  l'endroit  marqué  une  église  qu'il  mit  sous  l'invocation  et  le 
titre  de  Sainte-Marie,  —  pendant  que  cette  dame  divine  vivait 
encore  en  Jérusalem.  —  Notable  félicité!  blason  illustre  des 
Tolédans  !  le  pKis  excellent  trophée  de  leurs  gloires!  s'écrie 
dans  une  effusion  lyrique  l'auteur  dont  nous  extrayons  ces 
détails. 

La  sainte  Vierge  ne  fut  pas  ingrate,  et,  suivant  la  même  lé- 
gende, descendit  en  corps  et  âme  visiter  l'église  de  Tolède  ,  et 
apporta  de  ses  propres  mains  au  bienheureux  saint  lldefonse 
une  belle  chasuble  en  toile  du  ciel.  «  Voyez  comme  sait  payer 
cette  reine!  «  s'écrie  encore  notre  auteur.  La  chasuble  existe, 
et  l'on  voit  enchâssée  dans  le  mur,  la  pierre  où  se  posa  la  plante 
divine,  dont  elle  garde  encore  l'empreinte.  Une  inscription 
ainsi  conçue  atteste  le  miracle: 


QUANDO   LA   REIIVA    DEL   CIELO 
peso    LOS   PIES    EN    EL  SUELO 
EN    ESTA   PIEDRA    LOS   PLSO, 

La  légende  raconte  en  outre  que  la  sainte  Vierge  fut  si  con- 
tente de  sa  statue,  la  trouva  si  bien  faite,  si  bien  proportionnée  et 
si  ressemblante,  qu'elle  l'embrassa  et  lui  communiqua  le  don 
des  miracles.  Si  la  reine  des  anges  descendait  aujourd'hui  dans 
nos  églises ,  je  doute  qu'elle  fût  tentée  d'embrasser  son  image. 


HEVUE  DE  PARIS.  'JU 

Plus  de  deux  cents  auteurs  des  plus  {graves  et  des  plus  ho- 
norables racontent  cette  histoire  aussi  prouvée  pour  le  moins 
que  la  mort  d'Henri  IV  ;  (juant  ù  moi,  je  n'éprouve  aucune  dif- 
ficulté de  croire  à  ce  miracle,  et  j'admets  parfaitement  cette 
histoire  au  rang  des  choses  authentiques.  L'église  subsista  telle 
quelle,  jusqu'à  saint  Eugène,  sixième  évèque  de  Tolède, qui  l'a- 
grandit et  l'embellit  autant  que  le  iui  permirent  ses  moyens , 
sous  le  titre  de  Notre-Dame  de  l'Assomption  ,  qu'elle  conserve 
encore  aujourd'hui;  mais  en  l'an  302,  époque  de  la  cruelle 
persécution  que  firent  souffrir  aux  chrétiens  les  empereurs  Dio- 
clétien  et  Maximin  ,  le  préfet  Dacien  ordonna  de  démolir  et 
de  raser  le  temple,  de  sorte  que  les  fidèles  ne  surent  plus  où 
demander  et  obtenir  le  pain  de  grâce.  A  trois  ans  de  là.  Con- 
stance ,  père  du  grand  Constantin  ,  étant  monté  sur  le  trône,  la 
persécution  cessa  ,  les  prélats  revinrent  à  leur  siège  ,  et  l'ar- 
chevêque Melancius  commença  à  relever  l'église  ,  toujours  à  la 
même  place.  Peu  de  temps  après ,  environ  vers  l'an  512,  l'em- 
pereur Constantin,  s'étant  converti  à  la  foi  ,  oidonna ,  entre 
autres  œuvres  héroïques  où  le  poussa  son  zèle  chrétien  ,  de 
réparer  et  de  bâtir  à  ses  frais  le  plus  somptueusement  possible, 
Péglise  basili(iue  de  Notre-Dame  de  l'Assomption  de  Tolède, 
que  Dacien  avait  fait  détruire. 

Tolède  avait  alors  pour  archevêque  Marinus  ,  liomme  docte, 
lettré,  jouissant  de  la  familiarité  de  l'empereur  ,  cette  circon- 
stance lui  laissa  toute  liberté  d'agir  .  et  il  n'épargna  rien  pour 
bâtir  un  temple  remarquable,  de  grande  et  somptueuse  architec- 
ture :  ce  fut  celui  qui  dura  tout  le  temps  des  Goths,  celui  que  visifa 
la  Vierge,  celui  qui  fut  mos(juée  |)cndant  la  conquête d'Er.pagne, 
celui  qui,  lorsque  Tolède  fut  reprise  par  le  roi  don  Alonzo  VI,  re- 
devint église,  etdontle  plan  fut  emporté  à  Oviedo  par  l'ordre  du 
roi  don  Alonzo  le  Chaste  ,  afin  (ie  bâtir  ,  conformément  à  ce 
tracé  ,  l'église  de  San-Salvadorde  cette  ville,  en  l'an  805.  Ceux 
qui  seraient  curieux  de  savoir  la  forme  ,  la  grandeur  et  la  ma- 
jesté qu'avait  la  cathédrale  de  Tolède  en  ce  temps-là  ,  lorsque 
la  reine  des  anges  descendit  la  visiter  ,  n'auront  qu'à  aller  voir 
celle  d'Oviedo  ,  et  ils  seront  satisfaits,  ajoute  notre  auteur. 
Pour  notre  part  ,  nous  regrettons  beaucoup  de  n'avoir  pu  nous 
donner  ce  plaisir. 

Enfin  ,  sous  le  règne  heureux  do  saint  Ferdinand  ,  don  Ko- 


212  HEVLfc;  DE  PARIS. 

drigue  élaiil  archevêque  de  Tolède,  l'éfflise  prit  celle  forme 
admirable  et  magnifique  qu'on  lui  voit  aujourd'hui ,  et  qui  est, 
dit-on  ,  celle  du  temple  de  Diane  à  Éphèse.  0  naïf  chroni- 
queur,  permeltez-moi  de  n'en  rien  croire,  le  lemple  d'Éphèse 
ne  valait  pas  la  cathédrale  de  Tolède  !  L'archevêque  Rodri- 
gue ,  assisté  du  roi  et  de  toute  la  cour  ,  ayant  dit  une  messe 
pontificale  ,  en  posa  la  première  pierre  un  samedi  ,  l'an  1227  ; 
l'oeuvre  se  poursuivit  avec  beaucoup  de  chaleur  jusqu'à  ce 
qu'on  y  eût  mis  la  dernière  main  et  qu'on  l'eùl  portée  au  plus 
haut  degré  de  perfection  où  puisse  atteindre  l'art  humain. 

Qu'on  nous  pardonne  cette  pelile  digression  historique.  Nous 
ne  sommes  pas  coutumier  du  fait,  et  nous  allons  revenir  bien 
vite  à  noire  humble  mission  de  touriste  descripteur,  et  de  da- 
guerréotype litléraire. 

L'extérieur  de  la  cathédrale  de  Tolède  est  beaucoup  moins 
riche  que  celui  de  la  cathédrale  de  Burgos;  point  d'efflorescence 
d'ornements;  point  d'arabesques,  point  de  collerettes  de  statues 
épanouies  autour  des  portails;  de  solides  contreforts,  des 
angles  nets  el  francs  ,  une  épaisse  cuirasse  de  pierre  de  taille, 
un  clocher  d'un  aspect  robuste  <|ui  n'a  rien  des  délicatesses  de 
l'orfèvrerie  gothique,  tout  cela  revêtu  d'une  teinte  rousse,  d'une 
couleur  de  rôtie  grillée,  d'un  épidémie  hâlé  comme  celui  d'un 
pèlerin  de  Palestine;  en  revanche,  l'intérieur  est  fouillé  et 
sculpté  comme  une  grotte  à  stalactites. 

La  porle  par  laquelle  nous  entrâmes  est  de  bronze  et  porte 
l'inscription  suivante  :  Antonio,  Zurreno  ,  del  arte  de  Oro 
X  Plata,  faciebat  esta  média  puerta.  L'impression  qu'on 
éprouve  est  des  plus  vives  et  des  plus  grandioses;  cinq  nefs 
partagent  l'église,  celle  du  milieu  est  d'une  hauteur  démesurée, 
les  autres  semblent  à  côté  d'elle  incliner  la  tète  et  s'agenouiller 
en  signe  d'adoration  et  de  respect;  quatre-vingt-huit  piliers, 
gros  comme  des  tours  et  composés  chacun  de  seize  colonnes 
fuselées  et  reliées  entre  elles,  soutiennent  la  masse  énorme  de 
l'édifice;  une  nef  transversale  coupe  la  grande  nef  entre  le 
chœur  et  le  maître-autel,  et  forme  ainsi  les  bras  de  la  croix. 
Toute  cette  architecture,  mérite  bien  rare  dans  les  cathédrales 
gothiques  ordinairement  bâties  à  plusieurs  reprises,  est  du  style 
le  plus  homogène  et  le  plus  complet  ;  le  plan  primitif  a  été 
exécuté  d'un  bout  à  l'autre,  à  part  quelques  dispositions  de 


REVUE  DE  l'ARlS.  213 

chapelles  qui  ne  conirarient  en  rien  riiarinonie  de  l'aspect  gé- 
néral. Des  vitraux  où  l'émeraude  ,  le  saphir  et  le  rubis  étin- 
cellent,  enchâssés  dans  des  nervures  do  pierre  ouvrées  comme 
des  bagues,  tamisent  un  jour  doux  et  mystérieux  qui  porte  à 
l'extase  religieuse  ,  et,  quand  le  soleil  est  trop  vif,  des  stores 
de  sparterie  qu'on  abat  sur  les  fenêtres  entretiennent  cette 
demi-obscurité  pleine  de  fraîcheur  qui  fait  des  églises  d'Espa- 
gne des  lieux  si  favorables  au  recueillement  et  à  la  prière. 

Le  maître-autel  ou  retablo  pourrait  passer  à  lui  seul  pour 
une  église;  c'est  un  énorme  entassement  de  colonnettes,  de 
niches,  de  statues,  de  rinceaux  et  d'arabesques  ,  dont  la  des- 
cription la  plus  minutieuse  ne  donnerait  qu'une  bien  faible 
idée  j  toute  celle  architecture,  qui  monte  jusqu'à  la  voûte  et 
qui  fait  le  tour  du  sanctuaire  ,  est  peinte  et  dorée  avec  une  ri- 
chesse inimaginable.  Les  tons  fauves  et  chauds  de  l'antique 
dorure  font  ressortir  splendidement  les  filets  et  les  paillettes  de 
lumière  accrochés  au  passage  par  les  nervures  et  les  saillies 
des  ornements  ,  et  produisent  des  effets  admirables  de  la  plus 
grande  opulence  pittoresque.  Les  peintures  sur  fond  d'or  qui 
garnissent  les  panneaux  de  cet  autel  valent,  pour  la  richesse 
de  la  couleur,  les  plus  éclatantes  toiles  vénitiennes  ;  cette  union 
de  la  couleur  avec  les  formes  sévères  et  presque  hiératiques  de 
l'art  au  moyen  âge,  ne  se  rencontre  que  bien  rarement;  l'on 
pourrait  |)rendre  (juelques-unesde  ces  peintures  pour  des  Gior- 
gione  de  la  première  manière. 

En  face  du  grand  autel  est  placé  le  chœur  ou  silleria,  sui- 
vant l'usage  espagnol;  il  est  composé  de  trois  rangs  de  stalles 
en  bois  sculpté,  fouillé,  découpé,  d'une  manière  merveilleuse, 
avec  des  bas-reliel's  historiques,  allégoriques  et  sacrés.  L'art 
gothiijue,  sur  les  confins  de  la  renaissance,  n'a  rien  produit  de 
plus  pur,  de  plus  parfait,  ni  de  mieux  dessiné.  On  attribua 
cette  œuvre  effrayante  de  détails  aux  patients  ciseaux  de  Philippe 
de  Bourgogne  et  de  Berruguète.  La  stalle  de  l'archevêque,  plus 
élevée  que  les  autres,  est  disposée  en  forme  de  trône  et  marque 
le  milieu  du  chœur;  des  colonnes  de  jaspe  d'un  ton  brun  et 
luisant  couronnent  cette  prodigieuse  menuiserie,  et  sur  l'enta- 
blement s'élèvent  des  figures  d'albâtre ,  aussi  de  Philippe  de 
Bourgogne  et  de  Berruguète,  mais  dans  une  manière  plus  souple 
et  plus  libre,  d'une  élégance  et  d'un  effet  admirables.  D'énor- 
1  1» 


'214  REVUE  \)E  l'AKiS. 

mes  pupitres  de  bronze  couvert  de  missels  gigantesques ,  de 
grands  tapis  de  sparterie,  et  deux  orgues  de  dimension  colos- 
sale, posés  en  legard,  l'un  à  droite,  l'autre  à  gauclie,  complè- 
tent la  décoration. 

Derrière  le  relablo  se  trouve  la  chapelle  où  sont  enterrés 
don  Alvar  de  Luna  et  sa  femme,  dans  deux  magnifiques  tom- 
beaux d'albâtre  juxtaposés;  les  murs  de  cette  chapelle  sont 
historiés  des  armes  du  connétable,  et  des  coquilles  de  l'ordre 
de  Santiago,  dont  il  était  grand  maître.  Tout  près  de  là,  à  la 
voûte  de  cette  portion  de  la  nef  qu'on  appelle  ici  le  trascoro, 
l'on  remarque  une  pierre  avec  une  inscription  funèbre;  c'est 
celle  d'un  noble  Tolédan,  dont  l'orgueil  se  révoltait  ù  l'idée  que 
sa  tombe  serait  foulée  aux  pieds  par  des  gens  de  peu  et  d'ex- 
traction suspecte  :  «  Je  ne  veux  pas  que  des  manants  me  pas- 
sent sur  le  ventre,  «  avait-il  dit  à  son  lit  de  mort,  et  comme 
il  laissait  de  grands  biens  à  l'église,  on  satisfit  cet  étrange  ca- 
price en  logeant  son  corps  dans  la  maçonnerie  de  la  voûte,  où 
personne  assurément  ne  lui  marchera  dessus. 

Nous  n'essayerons  pas  de  décrire  les  chapelles  les  unes  après 
les  autres,  il  faudrait  un  volume  pour  cela  ;  nous  nous  conten- 
terons de  mentionner  le  tombeau  d'un  cardinal,  exécuté  dans 
le  goût  arabe,  avec  une  délicatesse  inimaginable  ;  nous  ne  pou- 
vons mieux  le  comparer  qu'à  de  la  guipure  sur  une  grande 
échelle,  et  nous  arriverons  sans  plus  tarder  à  la  chapelle 
mozarabe  ou  niusarabe,  les  deux  se  disent,  une  des  plus  cu- 
rieuses de  la  cathédrale.  Avant  de  la  décrire,  expliquons  te 
que  veulent  dire  ces  mots  :  chapelle  mozarabe. 

Au  temps  de  l'invasion  des  Mores ,  les  habitants  de  Tolède 
furent  forcés  de  se  rendre  après  un  siège  de  deux  ans;  ils 
tâchèrent  d'obtenir  la  capitulation  la  plus  favorable,  et  au 
nombre  des  articles  convenus  était  celui-ci  :  à  savoir  que  l'on 
garderait  six  églises  pour  les  chrétiens  qui  désireraient  vivre 
avec  les  barbares.  Ces  églises  furent  celles  de  Saint-Marc,  de 
Saint-Luc,  de  Saint-Sébastien,  de  Saint-Torcato  ,  de  Sainte- 
Olalla  et  de  Sainte-Juste.  Par  ce  moyen,  la  foi  se  conserva  dans 
la  ville  pendant  les  quatre  cents  ans  qu'y  dura  la  domination 
des  Mores,  et  pour  cette  raison  les  fidèles  Tolédans  furent  ap- 
pelés Mozarabes,  c'est-à-dire  mêlés  aux  Arabes.  Sous  le  règne 
d'AIonzo  VI,  lorsque  Tolède  retourna  au  pouvoir  des  chrétiens, 


REVUE  DE  PAKIS.  21;; 

Ricfiai'd,  lt'i;;)(  (îiipaiie,  voulut  faire  a!)amloiiiieiroffice  mo- 
zarabe pour  le  rite  grégorien  ,  soulenu  en  cela  par  le  roi  el  ia 
reine  dona  Conslanza,  qui  préféraient  le  rite  de  Rome.  Tout  le 
clergé  s'insurgea  el  poussa  les  hauts  cris;  les  fidèles  se  mon- 
trèrent fort  indignés,  el  peu  s'en  fallut  qu'il  n'y  eût  mutinerie 
et  soulèvement  du  populaire  ;  le  roi,  effrayé  de  la  tournure  que 
jirenaient  les  choses,  et  craignant  que  l'on  n'en  vînt  aux  der- 
nières extrémités,  calma  les  esprits  comme  il  put  et  proposa 
aux  Tolédans  ce  mezzo-termine  singulier  et  tout  à  fait  dans 
l'esprit  du  temps,  qui  fut  accepté  avec  enthousiasme  de  part  et 
d'autre  :  les  partisans  du  rite  grégorien  et  du  rite  mozarabe 
devaient  choisir  deux  champions  et  les  faire  combattre,  afin 
que  Dieu  décidât  dans  quel  idiome  et  dans  quel  rite  il  aimait 
mieux  être  loué.  En  effet,  si  le  jugement  de  Dieu  a  jamais  été 
acceptable,  c'est  assurément  en  matière  de  liturgie. 

Le  champion  des  Mozarabes  se  nommait  don  Ruiz  de  la  Ma- 
tanza  j  l'on  prit  jour.  La  Vega  fut  choisie  pour  lieu  du  combat. 
La  victoire  fut  quehiue  temps  inceitaine;  mais  à  la  fin  don 
Ruiz  eut  l'avantage  et  sortit  vainqueur  de  la  lice,  aux  cris  d'al- 
légresse des  Tolédans,  qui,  pleurant  de  joie  et  jetant  leurs  bon- 
nets en  l'air,  s'en  furent  aux  églises  s'agenouiller  et  rendre 
grâce  à  Dieu.  Le  roi,  la  reine  et  la  cour  furent  très-contrariés 
de  ce  triomphe.  S'avisant  un  peu  tard  que  c'était  une  chose 
impie,  téméraire  éternelle,  de  faire  résoudre  une  question 
théologique  par  un  combat  sanglant,  ils  prétendirent  qu'on  ne 
devait  s'en  rapporter  qu'à  un  miracle  et  proposèrent  une  nou- 
velle épreuve,  que  les  Tolédans  ,  confiants  dans  l'excellence  de 
leur  rituel,  voulurent  bien  accepter.  L'épreuve  consistait,  après 
un  jeûne  général  et  des  prières  dans  toutes  les  églises,  A  mettre 
sur  un  bûcher  allumé  un  exemplaire  de  l'office  romain  et  un 
autre  de  l'office  tolédan;  celui  qui  resterait  dans  la  flamme 
sans  se  brûler  serait  réputé  le  meilleur  et  le  plus  agréable  à 
Dieu. 

La  chose  fut  exécutée  de  point  en  point.  On  dressa  un  bûcher 
de  bois  sec  et  bien  flambant  sur  la  place  Zucodover,  qui,  de- 
puis qu'elle  est  place,  ne  vit  jamais  une  telle  affluence  de  spec- 
tateurs; l'on  jeta  les  deux  bréviaires  dans  le  feu,  chaque  parti 
levant  les  yeux  et  les  bras  au  ciel,  et  priant  Dieu  pour  la  litur- 
gie dans  laquelle  il  préférait  le  servir;  le  rituel  romain  fut 


216  REVUE  DE  PARIS. 

rejeté,  les  feuilles  éparses,  par  la  violence  du  feu,  et  sortit  de 
l'épreuve  intact,  mais  un  peu  roussi.  Le  tolédaii  resta  majes- 
tueusement au  milieu  de  la  flamme,  à  l'endroit  oîj  il  était  tombé, 
sans  bouger  et  sans  ressentir  aucun  dommage.  Quelques  Mo- 
zarabes enthousiastes  prétendent  même  que  le  missel  romain 
fut  entièrement  consumé.  Le  roi,  la  reine  et  le  légat  Richard 
furent  médiocrement  satisfaits,  mais  il  n'y  avait  pas  moyen  de 
revenir  là-dessus;  le  rite  mozarabe  fut  donc  conservé  et  suivi 
avec  ardeur  pendant  de  longues  années  par  les  Mozarabes, 
leurs  fils  et  leurs  petits-fils  ;  mais  à  la  fin,  l'intelligence  du  texte 
se  perdit,  et  il  ne  se  trouva  plus  personne  en  état  de  dire  ou 
d'entendre  l'office ,  objet  de  si  vives  contestations.  Don  Fran- 
cisco Ximenès,  archevêque  de  Tolède,  ne  voulant  pas  laisser 
tomber  en  désuétude  un  usage  si  mémorable,  fonda  une  cha- 
pelle mozarabe  dans  la  cathédrale,  fit  traduire  et  imprimer  en 
lellres  vulgaires  les  riluels  qui  étaient  en  caractères  gothiques, 
et  institua  des  prêtres  spécialement  chargés  de  dire  cet  oflice. 

La  chapelle  mozarabe,  qui  subsiste  encore  aujourd'hui,  est 
ornée  de  fresques  golhiquesdu  plus  haut  intérêt,  elles  ont  pour 
sujet  des  combats  enlre  les  Tolédans  et  les  Mores;  la  conser- 
vation en  est  i)arfaile,  les  couleurs  sont  vives  comme  si  la 
peinture  était  achevée  de  la  veille;  l'archéologue  y  trouverait 
mille  renseignements  curieux  d'armes ,  de  costumes,  d'équipe- 
ment et  d'architecture,  car  la  fresque  principale  représente  une 
vue  de  l'ancienne  Tolède,  qui  a  dû  être  d'une  grande  exactitude. 
Dans  les  fresques  latérales  sont  peints  avec  beaucoup  de  détails 
les  vaisseaux  qui  apportèrent  les  Arabes  en  Espagne;  un  homme 
du  métier  pourrait  en  tirer  d'utiles  renseignements  pour  l'his- 
toire si  embrouillée  de  la  marine  au  moyen  âge.  Le  blason  de 
Tolède,  cinq  étoiles  de  sable  sur  champ  d'argent,  est  répété  en 
plusieurs  endroits  de  cette  chapelle  à  voîile  surbaissée,  fermée 
à  la  mode  espagnole  par  une  grille  d'un  beau  travail. 

La  chapelle  de  la  Vierge,  entièrement  revêtue  de  porphyie, 
de  jaspe,  de  brèches  jaunes  et  violettes  d'un  poli  admirable,  est 
d'une  richesse  qui  dépasse  les  splendeurs  des  Mille  et  une 
ISuits;  on  y  conserve  beaucoup  de  reliques,  entre  autres  une 
châsse  donnée  par  saint  Louis,  et  qui  renferme  un  morceau  de 
la  vraie  croix. 

Pour  reprendre  haleine  nous  allons,  s'il  vous  plaît,  faire  un 


REVUF  DE  PARIS.  217 

tour  dans  le  cloître,  qui  encadre  d'arcades  élégantes  et  sévères, 
de  belles  masses  de  verdure  à  qui  l'ombre  de  l'église  conserve 
de  la  fraîcheur  malgré  l'ardeur  dévorante  de  la  saison  ;  tous  les 
murs  de  ce  cloître  sont  couverts  d'immenses  fresques  dans  le 
goût  Vanloo,  d'un  peintre  nommé  Bayeu.  Ces  compositions, 
d'un  arrangement  facile  et  d'un  coloris  agréable,  ne  sont  pas 
en  rapport  avec  le  style  du  monument,  et  doivent  sans  doute 
remplacer  d'anciennes  peintures  dégradées  par  les  siècles  ou 
trouvées  trop  gothiques  par  les  gens  de  bon  goût  de  ce  temps- 
là.  Un  cloître  est  fort  bien  situé  auprès  d'une  église  j  il  ménage 
heureusement  la  transition  de  la  tranquillité  du  sanctuaire  à 
l'agitation  de  la  cité.  On  peut  aller  s'y  promener,  rêver,  réflé- 
chir, sans  toutefois  être  astreint  à  suivre  les  prières  et  les  céré- 
monies du  culte;  les  catholiques  entrent  dans  le  temple,  les 
chrétiens  restent  plus  souvent  dans  le  cloitre.  Celle  disiiosition 
d'esprit  a  été  comprise  par  le  catholicisme,  si  habile  psycholo- 
gue. Dans  les  pays  religieux,  la  cathédrale  est  l'endroit  le  plus 
orné,  le  plus  riche,  le  plus  doré,  le  plus  fleuri  ;  c'est  là  que 
l'ombre  est  la  plus  fraîche  et  la  paix  la  plus  profonde;  la  mu- 
sique y  est  meilleure  qu'au  théâtre,  et  la  pompe  du  spectacle 
u'a  pas  de  rivale.  C'est  le  point  central,  le  lieu  attrayant,  comme 
l'Opéra  à  Paris.  Nous  n'avons  pas  l'idée,  nous  autres  catholiques 
du  Nord,  avec  nos  temples  voltairiens,  du  luxe,  de  l'élégance, 
du  confortable  des  églises  espagnoles  ;  ces  églises  sont  meu- 
blées, vivantes,  et  n'ont  pas  l'aspect  glacialement  désert  des 
nôtres  :  les  fidèles  peuvent  y  habiter  familièrement  avec  leur 
Dieu. 

Les  sacristies  et  les  salles  capilulaires  de  la  cathédrale  de 
Tolède  sont  d'une  magnificence  plus  que  royale;  rien  n'est  plus 
noble  et  plus  pittoresque  que  ces  vastes  salles  décorées  avec  ce 
luxe  solide  et  sévère  dont  l'Église  a  seule  le  secret.  Ce  ne  sont 
que  menuiseries  sculptées  de  noyer  ou  de  chêne  noir,  portières 
de  tapisserie  ou  de  damas  des  Indes,  rideaux  de  brocatelle  à 
plis  larges  et  puissants,  tentures  historiées,  tapis  de  Perse,  pein- 
tures à  fresque  ;  nous  n'essayerons  pas  de  les  décrire  les  unes 
après  les  autres,  nous  parlerons  seulement  d'une  pièce  ornée 
d'admirables  fresques  représentant  des  sujets  leligieux  dans  le 
slyle  allemand,  dont  les  Espagnols  ont  fait  de  si  heureuses  imi- 
tations, et  qu'on  attribue  au  neveu  de  Berruguôte,  si  ce  n'est  à 

19. 


2! 8  REVUE  DE  PARIS. 

Berriigiiète  lui-même,  car  ces  prodigieux  génies  parcouraient  à 
la  fois  la  triple  carrière  de  l'art.  Nous  citerons  aussi  un  im- 
mense plafond  do  Luc  Jordan ,  où  fourmille  tout  un  monde 
d'anges  et  d'allégories  dans  les  attitudes  les  plus  strapasséesdu 
raccourci,  et  qui  présente  un  singulier  effet  d'optique.  Du  mi- 
lieu de  la  voûte  jaillit  un  rayon  de  lumière  qui,  bien  que  peint 
sur  une  surface  plane,  semble  tomber  perpendiculairement  sur 
votre  lê(e  de  qiiel(|ue  côté  qu'on  le  regarde. 

C'est  là  que  l'on  garde  le  trésor,  c'est-à-dire  les  belles  chapes 
de  brocart,  de  toile  d'or  frisé,  de  damas  d'argent;  les  merveil- 
leuses guipures,  les  châsses  de  vermeil,  les  ostensoirs  de  dia- 
mant, les  gigantesques  chandeliers  d'argent,  les  bannières  bro- 
dées, tout  le  matériel  et  les  accessoires  de  la  représentation  de 
ce  sublime  drame  catholique  qu'on  appelle  la  messe. 

Dans  les  armoires  d'une  de  ces  salles  est  contenue  la  garde- 
robe  de  la  sainte  Vierge,  car  de  froides  statues  de  marbre  ou 
d'albâtre  ne  suffisent  pas  à  la  piété  passionnée  des  Méridionaux; 
dans  leur  emportement  dévot,  ils  entassenl  sur  l'objet  de  leur 
culte  des  ornements  d'une  richesse  extravagante  ;  rien  n'est  as- 
sez beau,  assez  brillant,  assez  ruineux  ;  sous  ce  ruissellement 
de  pierreries  la  forme  et  le  fond  disparaissent;  ils  s'en  inquiè- 
tent peu.  La  grande  affaire,  c'est  qu'il  soit  matériellement  im- 
possible de  suspendre  une  perle  de  plus  aux  oreilles  de  mafbre 
de  l'idole,  d'enchâsser  un  plus  gros  diamant  dans  l'or  de  sa 
couronne,  et  de  tracer  un  autre  ramage  de  pierreries  sur  le  bro- 
cart de  sa  robe. 

Jamais  reine  antique,  pas  même  Cléopâtre  qui  buvait  des  per- 
les, jamais  impératrice  du  Bas-Empire,  jamais  duchesse  du 
moyen  âge,  jamais  courtisane  vénitienne  du  temps  de  Titien 
n'eut  un  écrin  plus  étincelant,  un  trousseau  plus  riche  que  la 
Notre-Dame  de  Tolède;  l'on  nous  fit  voir  quelques-unes  de  ses 
robes.  L'une  d'elles  est  entièrement  recouverte  de  manière  à  ne 
pas  laisser  soupçonner  le  fond  de  ramages  et  d'arabesques  de 
perles  fines  parmi  lesquelles  il  y  en  a  d'une  grosseur  et  d'un 
prix  inestimables,  entre  autres,  plusieurs  rangs  de  perles  noires 
d'une  rareté  inouïe  :  des  soleils  et  des  étoiles  de  pierreries  con- 
stellent cette  robe  prodigieuse  dont  l'œil  a  peine  à  soutenir  l'é- 
clat, et  qui  vaut  plusieurs  raillions  de  francs. 

Nous  terminâmes  notre  visite  par  une  ascension  au  clocher, 


REVUE  DE  PARIS.  213 

au  sommet  duquel  on  anive  par  des  superposilions  d'échelles 
assez  l'oides  et  d'un  aspect  peu  rassurant.  A  mi-chemin  à  peu 
près  on  rencontre,  dans  une  espèce  de  magasin  que  l'on  tra- 
verse, une  série  de  mannequins  gisantesques,  coloriés  et  vêtus 
à  la  mode  du  siècle  dernier,  qui  servent  à  nous  ne  savons  plus 
quelle  procession  dans  le  genre  de  celle  de  la  tarasque. 

La  vue  magnitique  que  l'on  découvre  du  haut  de  la  flèche,  est 
\\n  large  dédommagement  de  la  fatigue  de  l'ascension.  Toute 
la  ville  se  dessine  devant  vous  avec  la  netteté  et  la  précision  do 
ces  i)lans  sculptés  en  liège,  de  M.  Pelet,  que  l'on  admirait  à  la 
dernière  exposition  de  l'industrie.  Cette  compai'aison  semhlera 
sans  doute  fort  prosaïque  et  peu  pittoresque,  mais  en  vérité  je 
n'en  saurais  trouver  une  meilleure  ni  plus  juste.  Ces  roches 
bossues  et  tourmentées  de  granit  hleu  qui  encaissent  le  Tage  et 
cerclent  un  côté  de  l'hoiizon  de  Tolède,  ajoutent  encore  à  la 
singulaiité  de  ce  paysage,  inondé  et  crihlé  d'une  lumière  crue, 
impitoyable,  aveuglante,  que  nul  reflet  ne  vient  tempérer  et 
qu'augmente  encore  la  réverbération  d'un  ciel  sans  nuage  et 
sans  vapeur,  devenu  blanc  à  force  d'ardeur,  comme  du  fer  dans 
la  fournaise, 

11  faisait  une  chaleur  atroce,  une  chaleur  de  four  à  plâtre, 
et  il  fallait  réellement  une  curiosité  enragée  pour  ne  pas  renon- 
cer à  toute  exploration  de  monuments  par  cette  température 
sénégamhienne,  mais  nous  avions  encore  toute  l'ardeur  féroce 
de  touristes  parisiens  enthousiastes  de  couleur  locale!  Rien  ne 
nous  rebutait  ;  nous  ne  nous  arrêtions  que  pourboire,  car  nous 
étions  plus  altérés  que  du  sable  d'Al'riijue,  et  nous  absoibions 
Teau  comme  des  éponges  sèches.  Je  ne  sais  vraiment  point  com- 
ment nous  ne  sommes  pas  devenus  hydropi(iut;s;  sans  compter 
le  vin  et  les  glaces  ,  nous  consommions  sept  à  huit  jarres  d'eau 
par  jour,  Jyua!  agua!  tel  était  notre  cri  perpétuel,  et  une 
chaîne  de  iniidiachas ,  se  passant  les  pots  de  main  en  main  de 
notre  chambre  à  la  cuisine  ,  suffisaient  à  peine  pour  éteindre 
Tinccndie.  Sans  celte  inondation  obstinée,  nous  serions  tombés 
en  poussière  comme  les  modèles  d'argile  des  sculpteurs ,  lors- 
qu'ils négligent  de  les  mouiller, 

La  cathédrale  visitée  ,  nous  résolûmes  ,  malgré  notre  soif , 
d'aller  à  l'église  de  San-Juan  de  los  liej-es ,  mais  ce  ne  fut 
qu'après  de  longs  pourparlers  que  nous  réussîmes  à  nous  en 


320  RlYTE  DE  PARIS. 

faire  donner  les  clefs ,  car  l'église  de  San-Juan  de  los  Reyes 
est  fermée  depuis  cinq  ou  six  ans ,  et  le  couvent  dont  elle  fait 
partie  est  abandonné  et  tombe  en  ruine. 

^an-Juan  de  los  Reyes  est  situé  au  bord  du  Tage ,  tout  près 
du  pont  Saint-Martin  ;  ses  murailles  ont  celte  belle  teinte  orange 
qui  dislingue  les  anciens  monuments  dans  les  climats  où  il  ne 
pleut  jamais.  Une  collection  de  statues  de  rois  dans  des  atti- 
tudes nobles,  chevaleresques  et  d'une  grande  fierté  de  tour- 
nure, en  décore  Textérieur;  mais  ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  y  a 
de  plus  singulier  à  San-Juan  de  los  Reyes,  toutes  les  églises 
du  moyen  âge  sont  peuplées  de  statues.  Une  multitude  de 
chaînes  suspendues  à  des  crochets  garnissent  les  murs  du  haut 
en  bas  :  ce  sont  les  fers  des  prisonniers  chrétiens  délivrés  par 
la  conquête  de  Grenade.  Ces  chaînes  suspendues  en  manière 
d'ornement  et  â'ex-voto ,  donnent  à  l'église  un  faux  air  de  pri- 
son assez  étrange  et  rébarbatif. 

On  nous  a  conté  à  ce  propos  une  anecdote  que  nous  place- 
rons ici  parce  qu'elle  est  courte  et  caractéristiciue.  Le  rêve 
de  loui  gefe politico ,  en  Espagne,  est  d'avoir  une  alatiieda , 
comme  celui  de  tout  préfet,  en  France,  une  rue  de  Rivoli  dans 
sa  ville.  Le  rêve  du  gefe  politico  de  Tolède  était  donc  de  pro- 
curer à  ses  administrés  le  plaisir  de  la  promenade;  l'emplace- 
ment fut  choisi ,  les  terrassements  ne  tardèrent  pas  à  s'ache- 
ver, grâce  à  la  coopération  des  travailleurs  du  Presidio;  il  ne 
manquait  donc  plus  à  la  promenade  que  des  arbres,  mais  les 
arbres  ne  s'improvisent  pas  ,  et  le  gefe  politico  s'imagina  judi- 
cieusement de  les  remplacer  par  des  bornes  de  pierre  reliées 
entre  elles  au  moyen  de  chaînes  de  fer.  Comme  l'argent  est  fort 
rare  en  Espagne,  l'ingénieux  administrateur,  homme  de  res- 
source s'il  en  fut ,  avisa  les  chaînes  historiques  de  San-Juan 
de  los  Reyes ,  et  se  dit  :  —  Pardieu,  voilà  mon  affaire  toute 
trouvée  !  —  Et  l'on  attacha  aux  bornes  deValameda  les  chaînes 
des  captifs  délivrés  par  Ferdinand  et  Isabelle  la  Catholique.  Les 
serruriers  qui  avaient  fait  celte  besogne ,  reçurent  chacun  quel- 
ques brasses  de  celte  héroïque  ferraille  ;  quelques  personnes 
intelligentes  (il  s'en  trouve  partout)  crièrent  à  la  barbarie,  et 
les  chaînes  furent  reportées  à  l'église.  Quant  à  celles  que  l'on 
avait  données  en  payement  aux  ouvriers  ,  ils  en  avaient  déjà 
forgé  des  socs  de  charrue,  des  fers  de  mules  et  autres  uslen- 


KF.VUR  nF.  PARIS.  221 

siles.  Celle  iiisloire  esl  peiit-êlre  une  médisance  ,  mais  elle  a 
loiis  les  caractères  de  la  vraisemblance  ;  nous  la  rapportons 
comme  on  nous  l'a  racontée  ;  revenons  à  notre  église.  La  clef 
tourna  avec  peine  dans  la  serrure  rouiilée.  Ce  léger  obstacle 
surmonté  ,  nous  entrâmes  dans  un  cloître  dévasté  d'une  élé- 
gance admirable;  des  colonnes  sveltes  et  découplées  soute- 
naient sur  leurs  chapiteaux  fleuris  des  arcades  ornées  de  ner- 
vures et  de  broderies  dune  délicatesse  extrême ,  sur  les 
murailles  couraient  de  longues  inscriptions  à  la  louange  de 
Ferdinand  et  d'Isabelle,  en  caractères  golliiques  entremêlés  de 
fleurs  ,  de  ramages  et  d'arabesques  ;  imitation  chrétienne  des 
sentences  et  des  versets  du  Coran  employés  par  les  Mores  comme 
ornement  d'architecture.  Quel  dommage  qu'un  si  précieux  mo- 
nument soit  abandonné  de  la  sorte! 

En  donnant  quelques  coups  de  pied  à  des  portes  barrées  par 
des  ais  vermoulus, ou  obstruées  de  décombres,  nous  parvînmes 
à  nous  introduire  dans  l'église,  qui  est  d'un  style  charmant, 
et  semble,  à  part  quelques  mutilations  violentes,  avoir  été 
achevée  hier.  L'art  gothique  n'a  rien  produit  de  plus  suave,  de 
plus  élégant  ni  de  plus  fin.  Tout  autour  circule  une  tribune 
découpée  à  jour  et  fenestrée  comme  une  truelle  à  poisson,  qui 
suspend  ses  balcons  aventureux  aux  faisceaux  des  piliers  dont 
elle  suit  exactement  les  retraits  et  les  saillies;  des  rinceaux 
gigantesques,  des  aigles,  des  chimères,  des  animaux  héraldi- 
ques, des  blasons,  des  banderoles  et  des  inscriptions  embléma- 
tiques dans  le  genre  de  celles  du  cloître  complètent  la  décora- 
lion.  Le  chœur,  placé  en  face  du  retablo ,  à  l'autre  bout  de 
l'église,  est  supporté  par  un  arc  surbaissé  d'un  bel  efi'et  et  d'une 
grande  hardiesse. 

L'autel,  qui  sans  doute  était  un  chef-d'œuvre  de  sculpture  et 
de  peinture  ,  a  été  impitoyablement  renversé.  Ces  dévastations 
inutiles  attristent  l'âme  et  font  douter  de  l'intelligence  hu- 
maine :  en  quoi  les  anciennes  pierres  gênent-elles  les  idées 
nouvelles?  Ne  peut-on  faire  une  révolution  sans  démolir  le 
passé?  H  nous  semble  que  la  constitucion  n'aurait  rien  perdu 
à  ce  qu'on  laissât  debout  l'église  de  Ferdinand  et  d'Isabelle  la 
Catholique,  cette  noble  reine  qui  crut  le  génie  sur  parole  et 
dota  l'univers  d'un  nouveau  monde. 

iXoiis  risquant  sur  un  escalier  à  moitié  rompu ,  nous  péiié- 


2-2  r.RVÎJK  DE  l'AfUS. 

tr."imos  dans  i'iiîiéiiiîir  <i'u  '.'oiivcn!  :  ic  i-cfccioite  est  assez  vaste 
et  n'a  rien  de  particulier  qu'une  effroyable  peinture  placée  au- 
dessus  de  la  porle;  elle  rêprésenle,  rendu  encore  plus  hideux 
par  la  couche  (!e  crasse  et  de  poussière  qui  le  recouvre,  un. 
cadavre  en  proie  à  la  décomposition,  avec  tous  ces  horribles 
détails  si  complaisammenl  traités  par  les  pinceaux  espagnols. 
Vue  inscription  symboIi(;ue  et  funèbre,  une  de  ces  menaçantes 
sentences  bibliques  qui  donnent  au  néant  humain  de  si  terri- 
bles avertissements,  est  écrite  au  bas  de  ce  tableau  sépulcral, 
singulièrement  choisi  pour  un  réfectoire.  Je  ne  sais  pas  si 
toutes  les  histoires  sur  les  goinfreries  des  moines  sont  vraies, 
mais  pour  ma  part  je  ne  me  sentirais  qu'un  appétit  médiocre 
dans  une  salle  à  manger  ainsi  décorée. 

Au-dessus,  de  chaque  côté  d'un  long  corridor,  sont  rangées, 
comme  les  alvéoles  d'une  ruche  d'abeilles,  les  cellules  désertes 
des  moiîies  disparus  ;  elles  sont  exactement  |)are:l!es  les  unes 
r.ux  autres  ,  et  toutes  crépies  à  la  chaux.  Cette  blancheur  di- 
minue beaucoup  l'impression  poétique  en  empêchant  les  ter- 
reurs et  les  chimères  de  se  blottir  dans  les  coins  obscurs.  L'in- 
térieur de  l'église  et  le  cloître  sont  également  blanchis,  ce  qui 
leiM'  donne  quelque  chose  de  neuf  et  de  récent  qui  contraste 
avec  le  style  de  l'architeclure  et  l'état  des  bâtiments.  L'absence 
d'humidité  et  l'ardeur  de  la  température  n'ont  pas  permis  aux 
plantes  et  aux  mauvaises  herbes  de  germer  dans  les  interstices 
des  pierres  et  des  gravois,  et  ces  débris  n"ont  pas  le  vert  man- 
teau de  lierre  dont  le  temps  recouvre  les  ruines  dans  les  climats 
du  Nord.  Nous  errâmes  longtemps  dans  l'édifice  abandonné, 
suivant  d'interminables  corridors,  nTonîant  et  descendant  des 
escaliers  hasardeux,  ni  plus  ni  moins  que  des  héros  d'Anne 
Radcliffe,  mais  nous  ne  vîmes  en  fait  de  fantômes  que  deux 
pauvres  lézards  qui  se  sauvèrent  à  toutes  jambes,  ignorant 
sans  doute,  en  leur  qualité  d'Espagnols,  le  proverbe  français  : 
«  le  lézard  est  l'ami  de  l'homme  !  »  Au  reste  celte  promenade  dans 
les  veines  et  dans  les  membres  d'une  grande  construction  dont 
la  vie  s'est  retirée,  est  un  plaisir  des  plus  vifs  qu'on  puisse  ima- 
giner; on  s'attend  toujours  à  rencontrer  au  détour  d'Une  arcade 
un  ancien  moiiie  au  froiit  luisant,  aux  yeux  inondés  d'oiilbre, 
marchant  gravement  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine  et  se  ren- 
dant à  quelque  office  mystérieux  dans  l'église  profanée  et  déserte. 


KLVLit;  DE  l'AKIS.  223 

Nous  nous  lelii'âmes,  car  il  n'y  avait  plus  rien  de  curieux  à 
voir,  pas  même  les  cuisines,  où  notre  guide  nous  fil  descendre, 
avec  un  sourire  voltairieu  que  n'aurait  pas  désavoué  un  abonné 
du  Constitutionnel.  L'église  et  le  cloilre  sont  d'une  rare 
magnificeuce;  le  reste  est  de  la  plus  stricte  simplicité  :  tout 
pour  l'âme,  rien  pour  le  corps. 

A  peu  de  distance  de  San-Juan  de  las  Reyes,  se  trouve  ou 
plutôt  ne  se  trouve  pas  la  célèbre  mosquée  synagogue  ,  car,  à 
moins  d'avoir  un  guide  ,  on  passerait  vingt  fois  devant  sans  en 
soupçonner  l'existence  ;  notre  carnac  frappa  à  une  porte  i)r;;- 
liquée  dans  un  mur  de  pisé  rougeàlre  le  plus  insignifiant  du 
monde  ;  au  bout  de  quelque  temps,  car  les  Espagnols  ne  sont 
jamais  pressés,  l'on  vint  nous  ouvrir,  et  l'on  nous  demanda  si 
nous  venions  pour  voir  la  synagogne;  sur  noire  réponse  affir- 
mative, l'on  nous  introduisit  d.ins  une  espèce  de  cour  remi>!ie 
de  végétations  incuUes,  au  milieu  desquelles  s'épanouissait  un 
figuier  d'Inde  aux  feuilles  |)rofondément  découpées,  d'uue  ver- 
dure intense  et  brillanle  comme  si  elles  eussent  été  vernies. 
Dans  le  fond  s'élevait  une  masure  sans  caractère,  ayant  |)lu'ùt 
l'air  d'une  grauge  que  de  toute  autre  chose.  On  nous  fil  entrer 
dans  celte  masure.  Jamais  surprise  ne  fui  |)lu3  grande  ;  nous 
étions  eu  plejn  Orient j  les  colonnes  fluettes  aux  cliapiieauv 
évasés  comme  des  turbans,  les  ares  turcs,  les  versets  du  Coran, 
le  plafond  plat  aux  comparlimenls  de  bois  de  cèdre,  les  jours 
pris  d'en  haut,  rien  n'y  manquait.  Des  restes  d'anciennes  enlu- 
minures presque  effacées  teignaient  les  murailles  de  couleurs 
étranges,  et  ajoutaient  encore  à  la  singularité  de  l'effet.  Cette 
synagogue  dont  les  Arabes  ont  fait  une  mosquée,  et  les  chré- 
tiens une  église  ,  sert  aujourd'hui  d'alelier  et  de  logement  à  un 
menuisier.  L'établi  a  pris  la  place  de  l'autel;  cette  profanation 
est  toute  récente.  L'on  voit  encore  les  vestiges  du  rctablo ,  et 
l'inscription  sur  marbre  noir  qui  constate  la  consécration  de 
cet  édifice  au  culte  catholique. 

A  propos  de  synagogue,  plaçons  ici  cette  anecdote  assez  cu- 
rieuse :  les  juifs  de  Tolède,  probablement  pour  diminuer  l'hor- 
reur qu'ils  inspiraient  aux  populations  chrétiennes  en  leur  qua- 
lité de  déicides,  prétendaient  n'avoir  pas  consenli  A  la  mort  de 
Jésus-Cbrisl ,  et  voici  comm;jnl  :  Lors([ue  .Ksus  fut  mis  en  ju- 
yeraent,  le  conseil  des  prêtres,  présidé  par  Oa'iphe ,  envoya 


224  RLVLt;  DK  PARIS. 

consiiiter  les  tiibus  pour  savoir  s'il  devait  être  relâché  ou  mis  à 
mort  :  l'on  posa  la  question  aux  juifs  d'Espagne,  et  la  synago- 
gue de  Tolède  se  prononça  pour  l'actiuittement.  Celte  tribu 
n'est  donc  pas  couverte  du  sang  du  juste ,  et  ne  mérite  pas 
l'exécration  soulevée  par  les  juifs  qui  ont  voté  contre  le  fils  de 
Dieu.  L'original  de  la  réponse  des  juifs  de  Tolède  avec  une 
traduction  latine  du  texte  hébreu  ,  est  conservé,  dit-on,  dans 
les  archives  du  Vatican.  En  récompense,  on  leur  permit  de  bâ- 
tir cette  synagogue ,  qui  est ,  je  crois ,  la  seule  que  l'on  ait  ja- 
mais tolérée  en  Espagne. 

L'on  nous  avait  parlé  des  ruines  d'une  ancienne  maison  de 
plaisance  moresque ,  le  palais  de  la  Galiana  ;  nous  nous  y  fîmes 
conduire  en  sortant  de  la  synagogue,  malgré  notre  fatigue, 
car  le  temps  nous  pressait,  et  nous  devions  partir  le  lendemain 
pour  l'Andalousie. 

Le  palais  de  la  Galiana  est  situé  hors  la  ville,  dans  la  Vega  , 
et  l'on  passe,  pour  y  aller,  par  le  pont  d'Alcantara  :  au  bout 
d'un  quart  d'heure  de  marche  à  travers  des  champs  et  des  cul- 
tures, où  couraient  mille  petits  canaux  d'irrigation,  nous  arri- 
vâmes à  un  bouquet  d'arbres  d'une  grande  fraîcheur,  au  pied 
desquels  fonctionnait  une  roue  d'arrosement  de  la  simplicité  la 
plus  anticpie  et  la  plus  égyptienne.  Des  jarres  de  terre,  atta- 
chées aux  rayons  de  la  roue  par  des  cordelettes  de  roseaijx  , 
puisaient  l'eau  et  la  reversaient  dans  un  canal  de  tuiles  creu- 
ses,  aboutissant  à  un  réservoir,  d'où  on  la  dirigeait  sans 
peine  jtar  des  ligoles  sur  les  points  que  Ton  voulait  désaltérer. 

Un  énorme  tas  de  l)ri(|ues  rougeâtrcs  ébauchait  sa  silhouette 
ébréchée  derrière  le  feuillage  des  arbres  :  c'était  le  palais  de  la 
Galiana. 

Nous  pénétrâmes  par  une  porte  basse  dans  ce  monceau  de 
décombres  habités  par  une  famille  de  paysans  ;  il  est  impossible 
d'imaginer  quelque  chose  de  i)!us  noir,  de  plus  enfumé,  de  plus 
caverneux  et  déplus  sale.  Les  Troglodytes  étaient  logés  comme 
des  princes  en  comjjaraison  de  ces  gens-là,  et  pourtant  la  char- 
mante Galiana ,  la  belle  Moresque  aux  longs  yeux  teints  de 
henné,  aux  vestes  de  brocart  constellées  de  perles,  avait  posé 
ses  petites  babouches  sur  ce  plancher  défoncé;  elle  s'était  ac- 
coudée à  cette  fenêtre,  regardant  au  loin  dans  la  Vega  les  ca- 
valiers raores  s'exercer  ù  lancer  le  djérid. 


KtVlE  1>E  PARIS.  2-23 

Nous  conliniiàiii(;s  bravement  noire  exploralion,  montant 
aux  étages  sii|iérieiiis  par  des  échelles  chancelantes,  nous  ac- 
crochant des  pieds  et  des  mains  aux  touffes  d'herbe  sèche,  qui 
pendaient  comme  des  barbes  au  menton  refrogné  des  vieilles 
murailles. 

Parvenus  au  faîle,  nous  nous  aperçûmes  d'un  bizarre  phé- 
nomène; nous  étions  entrés  avec  des  pantalons  blancs,  nous 
sortions  avec  des  pantalons  noirs  ,  mais  d'un  noir  sautillant, 
grouillant,  fouimillanl;  nous  étions  couverts  de  petites  puces 
imperceptibles  qui  s'étaient  précipitées  sur  nous  en  essaims 
compactes,  attirées  par  la  froideur  de  notre  sangseplentrional. 
Je  n'aurais  jamais  cru  qu'il  y  eût  au  monde  tant  de  jiuces 
(jiie  cela  ! 

Quelques  tuyaux  de  conduite,  pour  amener  l'eau  dans  les 
étuves,  sont  les  seuls  vestiges  de  magnificence  que  le  temps  ait 
épargnés;  les  mosaïques  de  verre  et  de  faïence  émaillée,  les 
colonneltes  de  marbre  aux  chapiteaux  couverts  de  dorures,  de 
sculptures  et  de  versets  du  Coran,  les  bassins  d'albâtre ,  les 
pierres  trouées  à  jour  pour  laisser  filtrer  les  parfums,  tout  a 
disparu.  11  ne  reste  absolument  que  la  carcasse  des  gros  murs 
cl  des  tas  de  briques  qui  se  résolvent  en  poussière;  car  ces 
merveilleux  édifices,  qui  rappellent  les  féeries  des  Alille  cl 
une  Nuits ,  ne  sont  malheureusement  bàlis  qu'avec  des  bri- 
ques et  du  pisé  recouvert  d'une  croûte  de  stuc  ou  de  chaux. 
Toutes  ces  dentelles ,  toutes  ces  arabesques  ,  ne  sont  pas 
comme  on  le  croit  généralement,  taillées  dans  le  marbre  ou  la 
pierre  ,  mais  bien  moulées  en  plâtre,  ce  qui  permet  de  les  re- 
|)roduire  à  l'infini  et  sans  grande  dépense.  Il  faut  toute  la  sé- 
cheresse conservatrice  du  climat  d'Espagne  pour  que  des  mo- 
numents bâtis  avec  de  si  frêles  matériaux  soient  parvenus  jus- 
qu'à nos  jours. 

La  légende  de  la  Galiana  est  mieux  conservée  que  son  pa- 
lais. Elle  était  fille  du  roi  Galafre,  qui  l'aimait  par-dessus  tout 
et  lui  avait  bâtir  dans  la  Vega  une  maison  de  plaisance  avec 
des  jardins  délicieux,  des  kiosques,  des  bains,  des  fontaines  et 
des  eaux  qui  s'élevaient  et  s'abaissaient  selon  le  décours  de  la 
lune ,  soit  par  magie  ,  soit  par  un  de  ces  artifices  hydrauliques 
si  familiers  aux  Arabes.  La  Galiana,  idolâtrée  par  son  i)ère  ,  vi- 
vait le  plus  agréablement  du  monde  dans  celte  charmante  re- 
1  20 


226  REVUE  DE  PARIS. 

traite,  s'occupant  de  musique  ,  de  poésie  et  de  danse.  Son  tra- 
vail le  plus  pénible  était  de  se  dérober  aux  galanteries  et  aux 
adorations  de  ses  poursuivants.  Le  plus  importun  et  le  plus 
acharné  de  tous  était  un  certain  roitelet  de  Guadalajara  nommé 
Bradamant,  More  gigantesque,  vaillant  et  féroce  ;  Galiana  ne 
le  pouvait  souffrir  :  et  comme  dit  le  chroniqueur  :  «  Qu'im- 
porte que  le  cavalier  soit  de  feu,  quand  la  dame  est  de  glace  ?  » 
Cependant  le  More  ne  se  rebutait  pas,  et  sa  passion  de  voir 
Galiana  et  de  lui  parler  était  si  vive  qu'il  avait  fait  creuser 
de  Guadalajara  à  Tolède,  un  chemin  couvert  par  où  il  venaitia 
visiter  tous  les  jours. 

Dans  ce  temps-là,  Karl  le  Grand,  fils  de  Pépin,  vint  à  Tolède, 
envoyé  par  son  père,  pour  porter  secours  à  Galafre  contre  le 
roi  de  Cordoue,  Abderrahaman.  Galafre  le  logea  dans  le  palais 
même  de  la  Galiana,  car  les  Mores  laissent  volontiers  voir  leurs 
lilles  aux  personnes  illustres  et  considérables.  Karl  le  Grand 
avait  le  cœur  tendre  sous  sa  cuirasse  de  fer,  et  ne  tarda  pas  à 
devenir  fort  éperdument  amoureux  de  la  princesse  moresque. 
ÎI  supporta  d'abord  les  assiduités  de  Bradamant ,  n'étant  pas 
encore  sûr  d'avoir  touché  le  cœur  de  la  belle;  mais  comme 
Galiana,  malgré  sa  réserve  et  sa  modestie,  ne  put  lui  cacher 
longtemps  la  secrète  préférence  de  son  âme,  il  commença  à  se 
montrer  jaloux  et  demanda  la  suppression  de  son  rival  basané. 
Galiana  qui  était  déjà  Française  jusqu'aux  yeux,  dit  la  chroni- 
que, et  qui  d'ailleurs  haïssait  le  roitelet  de  Guadalajara ,  donna 
à  entendre  au  prince,  qu'elle  et  son  père  étaient  également  en- 
nuyés des  poursuites  du  More,  et  qu'elle  aurait  pour  agréable 
qu'on  l'en  débarrassât.  Karl  ne  se  le  fit  pas  dire  deux  fois;  il 
provoqua  Bradamant  en  combat  singulier,  et,  quoique  ce  fût 
un  géant,  il  le  vainquit  ,  lui  coupa  la  fête  et  la  présenta  à  la 
Galiana,  qui  trouva  le  présent  de  bon  goût.  Celte  galanterie  mit 
fort  avant  le  prince  français  dans  le  cœur  de  la  belle  More,  et 
l'amour  s'augmentant  de  part  et  d'autre,  Galiana  promit  d'em- 
brasser le  christianisme  ,  afin  que  Karl  pût  l'épouser  ;  ce  qui 
s'exécuta  sans  difficulté,  Galafre  étant  charmé  de  donner  sa 
fille  à  un  si  grand  prince.  Sur  ces  entrefaites  ,  Pépin  mourut, 
et  Karl  revint  en  France,  emmenant  avec  lui  Galiana,  qui  fut 
couronnée  reine  et  reçue  avec  de  grandes  réjouissances.  C'est 
ainsi  qu'une  More  eut  l'industrie  de  devenir  reine  chrétienne , 


PxEVUE  DE  l'ARIS.  227 

a  et  le  souvenir  de  celte  histoire,  encore  qu'il  soit  attaché  à  un 
vieil  édifice,  mérite  d'être  conservé  dans  Tolède ,  »  ajoute  le 
chroniqueur  par  manière  de  réflexion  finale. 

Il  fallait  avant  tout  nous  débarrasser  des  populations  mi- 
croscopiques qui  ligraient  de  leurs  piqûres  les  plis  de  nos  ex- 
pantalons blancs  :  heureusement  le  Tage  n'était  pas  loin  ,  et 
nous  y  conduisîmes  directement  les  puces  de  la  princesse  Ga- 
liana,  employant  le  même  moyen  que  les  renards  qui  se  plon- 
gent dans  l'eau  jusqu'au  nez,  tenant  du  bout  des  dents  un 
morceau  d'écorce  qu'ils  abandonnent  ensuite  au  fil  de  la  ri- 
vière, lorsqu'ils  le  sentent  garni  d'un  équipage  suffisant,  car 
les  infernales  petites  bêles,  progressivement  envahies  par  les 
ondes,  s'y  réfugient  et  s'y  pelotonnent.  Nous  demandons  par- 
don à  nos  lectrices  de  ce  détail  fourmillant  et  picaresque  qui 
serait  mieux  à  sa  place  dans  la  vie  de  Lazarille  de  Tormes  ou 
de  Guzman  d'Alfarache  ;  mais  un  voyage  d'Espagne  ne  serait 
pas  complet  sans  cela,  et  nous  espérons  d'être  absous  en  faveur 
de  la  couleur  locale. 

La  rive  du  Tage  est  de  ce  côté-là  cernée  de  rochers  à  pic 
d'un  abord  difficile,  et  ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  nous  des- 
cendîmes à  l'endroit  où  nous  devions  opérer  la  grande  noyade. 
Je  me  mis  à  nager  et  à  tirer  ma  coupe  marinière  avec  le  plus 
de  précision  possible  ,  afin  d'être  digne  d'un  lleuve  aussi  célè- 
bre et  aussi  respectable  que  le  Tage,  et  au  bout  de  quelques 
brassées,  J'arrivai  sur  des  constructions  écroulées  et  des  restes 
de  maçonneries  informes  qui  dépassaient  de  quelques  pieds 
seulement  le  niveau  du  fleuve.  Sur  la  rive,  précisément  du 
même  côté,  s'élevait  une  vieille  tour  en  ruine  avec  une  arcade 
en  plein  cintre,  où  quelques  linges  suspendus  par  des  lavan- 
dières, séchaient  fort  prosaïquement  au  soleil. 

J'étais  tout  simplement  dans  le  bano  de  la  Cava ,  autre- 
ment, pour  le  français  ,  le  bain  de  Florinde,  et  la  tour  que  j'a- 
vais en  face  de  moi  était  la  tour  du  roi  Rodrigue  :  c'est  du  bal- 
con de  celle  fenêtre  que  Rodrigue  ,  caché  derrière  un  rideau, 
épiait  les  jeunes  filles  au  bain  et  aperçut  la  belle  Florinde  me- 
surant sa  jambe  et  celles  de  ses  compagnes  pour  savoir  qui  l'a- 
vait la  plus  ronde  et  la  mieux  faite!  Voyez  à  quoi  tiennent 
les  grands  événements?  Si  Florinde  avait  eu  le  mollet  mai 
tourné  et  le  genou  disgracieux  ,  les  Arabes  ne  seraient  pas  ve- 


228  REVUE  DE  PARIS. 

nus  en  Espagne.  Malheureusement  Florinde  avait  le  pied  mi- 
gnon, les  clievilles  fines  et  la  jambe  la  plus  blanche  et  la  mieux 
tournée  du  monde.  Rodrigue  devint  amoureux  de  l'imprudente 
baigneuse  et  la  séduisit.  Le  comie  Julien,  père  de  Florinde, 
furieux  de  l'oulrage  ,  trahit  son  pays  pour  se  venger  et  appela 
les  Mores  à  son  secours.  Rodrigue  perdit  cette  fameuse  ba- 
taille, dont  il  est  tant  question  dans  les  romanceros,  et  périt 
misérablement  dans  un  cercueil  plein  de  vipères,  où  il  s'était 
couché  pour  faire  pénitence  de  son  crime.  La  pauvre  Florinde, 
fléirie  du  nom  ignominieux  de  la  Cava,  resta  chargée  de  l'exé- 
cralion  de  l'Espagne  entière  :  aussi  quelle  idée  saugrenue  et 
singulière  d'aller  placer  un  bain  déjeunes  filles  devant  la  tour 
d'un  jeune  roi  ! 

Puisque  nous  en  sommes  à  parler  de  Rodrigue,  disons  ici  la 
légende  de  la  grotte  d'Hercule,  qui  se  rattache  fatalement  à 
riiisloiredu  malheureux  prince  golh.  La  grotte  d'Hercule  est 
un  souterrain  qui  s'étend,  dit-on,  à  trois  lieues  hors  des  murs, 
et  dont  la  porle  fermée  et  cadenassée  soigneusement  se  trouve 
dans  l'église  de  San-Ginès,  sur  le  point  le  plus  élevé  de  la  ville; 
à  cette  place  s'élevait  autrefois  un  palais  fondé  par  Tubal  ; 
Hercule  le  restaura,  l'agrandit,  y  établit  son  laboratoire  et  son 
école  de  magie,  car  Hercule,  dont  plus  lard  les  Grecs  firent  un 
dieu,  fut  d'abord  un  puissant  cabaliste.  Au  moyen  de  son  arf, 
i!  consiruisit  une  tour  enchantée  ,  avec  des  talismans  et  des 
inscriplions  portant  que  ,  lorsque  l'on  pénétrerait  dans  cette 
enceinte  magique ,  une  nation  féroce  et  barbare  envahirait 
l'Espagne. 

Craignant  devoir  se  réaliser  cette  funeste  prédiction,  tous  les 
rois,  et  surtout  les  rois  golhs,  ajoutaient  de  nouvelles  serrures  et 
de  nouveaux  cadenas  à  la  porte  mystérieuse,  non  pas  qu'ils  eus- 
sent positivement  foi  à  la  prophétie,  mais,  en  personnes  sages, 
ils  ne  se  souciaient  nullement  de  se  mêler  à  ces  enchantements 
et  à  ces  sorcelleries.  Rodrigue,  plus  curieux  ou  jdus  nécessiteux, 
car  ses  débauches  et  ses  prodigalités  l'avaient  épuisé  d'argent, 
voulut  tenter  l'aventure  ,  espérant  trouver  des  trésors  considé- 
rables dans  le  souterrain  enchanté  :  il  se  dirigea  vers  la  grotte, 
en  tête  de  quelques  déterminés  munis  de  torches,  de  lanternes 
et  de  cordes,  arriva  à  la  porle  creusée  dans  le  roc  vif  et  fermée 
d'un  cpuvercle  do  fer  plein  de  cadenas ,  avec  une  tablette  où 


HEVUE  DE  PAIAIS.  239 

on  lisait  en  caraclùros  grecs  :  «  Le  roi  qui  ouvrira  ce  souter- 
rain et  pourra  découvrir  les  merveilles  qu'il  renferme, 
verra  des  biens  et  des  maux.  »  Les  autres  rois ,  effrayés  par 
l'alternative,  n'avaient  pas  osé  passer  outre;  mais  Rodrigue, 
risquant  le  mal  pour  avoir  la  chance  du  bien,  ordonna  de  briser 
les  cadenas ,  de  forcer  les  serrures  et  de  lever  le  couvercle  ; 
ceux  qui  se  vantaient  d'être  les  plus  hardis  descendirent  les  pre- 
miers, mais  ils  revinrent  bientôt ,  leurs  torches  éteintes,  trem- 
blant, pâles,  effarés  ,  et  ceux  qui  pouvaient  parler  racontèrent 
qu'ils  avaient  été  effrayés  par  une  épouvantable  vision.  Ro- 
drigue, ne  renonçant  pas  pour  cela  à  rompre  l'enchantement, 
fil  disposer  les  torches  de  manière  à  ce  que  le  vent  qui  sortait 
de  la  caverne  ne  i)ùl  les  éteindre ,  se  mit  en  tête  de  la  troupe . 
et  pénétra  hardiment  dans  la  grotte  :  il  arriva  bientôt  à  une 
chambre  carrée  d'une  riche  architecture,  au  milieu  de  laquelle 
il  y  avait  une  statue  de  bronze  de  haute  stature  et  d'un  aspect 
terrible.  Celte  statue  avait  les  pieds  posés  sur  une  colonne  de 
trois  coudées  de  haut,  et  tenait  ù  la  main  une  masse  d'armes 
dont  elle  frappait  le  pavé  à  grands  coups,  ce  qui  produisait  le 
bruit  et  le  vent  qui  avaient  causé  tant  de  frayeur  aux  premiers 
entrés.  Rodrigue,  brave  comme  un  Golh ,  résolu  comme  un 
chrétien  qui  a  contiance  en  Dieu  et  ne  s'étonne  pas  des  enchan- 
tements des  païens  ,  alla  droit  au  colosse  et  lui  demanda  la 
permission  de  visiter  les  merveilles  qui  se  trouvaient  là. 

Le  guerrier  d'airain  ,  en  signe  d'adhésion  ,  cessa  de  frapper 
la  terre  de  sa  masse  d'armes  :  l'on  put  reconnaître  ce  qu'il  y 
avait  dans  la  chambre,  et  l'on  ne  tarda  pas  à  rencontrer  un 
coffre  sur  le  couvercle  duquel  était  écrit  :  Celui  qui  m'ouvrira 
verra  des  merveilles.  Voyant  l'obéissance  de  la  statue,  les 
compagnons  du  roi,  revenus  de  leur  frayeur  et  encouragés  par 
cette  inscription  de  bon  augure,  apprêtaient  déjà  leurs  man- 
teaux et  leurs  poches  pour  les  remplir  d'or  et  de  diamants  ; 
mais  l'on  ne  trouva  dans  le  coffre  qu'une  toile  roulée  sur  la- 
quelle étaient  peintes  des  troupes  d'Arabes,  les  unes  à  pied  , 
les  autjes  à  cheval,  la  tête  ceinte  de  turbans,  avec  leurs 
boucliers  et  leurs  lances,  et  une  inscrii)tion  dont  le  sens 
était  :  Celui  qui  arrivera  jusqu'ici  et  ouvrira  le  coffre, 
perdra  l'Jispayne  et  sera  vaincu  par  des  nations  semblables 
à  celles-ci.  Le  roi  Rodrigue  tùcha  de  dissimuler  i  inqiression 

20. 


iJÔO  RFVUE  DF:  I'ARIS. 

fâcheuse  qu'il  éprouvait  pour  ne  pas  augmenter  la  tristesse 
lies  autres,  et  l'on  chercha  encore  pour  voir  s'il  n'y  aurait  pas 
quelque  compensation  à  de  si  désastreuses  prophéties.  En  levant 
les  yeux,  Rodrigue  aperçut  sur  la  muraille,  à  la  gauche  de  la 
statue  ,  un  cartouche  qui  disait  :  Pauvre  roi!  tu  es  entré  ici 
pour  ton  malheur;  et ,  à  la  droite,  un  autre  signifiant  :  Tu 
seras  dépossédé  par  des  nations  étrangères  et  ton,  peuple 
iiouffrira  de  rudes  châtiments.  —  Derrière  la  statue ,  il  y  avait 
écrit  :  J'invoque  les  Arabes  ;  et  par  devant  :  Je  fais  mon  de- 
voir. 

Le  roi  et  ses  courtisans  se  retirèrent  pleins  de  trouble  et  de 
pressentiments  funèbres.  La  nuit  même  ,  il  y  eut  une  tempête 
furieuse,  et  les  ruines  de  la  tour  d'Hercule  s'écroulèrent  avec 
un  fracas  épouvantable  :  les  événements  ne  tardèrent  pas  à  jus- 
tifier les  prédictions  de  la  grotte  magique,  les  Arabes  peints 
sur  la  toile  roulée  du  coffre  firent  voir  en  réalité  leurs  tur- 
bans, leurs  lances  et  leurs  boucliers  de  formes  étranges,  sur  la 
malheureuse  terre  d'Espagne.  —  Tout  cela  ,  parce  que  Ro- 
drigue regarda  la  jambe  de  Florinde,  et  descendit  dans  une 
cave! 

Mais  voici  la  nuit  qui  tombe,  il  faut  rentrer  à  la  fonda, 
souper  et  nous  coucher,  cai'  nous  avons  encore  à  voir  l'hôpital 
du  cardinal  don  Pedro  Gonzalez  de  Mendoza,  la  manufacture 
d'armes,  les  restes  de  ramphilhéâtre  romain,  mille  autres  cu- 
riosités ,  et  nous  partons  demain  soir.  —  Quant  à  moi,  je  suis 
tellement  fatigué  par  ce  pavé  en  pointe  de  diamant,  que  j'ai 
envie  de  me  retourner  et  de  marcher  un  peu  sur  les  mains, 
comme  les  clowns ,  pour  reposer  mes  pieds  endoloris.  — 
0  fiacres  de  la  civilisation!  omnibus  du  progrès!  je  vous  invo- 
quais douloureusement  ;  mais  qu'eussiez-vous  fait  dans  les  rues 
de  Tolède? 

L'hôpital  du  Cardinal  est  un  grand  bâtiment  de  proportions 
larges  et  sévères,  qu'il  serait  trop  long  de  décrire.  Sous  tra- 
verserons rapidement  la  cour  entourée  de  colonnes  et  d'ar- 
cades, qui  n'a  de  remarquable  que  deux  puits  d'air  avec  des 
margelles  de  marbre  blanc,  et  nous  entrerons  tout  de  suite 
dans  l'église  pour  examiner  le  tombeau  du  cardinal ,  exécuté 
en  albâtre  parce  prodigieux  Rerruguette,  qui  vécut  plus  de 
quatre-vingts  ans  couvrant  sa  patrie  de  chefs-d'œuvre  d'un 


REVUE  DE  PARIS.  231 

style  varié  et  d'une  perfection  toujours  égale.  Le  cardinal  est 
couché  sur  sa  tombe  dans  ses  habits  pontificaux  ;  la  mort  lui  a 
pincé  le  nez  de  ses  maigres  doigts  ,  et  la  contraction  suprême 
des  muscles  cherchant  à  retenir  l'âme  près  de  s'échapper,  lui 
bride  les  coins  de  la  bouche  et  lui  effile  le  menton;  jamais 
masque  moulé  sur  un  mort  n'a  été  plus  sinislrement  lîdèle;  et 
cependant,  la  beauté  du  travail  est  telle  que  l'on  oublie  ce  que 
ce  spectacle  peut  avoir  de  repoussant.  De  petits  enfants  dans 
des  attitudes  désolées,  soutiennent  la  plinthe  et  le  blason  du 
cardinal  ;  la  terre  cuite  la  plus  souple  et  la  plus  facile  n'a  pas 
plus  de  liberté  et  de  mollesse  ;  —  ce  n'est  pas  sculpté ,  c'est 
pétri  ! 

Il  y  a  aussi ,  dans  cette  église  ,  deux  tableaux  de  Domenico 
Theotocopouli ,  dit  le  Greco  ,  peintre  extravagant  et  bizarre  , 
qui  n'est  guère  connu  hors  de  l'Espagne.  Sa  folie  était,  comme 
vous  le  savez,  la  crainte  de  passer  pour  imitateur  du  Titien 
dont  il  avait  été  l'élève;  —  cette  préoccupation  le  jeta  dans  les 
recherches  et  les  caprices  les  plus  baroques. 

L'un  de  ces  tableaux ,  celui  qui  représente  la  Sainte  Fa- 
mille, a  dû  lendre  bien  malheureux  le  pauvre  Greco,  car,  au 
premier  coup  d'œil,  on  le  prendrait  pour  un  Titien  véritable. 
L'ardente  richesse  du  coloris  ,  la  vivacité  de  ton  des  draperies  , 
ce  beau  reflet  d'ambre  jaune  qui  réchauffe  jusiju'aux  nuances 
les  plus  fraîches  du  peintre  vénitien,  tout  concourt  à  tromper 
l'œil  le  plus  exercé  !  la  touche  seule  est  moins  large  et  moins 
grasse.  Le  peu  de  raison  qui  restait  au  Greco  dut  chavirer  tout 
ù  fait  dans  le  sombre  océan  de  la  folie  après  avoir  achevé  ce 
chef-d'œuvre  ;  il  n'y  a  pas  beaucoup  de  peintres  aujourd'hui 
en  état  de  devenir  fous  par  de  semblables  motifs. 

L'autre  tableau,  dont  le  sujet  est  le  Baptême  du  Christ,  ap- 
partient tout  à  fait  à  la  seconde  manière  du  Greco  ;  il  y  a  des 
abus  de  blanc  et  de  noir,  des  oppositions  violentes,  des  teintes, 
singulières,  des  altitudes  strapassées  ,  des  draperies  cassées  et 
chiffonnées  à  plaisir,  mais  dans  tout  cela  règne  une  énergie 
dépravée,  une  puissance  maladive  qui  trahissent  le  grand 
peintre  et  le  fou  de  génie.  Peu  de  tableaux  m'ont  autant  inté- 
ressé que  ceux  du  Greco,  car  les  plus  mauvais  ont  toujours 
quelque  chose  d'inattendu  et  de  chevauchant  hors  du  possible 
qui  vous  surprend  et  vous  fait  rêver. 


232  REVUE  DE  PARIS. 

De  l'iiôpital  nous  nous  rendîmes  à  la  manufaclure  d'armes. 
C'est  un  vasie  bàliment  symétrique  et  de  bon  goût  ,  fondé  par 
Charles  III,  dont  le  nom  se  retrouve  sur  tous  les  monuments 
d'utilité  publique;  la  manufacture  est  bâtie  tout  près  du  Tage, 
dont  les  eaux  servent  à  la  trempe  des  épées  et  font  mouvoir  les 
roues  des  machines.  Les  ateliers  occupent  les  côtés  d'une 
grande  cour  entourée  de  portiques  et  d'arcades,  comme  pres- 
que toutes  les  cours  en  Espagne.  Ici  on  chauffe  le  fer,  là  il  est 
soumis  au  marteau,  plus  loin  on  le  trempe,  dans  cette  chambre 
sont  les  meules  à  aiguiser  et  à  repasser;  dans  cette  autre  se 
fabriquent  les  fourreaux  et  les  poignées.  Nous  ne  pousserons 
pas  plus  loin  celte  investigation  qui  n'apprendrait  rien  de 
particulier  à  nos  lecteurs,  et  nous  dirons  seulement  qu'il  entre 
dans  la  composition  de  ces  lames  justement  célèbres  des 
vieux  fers  de  chevaux  et  de  mules,  recueillis  avec  soin  dans  ce 
but. 

Pour  nous  faire  voir  que  les  lames  de  Tolède,  méritaient 
encore  leur  réputation,  l'on  nous  conduisit  à  la  salle  d'épreuve  : 
un  ouvrier  d'une  taille  élevée  et  d'une  force  colossale  prit  une 
arme  de  l'espèce  la  plus  ordinaire  ,  —  un  sabre  droit  de  cava- 
lerie ,  —  le  piqua  dans  un  saumon  de  plomb  fixé  à  la  muraille  , 
fit  ployer  la  lame  dans  tous  les  sens  comme  une  cravache,  de 
façon  à  ce  que  la  poignée  rejoignait  presque  la  pointe;  —  la 
trempe  élastique  et  souple  de  l'acier  lui  permit  de  supporter 
celte  épreuve  sans  se  rompre.  Ensuite,  l'homme  se  plaça  de- 
vant une  enclume,  et  y  donna  un  coup  si  bien  appli(|ué,  que  la 
lame  y  entra  d'une  demi-ligne;  ce  tour  de  force  me  lit  penser 
à  cette  scène  d'un  roman  de  Walter  Scott ,  où  Richard  Cœur- 
de-Lion  et  le  roi  Saladin  s'exercent  à  couper  des  barres  de  fer 
et  des  oreillers. 

Les  lames  de  Tolède  d'aujourd'hui  valent  donc  celles  d'autre- 
fois ;  le  secret  de  la  trempe  n'est  pas  perdu,  mais  bien  le  secret 
de  la  forme  :  il  ne  manque  vraiment  aux  ouvrages  modernes 
que  celle  petite  chose,  si  méprisée  des  gens  progressifs,  pour 
soutenir  la  comparaison  avec  les  anciens!  Une  é|)ée  moderne 
n'est  qu'un  outil,  une  épée  du  xvi"  siècle  est  à  la  fois  un  outil 
et  un  joyau. 

Nous  comptions  trouver  à  Tolède  quelques  vieilles  armes , 
dagues,  poignards,  cochelimardes ,  espadons,  rapières,  et  au- 


REVUE  DE  PARIS,  233 

très  curiosités  bonnes  à  mettre  en  trophée  le  long  de  quelque 
mur  ou  de  quelque  dressoir,  et  nous  avions  appris  par  cœur,  à 
cet  effet,  les  noms  et  les  marques  des  soixante  armuriers  de 
Tolède,  recueillis  par  Achille  Jubinal  ;  mais  l'occasion  de  mettre 
notre  science  à  l'épreuve  ne  se  présenta  pas ,  car  il  n'y  a  pas 
l)lus  d'épées  à  Tolède  (jue  de  cuir  à  Cordoue  ,  que  de  dentelles 
à  Matines,  que  d'huîlres  à  Ostende,  et  de  pâtés  de  foies  gras  à 
Strasbourg;  c'est  à  Paris  que  sont  (outes  les  raretés,  et  si 
l'on  en  rencontre  quelques-unes  dans  les  pays  étrangers,  c'est 
qu'elles  viennent  de  la  boutique  de  M"'=  Delaunay,  quai  Vol- 
taire. 

L'on  nous  fit  voir  aussi  les  restes  de  l'amphithéâtre  romain 
et  de  la  naumachie  ,  qui  ont  parfaitement  l'air  d'un  champ  la- 
bouré, comme  toutes  les  ruines  romaines  en  général.  Je  n'ai  pas 
l'imagination  qu'il  faut  pour  m'extasier  sur  des  néants  si  pro- 
blématiques; c'est  un  soin  que  je  laisse  aux  aniiquaires,  et 
j'aime  mieux  vous  parler  des  murailles  de  Tolède  qui  sont  visi- 
bles à  l'œil  nu  et  d'un  admirable  effet  pittoresque.  Les  construc- 
tions se  marient  très-heureusement  aux  aspérités  du  terrain; 
11  est  souvent  difficile  de  dire  où  finit  le  rocher,  où  commence 
le  rempart;  chaciue  civilisation  a  mis  la  main  au  travail  ;  ce 
pan  de  mur  est  romain,  cette  tour  est  gothique,  et  ces  créneaux 
sont  arabes.  Toute  celte  portion  qui  s'étend  de  la  |)orte  Cam- 
bron  à  la  Puerla  Visagra  (via  Sacra),  où  aboutissait  proba- 
blement la  voie  romaine  ,  a  élé  bâtie  par  le  roi  golh  Wamba. 
Chacune  de  ces  pierres  a  sou  histoire ,  et  si  nous  voulions  tout 
raconter,  il  nous  faudrait  un  volume  au  lieu  d'un  article;  mais 
ce  qui  ne  sort  pas  de  nos  attributions  de  -voyageur ,  c'est  de 
redire  encore  une  fois  la  noble  figure  que  fait  à  l'horizon  To- 
lède, assise  sur  son  trône  de  rochers,  avec  sa  ceinture  de  tours 
et  son  diadème  d'églises  :  on  ne  saurait  imaginer  un  profil 
plus  ferme  et  plus  sévère  revêtu  d'une  couleur  plus  riche,  et 
où  la  physionomie  du  moyen  âge  soit  plus  fidèlement  conservée. 
Je  restai  là  plus  d'une  heure  en  contemplation,  lâchant  de  ras- 
sasier mes  yeux,  et  de  graver  au  fond  de  ma  mémoire  la  sil- 
houelte  de  celle  admirable  perspective  :  la  nuit  vint  trop  tôt. 
hélas  !  et  nous  allâmes  nous  coucher,  car  nous  devions  partir  à 
une  heure  du  malin  pour  éviler  les  trop  grandes  chaleurs.  — 
A  minuit,  en  effet ,  noire  calessero  arriva  poncUiellement ,  et 


234  FtEVUE  DE  PARIS. 

nous  grimpâmes  loul  endormis ,  et  dans  un  état  de  somnam- 
bulisme prononcé,  sur  les  maigres  coussins  de  la  calessine. 
Les  cahots  épouvantables  causés  par  le  pavé  chausse-trappe 
de  Tolède  nous  eurent  bientôt  assez  réveillés  pour  jouir  de 
l'aspect  fanlasti(iue  de  notre  caravane  nocturne.  La  calessine 
aux  grandes  roues  écarlates,  au  coffre  extravagant,  semblait, 
tant  les  murailles  étaient  rapprochées,  fendre  pour  passer,  des 
flots  de  maisons  qui  se  refermaient  derrière  elle  !  Un  sereno 
aux  jambes  nues,  avec  le  caleçon  flottant  et  le  mouchoir  bariolé 
des  Valençais  ,  marchait  devant  nous  ,  portant  au  bout  de  sa 
lance  une  lanterne  dont  les  vacillantes  lueurs  produisaient  tou- 
tes sortes  de  jeux  d'ombre  et  de  lumière,  que  Rembrandt  n'eiit 
pas  dédaigné  de  placer  dans  quelques-unes  de  ses  belles  eaux- 
fortes  de  rondes  et  de  i)atroui!!es  de  nuit;  le  seul  bruit  qu'on 
entendît,  c'était  le  frémissement  argentin  des  grelots  au  col  de 
notre  mule  et  le  grincement  de  nos  essieux.  Les  citadins  dor- 
maient aussi  profondément  que  les  statues  de  la  chapelle  de 
los  Reyes  nuevos.  De  temps  en  temps,  notre  sereno  avançait 
sa  lanterne  sous  le  nez  de  quelque  drôle  endormi  en  travers 
de  la  rue  et  le  faisait  ranger  avec  le  bois  de  sa  lance  ;  car,  en 
quelque  endroit  que  le  sommeil  prenne  un  Espagnol ,  il  étend 
son  manteau  à  terre  et  se  couche  avec  une  philosophie  et  un 
flegme  parfaits.  Devant  la  porte  qui  n'était  pas  encore  ouverte, 
et  où  l'on  nous  fit  attendre  deux  heures,  le  sol  était  jonché  de 
dormeurs  qui  ronflaient  sur  tous  les  tons  possibles,  car  la  rue 
est  la  seule  chambre  à  coucher  où  l'on  ne  soit  pas  livré  aux 
bêtes,  et  il  faut  pour  entrer  dans  une  alcôve  la  résignation  d'un 
fakir  indien.  Enfin  la  damnée  porte  tourna  sur  ses  gonds  ,  et 
nous  reprîmes  le  chemin  par  où  nous  étions  venus.  Le  soir 
même  nous  étions  à  Madrid ,  où  nous  devions  prendre  la  dili- 
gence de  Grenade. 

Théophile  Gautier. 


LA 

DOUBLE  AMANDE  •'. 


....  Des  âmes  honnêtes ,  que  le  \ice  n'attaque 
jamais  à  découvert,  mais  qu'il  trouve  le  moyen 
de  surprendre ,  en  se  masquant  toujours  de 
quelque  sophisme. 

Rousseau  ,  les  Confessions. 
I. 

Dix  heures  venaient  de  sonner  ,  et  la  grande  salle  de  l'hôtel 
du  Prince  héréditaire  commençait  à  s'emplir.  A  l'un  des  bouts 
de  la  longue  et  étroite  labié  étalent  assis  trois  individus ,  très- 
laids  ,  très- silencieux  et  très  comme  il  faut;  habits  noirs  ,  gilels 
blancs  et  cravates  blanches,  ils  ressemblaient  assez  à  trois 
pies.  A  l'autre  extrémité  de  la  table  se  tenait  un  groupe  d'offi- 
ciers qui  riaient  et  causaient  à  voix  basse ,  sans  faire  attention 
aux  regards  sévères  que  leur  lançaient  de  temps  en  temps  les 
trois  personnages  noirs  ,  dont  la  sombre  dignité  paraissait  cho- 
quée par  les  propos  un  peu  lestes  qui  parfois  arrivaient  jusqu'à 
eux. 

(1)  En  Allemagne,  lorsque  au  dessert  on  trouve  une  double  amande, 
on  en  donne  une  moitié  à  sa  voisine  ou  à  une  personne  quelconque 
qu'on  choisit  ;  le  premier  des  deux  qui ,  après  cela ,  dit  à  l'autre  : 
Gule7i  lag,  p^ielliebchen ,  a  le  droit  de  demander  à  celui-ci  ce  qu'il 
voudra. 


-2ô6  REVUE  M  PARIS. 

—  Boii.îoir  ,  colonel ,  s'écria  un  jeune  homme  avisant  un  des 
deux  individus  qui  entraient  en  ce  moment ,  je  vous  attendais  ; 
j'ai  soupe ,  et  voici  les  dés.  Mettez-vous  à  côté  de  moi. 

—  Ne  vois-tu  pas,  Morilz,  que  le  père  Kinzingen  est  plus 
sourd  que  jamais ,  ce  soir  ?  dit  un  autre.  Je  l'ai  remarqué  ;  lors- 
<I»'il  vient  d'entendre  Robert  le  Diable ,  il  a  toujours  un  ac- 
croissement de  surdité. 

—  C'est  égal  ,  répondit  Moritz  ,  il  faut  qu'il  me  paye  un  fro- 
mage de  Brie  (1).  Allons,  vieux  Cosaque.  —  Et  voyant  le  colonel 
prendre  sa  place  vis-à-vis  de  lui,  il  lui  tendit  le  cornet,  que 
l'autre  s'empressa  de  saisir. 

On  n'entendait  plus  que  le  bruit  des  dés  ,  lorsque  soudain  la 
porte  s'ouvrit ,  et  un  jeune  Iiomme  portant  l'uniforme  de  sous- 
lieulenant  d'artillerie  vint  s'asseoir  à  la  tahle. 

—  Eh  bien  !  meine  herrn,  qu'y  a-t-il  de  nouveau  ?  dit-il  en 
allumant  un  cigare. 

—  Pas  grand'chose.  Mais  comment  diable  se  fait-il  que  tu 
sois  ici  à  cette  heure  ?  Je  te  croyais  de  service  à  S.... 

—  J'avais  à  faire  en  ville. 

—  Prends  garde  ,  Edgar,  reprit  un  autre  de  ses  camarades, 
tu  te  feras  une  mauvaise  affaire  avec  le  grand-duc. 

—  Quant  à  cela,  répondit  celui-ci,  il  serait  difficile  d'être 
plus  mal  avec  lui  que  je  ne  le  suis  déjà  ,  et  pour  quelques  jours 
d'arrêts  de  plus  ou  de  moins....  Mais  dites  donc  ,  il  paraît  que 
rien  n'empêche  mon  illustre  cousin  ,  le  long  JFolfsburc) ,  de 
venir  ici  dévorer  son  éternel  plat  de  petits  pois.  A  le  voir  là  , 
faisant  le  troisième  dans  ce  kleeblatt  de  graves  imbéciles,  on 
ne  dirait  pas  qu'il  vient  de  lui  arriver  des  malheurs. 

—  Qu'est-ce  que  tu  appelles  ses  malheurs?  interrompit  un 
officier  de  dragons. 

—  Mais  il  me  semble .  dit  Edgar ,  que ,  lorsqu'on  perd  sa 
place  à  une  cour  aussi  illustre  que  la  nôtre,  et  qu'on  épouse 
une  femme  aussi  jolie  que  Clara  de  Selsbeck,  il  est  permis  à  vos 
amis  et  connaissances  de  vous  plaindre. 


(1)  Après  le  dîner  et  le  souper,  les  des  sont  toujours  placés  sur  la 
table ,  et  une  portion  de  fromage  de  Brie  est  un  enjeu  favori  parmi  les 
officiers  des  villes  près  des  frontières  de  la  France. 


REVUE  DE  IWRIS.  237 

—  .VproiJOS,  s'écria  un  jeMiie  hoinmi!  <jiii  .iiia(jii(' îà  n'avait 
pas  ouvert,  la  hoiieht; ,  explique-moi  donc  pourquoi  il  n'est  plus 
grand  maître  des  cérémonies? 

—  Parce  que  ,  tout  glaçon  qu'il  est ,  il  a  le  sang  des  Wolfs- 
burg  dans  les  veines,  et  au  dernier  haï  de  la  cour,  il  s'est  em- 
porté jusqu'à  frapper  un  laquais,  ce  qui,  venant  aux  oreilles 
grand-ducales,  lui  a  valu  sa  disgrâce.  Tu  n'étais  donc  pas  au 
dernier  bal ,  Felstadl  ? 

—  Je  vais  peu  à  ces  fêtes  ;  il  y  a  trop  d'étiquette  ,  trop  peu 
de  jolies  femmes,  un  mauvais  souper,  et  du  vin  de  Bordeaux 
(jui  à  Paris  coule  quinze  sous  la  bouteille. 

—  Oh  !  oh  !  s'écria  un  petit  blondin  qui  pouvait  avoir  au  plus 
seize  ans ,  le  Felstadt  a  passé  deux  ans  à  Paris  ! 

Felsladt,  pour  toute  réponse,  lui  envoya  une  boufféede  fumée 
dans  les  yeux. 

—  Ah  çà  !  dit  Edgar  assez  haut  pour  que  tout  le  monde  l'eij- 
lendît ,  on  dirait  que  Baumfeld  fait  frontière  entre  nous  et  ces 
(rois  corbeaux  de  la  cour  là-bas.  Il  est  à  nous  par  son  uni- 
forme et  à  eux  par  son  maintien. 

Cette  remarque  avait  pour  objet  un  gros  capitaine  de  dragons , 
blond  et  taciturne  ,  qui ,  se  tenant  tout  seul  entre  la  bande  des 
officiers  et  les  trois  hommes  noirs  ,  ne  parlait  ni  aux  uns  ni  aux 
autres,  et  engloutissait||  une  énorme  tranche  de  bifteck  au 
l)eurre  d'anchois. 

—  Baumfeld  devient  un  homme  sérieux,  ajouta  Felstadt; 
mercredi  prochain  il  épouse  Amélie  de  Gemsberg. 

—  Pour  combien  de  temps?  demanda  Edgar  allumant  son 
troisième  cigare. 

Tous  éclatèrent  de  rire. 

—  Allons ,  Edgar ,  reprit  Felsladt ,  cette  fois-ci  c'est  pour  de 
bon ,  car  la  mère  s'en  est  mêlée  ,  et  Baumfeld  se  trouve  engagé 
l)0ur  la  vie,  lebenslanglicli  engagirt! 

—  Dès  que  la  vieille  Gemsberg  y  a  mis  du  sien  ,  je  ne  m'étonne 
plus  de  rien.  Elle  ferait  épouser  sa  fîlle  par  le  pape  ou  par  moi 
si  elle  se  le  mettait  en  tête.  J'ai  une  profonde  vénération  pour 
celte  femme-là.  Quant  à  Amélie  ,  elle  est  bien  jolie,  mais  nous 
le  savons  tons  trop. 

—  Chut!  Edgar,  dit  le  petit  blondin,  prends  garde  <|ue  le 
vieux  Kinzingen  ne  t'entende  ;  il  tient  beaucoup  à  ses  nièces. 

1  21 


238  Rl'VUt  DK  PARIS, 

—  Bah  !  il  en  rirait  tout  le  premier. 

Un  des  personnages  du  noir  trio  groupé  à  l'extrémité  de  la 
table  se  leva  et  prit  son  chapeau. 

—  Dès  qu'on  parle  maris  ,  le  grand  Wolfsburg  rentre  chez 
lui,  remarqua  Felstadt. 

—  Bonne  nuit!  lieber  Fetter ,  s'écria  Edgar  ;  bien  des  choses 
de  ma  part  à  ma  cousine. 

L'ex-grand  maître  de  la  cour  ferma  la  porte  avec  violence , 
et  presque  aussitôt  fut  suivi  de  ses  deux  lugubres  compagnons. 
Il  ne  restait  plus  qu'un  étranger  qui  était  entré  dans  la  salle  au 
même  moment  que  Kinzingen  ,  et  qui  ,  assis  à  quelque  distance 
desofficiers  ,  parcourait  attentivement  les  colonnes  d'un  journal. 

—  Ouf  !  voilà  nos  éteignoirs  levés ,  reprit  Edgar.  Je  com- 
mence à  respirer.  Au  moins,  à  présent,  on  peut  parler.  Puis, 
ôlant  son  cigare  de  sa  bouche  :  Savez-vous  ce  qui  m'amène  ici 
ce  soir?  Pas  un  ,  pas  deux  ,  mais  quatre  rendez-vous  !  et  voici 
ce  que  je  vous  propose.  Comme  les  quatre  sont  à  une  demi- 
heure  l'un  de  l'autre,  il  me  sera  impossible  de  m'y  présenter  eu 
personne  ,  je  m'en  réserve  donc  un  ,  et  vous  offre  les  autres. 
Voyons,  que  je  vous  donne  vos  passe-ports,  (Il  lira  dedessous 
son  uniforme  quatre  billets  de  formes  différentes.)  Tiens ,  Fel- 
stadt, M"'=FrUhling,  la  fille  de  l'ancien  minisire  delà  guerre,  à 
onze  heures  et  demie  ,  à  son  balcon  ;  puis  la  femme  du  colonel 
Berglieim,  que  je  destine  à  Morilz,  quand  il  aura  fini  sa  partie 
avec  Kinzingen  ;  celle-là  à  onze  heures  ,  chez  elle  ;  le  colonel 
est  à  V....  Et  voici  pour  toi,  mon  tils ,  dit-il  en  s'adressant  au 

petit  blondin  ;  je  te  donne  l'ambassadrice  de ,  à  minuit ,  à 

domicile.  Quanta  Felstadt  etàMoritz,  il  faut,  l'obscurité  aidant, 
qu'ils  passent  pour  moi;  nous  sommes  de  la  même  taille,  et  cela 
rendra  l'aventure  plus  amusante. 

—  Mais  moi  ?  objecta  le  petit  d'un  air  consterné. 

—  Je  n'entends  pas  que  tu  me  représentes.  Tu  iras  chez 

M""=  de  S de  ma  part ,  en  lui  disant  que  je  tâcherai  de  me 

rendre  à  sa  gracieuse  invitation  ;  tu  seras  reçu,  voilà  l'essentiel, 
etjs  gage  que  ,  si  je  me  présentais  une  demi-heure  plus  tard, 
je  trouverais  visage  de  bois.  Rassure-toi ,  les  billets  de  l'am- 
bassadrice sont  transférables. 

—  IMais  qui  diable  as-tu  donc  réservé  pour  loi ,  Edgar?  de- 
manda Felstadt. 


REVUE  DF  PAF.I^.  259 

—  Je  ne  vous  le  dirai  pas,  répondit  Edgar  avec  «ne  affecta- 
tion de  mystère;  il  suffit  que  vous  sachiez  que  c'est  la  plus  belle 
fille  de  la  terre. 

—  Voilà  Baumfeld  qui  s'en  va  ,  dit  le  blondin,  il  a  peur  d'en 
entendre  plus, 

—  Ah!  bah  !  répondit  Edgar  avant  que  l'aulre  eût  fermé  la 
porte  ;  il  doit  savoir  qu'on  ne  revient  jamais  ù  ses  premières 
amours.  Non,  continua-t-il  api  es  un  instant  de  silence;  celle 
qui  m'a  attiré  de  S...  ce  soir  ,  est  une  inconnue  ;  inconnue  pour 
toute  la  terre,  excepté  pour  moi.  Quinze  ans,  mes  amis ,  et 
faite  comme  Vénus  ! 

—  Par  Dieu  !  je  sais  qui  c'est ,  c'est  la  petite-nièce  du  gé- 
néral Mannslhal. 

Edgar  secoua  la  tète. 

—  Alors,  c'est  Julie  d'AdIersheim ,  la  nouvelle  demoiselle 
d'honneur  de  la  grande-duchesse,  dit  un  autre. 

—  Vous  vous  trompez  tous;  ce  n'est  ni  l'une  ni  l'autre ,  mais 
une  étrangère  <jui  ne  se  trouve  ici  que  depuis  deux  jours. 

—  J'y  suis  !  s'écria  Felsladt ,  ce  ne  peut  être  que  notre  beauté 
de  la  Freinden-Loge. 

—  Onze!  vociféra  le  vieux  Kinzingen  d'une  voix  de  Stentor. 

—  Douze ,  répliqua  Morilz  regardant  les  dés  qu'il  venait  de 
jeter  sur  la  table.  Holà!  Louis,  appor(e-nous  du  fromage  de 
Brie;  le  colonel  paye.  Puis  ,  se  retournant  vers  les  autres  :  Que 
disiez-vous  de  la  dame  de  la  Fremden-Loge?  Tausencl  sap- 
perment  !  voilà  la  plus  jolie  femme  que  j'aie  vue  !... 

—  Je  disais,  Moritz,  interrompit  Edgar,  que  j'ai  une  carte 
d'entrée  pour  loi  chez  la  Bergheim  ,  ce  soir. 

—  Grand  merci,  mon  cher,  mais  je  n'en  veux  plus.  Cepen- 
dant donne  toujours;  d'ici  à  une  heure,  je  trouverai  iteut-ètre 
un  remplaçant. 

—  Quelle  est  donc  cette  mystérieuse  beauté  dont  vous  parliez 
tout  à  l'heure  ?  demanda  Edgar ,  jetant  nonchalamment  sur  la 
table  le  billet  de  M"»"  de  Bergheim. 

—  La  plus  ravissante  créature  de  la  terre,  répondit  Moritz. 
Elle  était  au  théâtre  ce  soir,  dans  la  Fremden-Loge ,  assise  à 
côté  d'une  vieille  paire  de  moustaches,  qui,  j'espère  de  tout 
mon  cœur  ,  appartiennent  à  son  mari.  Tout  le  monde  se  retour- 
nait pour  la  regarder;  mais  personne  ne  sait  son  nom. 


240  REVUE  DE  PARIS. 

—  Si  fait ,  Moritz ,  dit  le  petit  blondin  ;  ce  cosaque  de  Kinzin- 
gen  doit  le  savoir,  car  je  l'ai  vu  qui  lui  parlait  à  la  sortie. 

Edgar  se  leva  ,  et ,  frapj)aMl  le  colonel  sur  l'épaule  : 

—  Vieux  Lovelace,  lui  cria-l-il  dans  l'oreille  ,  à  quelle  jolie 
Fraulein  faisais-tu  des  déclarations  ce  soir,  en  sortant  du 
spectacle? 

Kinzingen  laissa  échapper  un  rire  étouffé  (vrai  rire  de  sourd) 
entre  ses  énormes  moustaches,  et,  secouant  sa  tête  de  chat- 
huant : 

—  Elle  n'est  plus  Fraulein  ,  répliqua-t-il  ;  c'est  la  femme  du 
général  de  Linsdorf.  J'ai  servi  avec  lui  en  1812,  lorsque  nous 
avions  tous  les  deux  vingt  ans  et  la  simple  épaulelte  de  sous- 
lieutenant.  Damné  Linsdorf!  il  a  été  plus  heureux  que  moi... 
Quelle  ravissante  petite  créature  ! 

L'étranger  dont  nous  avons  parlé  plus  liaut,interrompitsou- 
daiuement  sa  leclure  ,  et  prêta  toute  son  altention  à  la  conver- 
sation qui  venait  de  s'engager. 

—  Ce  diable  d'Edgar  !  dit  Felsladt  tout  bas  à  Moritz;  je  suis 
convaincu  que  son  inconnne  de  ce  soir  n'est  autre  que  M'"^  de 
Linsdorf. 

—  Vous  vous  trompez ,  monsieur ,  dit  l'étranger  d'un  ton 
ferme,  fixant  son  regard  sur  Felstadt. 

—  Je  serais  curieux  de  savoir  comment  vous  en  pouvez  être 
si  sûr  ,  répondit  celui-ci. 

—  Ecoute  donc ,  ce  monsieur  a  peut-être  d'excellentes  raisons 
pour  parler  ainsi ,  remarqua  malicieusement  le  blondin. 

L'étranger  se  contenta  de  lancer  un  regard  du  plus  souverain 
mépris  à  l'auteur  de  celle  observation. 

—  Au  fait ,  s'écria  Edgar  tout  à  coup  ,  je  ne  vous  dis  pas  que 
mon  inconnue  soit  M™*^  de  Linsdorf  ;  mais  pourquoi  ne  la  serait- 
elle  pas? 

—  Parce  que  vous  trouveriez  plus  facile  d'ébranler  la  colonne 
Vendôme  en  lui  soufflant  dessus,  que  de  faire  manquer  RI™e  de 
Linsdorf  à  ses  devoirs. 

Edgar  regarda  l'inconnu  avec  un  étrange  sourire  d'incrédu- 
lité. 

—  Allons,  mon  cher,  dit  Felstadt,  il  se  peut  qu'il  y  ait  au 
monde  des  femmes  vertueuses. 

--  Pnrifon  .  monsieur,  continua  Edgar  «'adressant  ù  l'éfran- 


llEVUt  DE  l'AHlS.  241 

ger;  nous' savons  que  vous  n'êtes  pas  le  mari  de  M™"  de  Lins- 
dorf  ;  seriez-vous  par  hasard  son  frère? 

—  Je  n'ai  pas  ce  bonheur-là  ;  mais  son  nom  m'est  sacré 
comme  celui  de  ma  sœur  ,  et  je  ne  puis  l'entendre  profaner , 
comme  vous  venez  de  le  faire  tantôt  ,  sans  en  ressentir  l'indi- 
gnation qu'éprouverait  un  frère  en  pareil  cas. 

—  Réellement,  monsieur,  reprit  Edgar  d'un  ton  un  peu 
moqueur,  vous  m'inspirez  une  envie  démesurée  de  connaître 
M™o  de  Linsdorf.  Si  je  ne  craignais  pas  de  trop  vous  blesser  , 
j'aurais  quelque  chose  à  vous  proposer  à  son  égard. 

—  Dites  toujours,  monsieur,  répliqua  l'étranger;  il  me 
semble  qu'après  ce  que  j'ai  entendu  ce  soir,  rien  ne  doit  vous 
arrêter. 

Edgar  prit  la  lettre  de  M™'  de  Berghem  ,  et ,  ayant  tracé  sur 
l'enveloppe  (juelques  lignes  au  crayon  ,  la  lit  passer  k  l'inconnu. 
A  peine  celui-ci  l'eut-il  lue  ,  que  ,  froissant  le  papier  dans  sa 
main  : 

—  J'accepte,  dit-il  à  Edgar  avec  sang-froid;  mais  à  une 
condition  :  si  vous  ne  réussissez  pas,  c'est  à  moi  (jue  vous  rendrez 
raison  des  propos  (|ue  vous  avez  tenus  ce  soir  sur  une  personne 
que  vous  ne  connaissiez  pas. 

—  Volontiers  ,  répondit  Edgar.  Cela  fait  que,  dans  tous  les 
cas ,  j'aurai  de  quoi  |);isser  mon  temps  avec  agrément  et  utilité. 

—  Dans  quel  délai  ?  demanda  Morilz. 

—  Pour  toute  autre ,  j'aurais  dit  un  mois;  mais,  vu  l'inex- 
pugnable vertu  de  M™"'  de  Linsdorf,  j'ai  mis  la  chose  à  trois  se- 
maines, dit  Edgar  ironiquement.  Crois-tu  que  ce  soit  trop? 
Nous  pourrions  le  réduire  à  quinze  jours.  —  Vous  êtes  peut-être 
pressé  de  retourner  en  France?  continua-t-il ,  s'adressaut  à 
l'étranger. 

—  Nullement ,  répondit  celui-ci. 

—  Ah  çà  !  reprit  Wolfsburg,  il  est  bien  entendu  que  vous  ne 
soufflerez  pas  un  mot  de  tout  ceci  à  M""'  de  Linsdorf? 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole  d'honneur.  Je  porte  trop  de 
respect  à  M""  de  Linsdorf  pour  oser  lui  raconter  la  manière 
dont  son  nom  a  été  prononcé  ce  soir,  et  j'ai  trop  de  confiance 
en  elle  pour  sup|)Oser  (ju'un  pareil  avertissement  soit  nécessaire. 
Wais  à  qui  dois-je  me  lier  pour  savoir  la  vérité  dans  celle 
affaire  ? 

21. 


M2  P.EYUE  DE  PARIS, 

—  A  moi  seul ,  monsieur ,  dit  avec  fierté  Edgar  ;  d'ailleurs  le 
plaisir  d'une  rencontre  avec  vous ,  qui  m'attend  dans  le  cas  de 
ma  non-réussite,  doit  vous  en  offrir  une  garantie  suffisante. 

—  Nous  répondons  tous  de  lui ,  s'écrièrent  ses  camarades 
tous  à  la  fois. 

—  Mais  dans  le  cas  où  je  réussirais?  poursuivit  Edgar. 

—  Si  vous  en  aviez  la  moindre  chance,  Malhilde  serait  in- 
digne des,  sentiments  de  vénération  <jue  je  lui  porte  ,  et  la  honte 
en  retomberait  sur  sa  tète.  —  Puis  ,  se  tournant  vers  les  autres 
officiers  ,  sur  les  figures  desquels  se  peignait  un  certain  degré 
d'étonnement  :  Il  vous  parait  singulier  que  j'appelle  M""^  de 
Linsdorf  par  son  nom  de  Malhilde.  Je  dois  à  elle  de  vous  dire 
que  M""^  de  Villers  était  la  fille  d'un  ami  de  mon  père  ;  orpheline, 
elle  a  été  élevée  sous  les  yeux  de  ma  mère,  avec  ma  sœur  qui  est 
morte;  elle  n'a  quitté  notre  maison  que  pour  épouser  le  général 
de  Linsdorf.  Je  ne  l'ai  plus  revue  depuis  lors  ,  elle  ignore  ma 
présence  ici,  comme  moi-même  j'ignorais  la  sienne;  mais  vous 
voyez  que  j'ai  le  droit  de  la  défendre  ,  et  de  protéger  sa  réputa- 
tion contre  ceux  qui  voudraient  l'attaquer. 

—  C'est  fort  bien ,  monsieur  ,  observa  Edgar  ;  mais ,  avant  de 
nous  séparer  ,  il  faut  que  je  sache  à  qui  j'ai  affaire. 

L'étranger  se  leva  ,  et  tira  d'un  portefeuille  une  carte  qu'il 
posa  avec  une  politesse  dédaigneuse  sur  la  table.  Edgar  la  prit 
et  lut  : 

«  Gustave  de  Launay ,  capitaine  d'état-major.  « 

—  Diable  !  s'éciia-t-il,  jetant  un  coup  d'œil  sur  M.  de  Launay , 
qui  semblait  avoir  au  plus  vingt-cinq  ans,  et  portait  déjà  à  sa 
boutonnière  la  rosette  d'officier  de  la  Légion  d'honneur.  —  Il 
paraît  qu'on  avance  plus  vite  eu  France  qu'ici  !  Aussi  il  n'y  a 
lias  de  grands-ducs  ? 

—  Vous  savez  mon  nom  ,  dit  M.  de  Launay.  Ayez  la  bonté  de 
me  dire  le  vôtre. 

—  Edgar,  baron  de  Wolfsburg ,  répondit  celui-ci ,  et ,  si  vous 
désirez  avoir  des  renseignements  sur  mon  compte ,  demandez- 
en  au  premier  venu  ,  tout  le  monde  me  connaît  ici. 

—  Surlout  les  maris  ,  ajouta  le  blondin. 
Onze  heures  sonnèrent  à  la  pendule. 

—  Quant  à  moi ,  je  m'en  vais  ,  messieurs  ,  dit  Edgar  ,  je  suis 
déjà  d'une  demi- heure  en  retard. 


REVUM  DE  PAI'.IS.  24Ô 

Et  prenant  son  ceinturon  et  son  manteau  : 

—  Monsieur  de  Launay  ,  je  vous  salue,  dit-il. 

—  Au  revoir,  monsieur,  rc'pondit  froidement  celui-ci. 

—  Attends  donc  ,  Edgar  ,  s'écrièrent  les  autres  ,  nous  allons 
t'accompagiier. 

■—  Jusqu'au  coin  de  la  fP'ald-Strasse ,  je  le  veux  bien ,  mais 
pas  plus  loin. 
Tous  sortirent  ensemble. 
Dès  qu'ils  furent  dans  la  rue  ,  Felstadt  prit  la  parole  : 

—  Tu  avais  parié... 

—  Vingt-cinq  louis. 

—  Où  diantre  les  aurais-tu  pris? 

—  Imbécile!  j'en  aurais  parié  cinq  cents  avec  autant  de  fa- 
cilité. Quand  on  est  sûr  de  gagner! 

—  Je  te  le  repète,  Edgar,  il  peut  y  avoir  des  femmes  ver- 
tueuses. 

—  Dans  tous  les  cas  ,  interrompit  Edgar,  je  préfère  me  battre. 
Un  duel  ne  coûte  lien.  Et  maintenant  à  vos  postes.  Toi  ,  Fel- 
stadt, vite  au  balcon  de  M"'=  FrUliling  ;  toi,  mon  petit,  va 
trouver  l'ambassadrice  ;  et  toi  ,  Morilz ,  si  tu  m'aimes,  cours 
chez  la  Bergheim. 

—  C'est  le  plus  grand  sacrifice  que  je  puisse  faire  îl  ton 
amitié,  dit  Morilz  en  riant. 

—  C'est  à  titre  de  revanche,  mon  cher,  dit  Edgar;  et  il  se 
mit  a  descendie  la  Wald-Strasse  à  grands  pas. 


II. 


Le  lendemain  ,  la  princesse  de  D...  donnait  un  grand  dîner. 
Edgar  de  Wolfsburgful  du  nombre  des  invités,  et  à  deux  heures 
moins  un  quart,  il  se  trouva  en  grande  tenue  dans  les  salons  de 
la  princesse  ,  qui,  joignant  à  une  soixantaine  d'années  et  à  une 
laideur  repoussante  une  conduite  fort  déréglée  et  l'ambition  de 
])asser  pour  une  femme  sans  préjugés,  recevait  chez  elle  ,  avec 
la  grâce  la  plus  parfaite  ,  les  hommes  les  plus  dissolus  et  les 
plus  perdus  de  réputation. 

La  conversation  languissait  un  peu  lorsqu'on  annonça  M.  le 
comte  et  M""  la  comtesse  de  Linsdorf. 


244  HKVLI    DE  l'AlUS. 

Le  général,  homme  grand,  sec  et  loide,  qui  paraissait 
avoir  au  moins  cin(|uanle-six  ou  cinquante-sept  ans  ,  dont  la 
chevelure  était  rare  et  blanche,  la  poitrine  couverte  de  déco- 
rations, tenait  sa  femme  sous  le  bras,  et  s'inclinant  devant  la 
princesse  : 

—  Votre  Altesse  Sérénissime  m'accorde  l'honneur  de  lui  pré- 
senter M™"  de  Linsdorf  ? 

La  jeune  femme  courba  gracieusement  son  front  au  baiser 
froid  que  daigna  lui  donner  la  princesse  ,  et  alla  s'asseoir  sur 
un  fauteuil  près  du  canapé  où  trônait  celle-ci. 

On  vint  annoncer  le  dîner. 

—  Général  ,  donnez-tnoi  le  bras;  monsieur  de  Wolfsburg  , 
offrez  le  vôtre  à  M"»'  de  Linsdorf. 

Edgar  se  fit  ré|)éter  l'oîdre  de  la  princesse;  puis,  s'excusant 
assez  nonchalamment  pour  son  inattention  ,  offrit  son  bras  d'un 
air  indifférent  à  la  femme  du  général ,  qu'il  n'avait  cessé  d'ob- 
server depuis  le  moment  de  son  entrée  au  salon  ,  et  dont  au 
premier  abord  la  beauté  lui  parut  moindre  qu'il  ne  l'eût  sup- 
l)0sé  d'ai)rès  les  descriptions  exagérées  de  ses  camarades.  Ce 
moment  d'hésitation  fit  que  M"'"=  de  Linsdorf  regarda  avec  une 
espèce  de  curiosité  celui  qui  devait  passer  à  cô!é  d'elle  les  trois 
mortelles  heures  voulues  pour  un  diner  de  cérémonie  allemand. 

Une  lois  à  table,  Edgar  lia  conversation  avec  sa  voisine.  H 
parlait  fort  bien  le  français,  elle  parlait  parfaitement  raiicmand. 
11  l'entretint  du  temps  heureux  <iu'il  avait  passé  à  Paris,  et  lui 
nomma  plusieurs  personnes  qui  se  trouvaient  être  de  son  inti- 
mité. Elle  ,  lrans|)orlée  par  les  souvenirs  dans  son  pays  natal , 
ravie  de  pouvoir  causer  de  ceux  qu'elle  aimait,  et  dont  elle 
avait  été  depuis  si  longtemps  séparée  ,  avec  ([uelqu'un  qui  les 
avait  récemment  vus  et  connus,  se  livrait  au  charme  de  cet 
entrelien  avec  toute  l'ardeur  d'un  caractère  nalurellemenl  franc 
et  enthousiaste.  Elle  se  revoyait  encore  en  France,  entourée 
des  amis  de  sa  jeunesse,  dont  les  noms  chéris  retentissaient  à 
ses  oreilles  comme  une  musique  vague  et  lointaine. 

—  Ah  !  monsieur,  si  vous  saviez  le  bonheur  qu'il  y  a  à  s'en- 
tretenir de  sa  patrie  et  de  ses  souvenirs  d'enfance  lorsqu'on  en 
a  été  éloigné  pendant  si  longtemps  ! 

Elle  fil  cette  remarque  d'une  voix  tremblante  d'émotion,  et 
leva  sur  son  voisin  ses  beaux  yeux  mouillés  du  larmes ,  en  diri- 


REVUK  DE  PARIS.  243 

goanl  sur  lui  un  regard  d'une  pureté  à  la  fois  si  confiante  et  si 
angélique, qu'il  enfui  intérieurement  déconcerté.  Il  commençait 
])Ourlant  à  la  trouver  belle. 

—  Vous  avez  donc  quitté  Paris  depuis  bien  longtemps,  ma- 
dame ? 

—  Sitôt  mariée  ,  je  l'ai  quitté  pour  suivre  mon  mari  au  fond 
de  la  Courlande,  où  il  venait  d'être  nommé  à  un  commandement 
important ,  et  depuis  quatre  ans  j'ai  à  peine  vu  six  de  mes  com- 
patriotes. 

Edgar  protila  du  petit  avantage  que  le  hasard  lui  avait  donné, 
et  à  la  fin  du  dîner,  M""  de  Linsdoif  ne  pouvait  s'empêcher  de 
l'envisager  presque  comme  une  ancienne  connaissance. 

Au  dessert ,  ayant  trouvé  sur  son  assiette  une  double  amande, 
Woifsburg  se  tourna  vers  sa  voisine,  et  en  riant  : 

—  Connaissez-vous  ce  jeu  allemand  ?  lui  dit-il. 

—  Donnez  ,  répondit-elle  avec  vivacité  ;  je  suis  très-heureuse 
avec  mes  vielliebchen ,  je  les  gagne  toujours. 

—  Je  parie  que  vous  perdrez  celui-ci ,  dit  Edgar  gaiement , 
en  lui  donnant  une  moitié  de  l'amande  dont  il  garda  l'autre, 
moitié. 

—  Pour  quand  est-ce  ?  demanda-t-elle. 

—  Pour  la  première  fois  que  j'aurai  le  plaisir  de  vous  voir. 
Le  dîner  lini ,  la  princesse  occupée  avec  une  autre  vieille 

femme  à  inventer  et  à  entendre  des  calomnies  contre  tous  les 
habitants  de  la  ville  .  et  le  reste  de  la  société  dispersé  en  groupes 
dans  le  salon  ,  M'"'' de  Linsdorf  s'approcha  de  son  mari. 

—  Mon  ami,  lui  dil-elle,  permets  «|ue  je  le  présente  M.  le 
baron  de  Woifsburg  ;  il  connaît  presque  tous  mes  amis  de  Paris, 
et  a  eu  la  bonté  de  m'en  parler  tout  le  temps  du  diner. 

Edgar  joua  si  bien  son  r<)le  avec  le  général ,  qu'au  bout  d'une 
demi-heure  de  conversation  ,  celui-ci  fut  aussi  enchanté  de  lui 
que  sa  femme ,  et ,  lorsque  tout  le  monde  s'en  alla,  il  lui  dit  : 

—  Nous  ne  sommes  à  M que  pour  deux  ou  trois  jours, 

mais  nous  serons  charmés  de  vous  recevoir;  après  quoi ,  j'es- 
père vous  amener  à  Linsdorf,  oij  je  vous  promets  du  gibier. 

M'ne  de  Linsdorf  ,  en  prenant  le  bras  de  son  mari ,  tendit  à 
Edgar  sa  petite  main ,  et  avec  un  sourire  adorable  : 

—  Je  vous  remercie,  monsieur,  lui  dil-elle,  pour  les  mo- 
ments vraiment  charmants  que  vous  m'avez  fait  passer. 


2'Î6  REVIT  DE  PARIS. 

Edgar  était  trop  roué  pour  ne  pas  prendre  celle  main  avec 
la  froideur  qu'il  eût  mise  à  toucher  celle  d'une  reine,  et  trop 
savant  dans  le  cœur  des  femmes  pour  ne  pas  se  dire  : 

—  J'aurai  de  quoi  faire  pendant  mes  trois  semaines  ;  elle  est 
si  franche  ! 

La  matinée  était  superbe,  et  M'»'=  de  Linsdorf ,  à  sa  fenêtre 
ouverte,  écoutait  la  musique  des  régiments  qui  défilaient  pour 
aller  à  la  parade  de  midi.  La  porte  s'ouvrit,  et  un  domestique 
annonça  M.  de  Launay.  A  ce  nom  elle  bondit ,  et ,  poussant  un 
cri  de  surprise,  courut  à  la  rencontre  du  nouveau  venu  qu'elle 
embrassa  avec  effusion. 

—  Gustave,  mon  bon  Gustave,  mon  ami ,  mon  frère,  est-ce 
bien  vous?  vous  que  je  n'ai  pas  vu  depuis  quatre  ans?  Je  suis 
si  heureuse!  je  ne  me  sens  pas  de  joie.  Mais  parlez-moi  donc, 
Gustave  ,  dites-moi  que  c'est  bien  vous.  —  Et  elle  pleurait  et 
riait  en  même  temps. 

—  Mathilde,  chère  Mathilde  ,  ma  sœur  bien-aimée!...  C'était 
tout  ce  que  pouvait  lui  dire  de  Launay  en  lui  serrant  les  mains 
et  en  les  couvrant  de  baisers. 

M™"  de  Linsdorf  courut  ti  l'autre  extrémité  du  salon  ,  et 
ouvrant  une  porte  : 

—  Michel!  s'écria-t-elle,  viens  chez  moi  tout  de  suite. 

—  Je  suis  très-pressé,  répondit  une  voix  d'homme,  j'ai  un 
rendez-vous  chez  le  ministre. 

—  C'est  égal,  viens  un  instant  avant  de  sortir;  Gustave  de 
Launay  est  ici. 

Le  général  parut  dans  quelques  moments.  Les  deux  hommes 
se  serrèrent  la  main  ,  et  M.  de  Linsdorf ,  prenant  la  parole  : 

—  J'espère ,  monsieur  ,  que  vous  voudrez  bien  considérer  ma 
maison  comme  la  vôtre;  je  sais  trop  quelle  affection  fraternelle 
doit  exister  entre  vous  et  ma  femme  pour  ne  pas  vous  traiter  en 
véritable  beau-frère. 

—  Je  vous  remercie  ,  mon  général,  mais  je  ne  pourrai  pro- 
filer de  votre  amabilité  pour  moi  que  dans  quelque  temps ,  je 

suis  forcé  de  partir  pour  N ,  où  je  serai  probablement  retenu 

pendant  ([uinze  jours  ou  trois  semaines. 

—  Méchant!  s'écria  Mathilde;  mais  au  moins  vous  dînerez 
avec  nous  aujourd'hui  ? 

—  Hélas!  je  pars  à  deux  heures.  Je  n'ai  appris  votre  arrivée 


REVUE  DE  PAKIS.  247 

ici  qu'avant-liier ,  et  hier  je  suis  venu  vous  voir ,  mais  vous 
dîniez  en  ville. 

M.  de  Linsdorf ,  ayant  exprimé  son  désir  de  voir  Gustave  à 

son  retour  de  N et  fait  mille  excuses  pour  le  peu  d'instants 

qu'il  avait  pu  rester  avec  lui ,  sortit,  laissant  sa  femme  et  M.  de 
Launay  seuls. 

Gustave  et  U'"^  de  Linsdorf  eurent  un  de  ces  entretiens  déli- 
cieux où  le  cœur  parle  au  cœur,  et  où  l'on  se  dit  tout  sans  con- 
trainte et  sans  arrière-pensée.  D'un  côté  ce  fut  le  récit  d'une 
existence  bruyante,  active,  réelle  ;  de  l'autre,  l'histoire  d'une 
vie  intime  et  isolée  où  les  pensées  sont  substituées  aux  passions, 
où  les  sensations  comptent  pour  des  événements.  Au  bout  d'une 
demi-heure,  Mathilde  savait  ce  qu'avait  fait  Gustave,  lui,  ce 
qu'était  Mathilde.  Elle  lui  parla  de  son  long  séjour  au  fond  de 
la  Courlande,  lui  (ît  avec  enthousiasme  la  description  des  ma- 
gnifiques beautés  de  ce  pays  romantique  et  sauvage,  où,  éloi- 
gnée de  toute  société,  elle  avait  passé  les  quatre  années  de  son 
mariage.  Enlevée  au  monde  à  l'âge  do  seize  ans,  abandonnée 
pour  ainsi  dire  à  elle-même  au  milieu  d'une  nature  sombre  et 
fortement  accentuée,  la  jeune  fille  douce,  timide  et  réservée, 
devint  une  femme  franche,  courageuse  et  indépendante.  D'un 
tempérament  nerveux  et  rêveur,  chez  elle  l'imagination  prit 
rapidement  son  essor,  et,  l'impressionnabililé  augmentant  de 
jour  en  jour,  la  rêverie  finit  par  s'exalter  jusqu'à  l'enthousiasme. 
A  l'inverse  de  presque  toutes  les  femmes,  dont  le  caractère  est 
en  général  formé  par  l'action  du  monde  extérieur,  Mathilde  fît 
subir  son  influence  à  tout  ce  qui  l'environnait  ;  elle  agit  sur  les 
objets  qui  l'entouraient,  les  revêtit  des  formes  et  des  couleurs 
de  sa  fantaisie,  et  se  créa  un  monde  idéal  dans  leiiuel  elle  vécut 
d'une  existence  à  part  et  enchantée.  En  constante  communion 
avec  les  éternelles  voix  de  la  nature  et  son  immuable  beauté, 
elle  se  forgea  des  liens  entre  elle-même  et  les  choses  inani- 
mées. Les  montagnes  couvertes  de  neige,  les  sombres  forêts, 
étaient  pour  elle  des  amies  auxquelles  elle  disait  les  secrets  de 
sa  pensée.  Dans  le  mugissement  des  torrents,  dans  la  plainte  du 
vent  de  la  nuit,  elle  entendait  des  paroles  mystérieuses  dont  elle 
seule  comprenait  le  sens.  Dans  l'incessante  contemplation  de 
soi,  qu'engendre  la  solitude,  elle  apprit  à  analyser  ses  i)ropres 
sensations  cl  finit  par  connaître  d'eiie-niême  tout,  excepté  le 


248  HEVUt  l)K  PAfîIS. 

Gusiav(!  ciiL  hiciUôt  compris  (iiie  cet(e  .sii|teri)e  élève  de  la 
nature  n'était  plus  la  jeune  fille  <iu'il  avait  connue  autrefois.  Il 
vit  combien  à  cet  être,  si  supérieur  sous  un  point  de  vue  pure- 
ment philosophique,  pouvait  être  funeste  son  entière  ignorance 
des  hommes  et  du  monde.  Il  sentit  aussi  que  dans  la  magnitique 
harmonie  de  celle  belle  nalure,  une  corde  n'avait  pas  encore 
vibré,  et  que  dans  le  développement  moral  de  celte  créature 
ardente,  poétique,  exaltée,  l'amour  n'avait  point  eu  sa  part.  II 
lui  prit  la  main,  et  la  re;;ardant  attentivement,  lui  dit  avec  l'ac- 
cent d'une  tendre  sollicitude  : 

—  Ètes-vous  heureuse,  Malhilde? 

~  C'est  une  question  qu'une  femme  mariée  ne  doit  pas  se 
faire. 

—  Malhilde,  insista-t-il  en  baissant  la  voix,  et  serrant  forte- 
ment la  main  (pi'il  tenait  enlre  les  siennes,  Malhilde,  répondez- 
moi  franchement,  aimez-vous  votre  mari? 

M™"  de  Linsdorf  baissa  les  yeux;  il  y  eut  un  moment  de  si- 
lence; puis,  relevant  sur  Gustave  son  regard  noble  et  fier  : 

—  Croyez-vous  que,  pour  être  heureuse  et  pour  rester  fidèle 
à  ses  devoirs,  il  soit  nécessaire  d^aùner  son  mari? 

—  Quand  on  n'a  que  vingt  ans,  et  une  tète  comme  vous  vous 
en  êtes  fait  une,  je  trouve  qu'il  serait  bon  que  le  cœur  fût  oc- 
cupé. 

— Vous  trouvez  donc  qu'il  est  impossible  de  vivre  sansaimer? 
M.  de  Launay  se  mit  à  marcher  dans  le  salon  d'un  air  in- 
quiet. 

—  C'est  une  destination  à  laquelle  peu  de  femmes  échappent, 
dit-il. 

—  Je  crois  que  les  exemples  du  contraire  sont  moins  rares  que 
vous  ne  le  pensez.  Quant  à  moi,  continua-l-elie  avec  chaleur, 
mettant  de  côlé  ma  position  de  femme  mariée,  je  ne  voudrais 
pas  me  soumettre  à  un  despotisme  aussi  inexorable. 

—  Malhilde,  vous  parlez  de  l'amour  comme  un  enfant.  Vous 
n'ignorez  pas  combien  vous  êtes  belle,  combien  vous  éles  une 
créature  adorable...;  mais  ce  n'est  ni  la  vanité,  ni  la  coquet- 
terie qui  vous  seront  dangereuses,  c'est  voire  inexpérience.  Vous 
ne  savez  pas,  Malhilde,  vous  ne  pouvez  pas  savoir  les  pièges 
qui  vous  seront  tendus ,  les  ennemis  que  vous  aurez  à  com- 
battre sans  vous  en  douter,  et  auxquels,  lorsque  vous  vous 


KEVUK  DL  PAtilS,  2i9 

en  doulei'nz.  vous  ne  (l'ouverez  plus  lie  force  à  opposer. 
—  Soyez-en  bien  persuadé,  mon  ami,  reprit  M"""  de  Linsdorf, 
une  femme  peut  rester  ce  qu'elle  doit  être,  si  elle  le  veut  bien. 
Quand  son  cœur  lui  désignera  celui  qu'il  faut  craindre,  qu'elle 
ne  cherche  point  à  l'éviter,  qu'elle  n'ait  pas  la  lâcheté  de  fuir  ; 
mais  au  contraire,  le  regardant  en  face,  le  toisant,  le  mesurant 
du  haut  de  sa  dignité,  qu'elle  s'arme  de  tout  son  courage,  et 
qu'elle  lude  vaillamment  avec  lui  :  rien  n'ennoblit  comme  un 
pareil  combat.  Vous  autres  hommes  qui  vous  entr'égorgez  pour 
un  roi,  pour  un  principe,  pour  une  idée,  dites-moi,  qu'il  s'a- 
gisse de  défendre  votre  patrie,  de  combattre  pour  vos  autels, 
de  disputer  à  l'oppresseur  vos  foyers  pas  à  pas,  votre  ardeur  ne 
sera-l-eile  pas  centuplée?  votre  force  ne  deviendra-t-elle  pas 
surnaturelle?  ne  mourrez-vous  pas  mille  fois  plutôt  que  de  vous 
rendre  ?  Eh  bien  !  notie  patrie,  nos  foyers,  nos  autels  c'est  no- 
tre honneur;  et  croyez-vous  que  nous  ne  sachions  pas  le  con- 
server pur  cl  intact  au  prix  de  nos  larmes,  de  notre  sang,  de 
notre  vie  même?  Lorsque  tout  manque  à  une  femme,  que  la 
faiblesse  la  surprend  et  que  sa  vertu  chancelle,  elle  se  rappelle 
encore  le  respect  qu'elle  se  doit;  quand  Dieu  l'abandonne,  la 
fierté  lui  reste.  Vous  ne  saurez  jamais  la  toute-puissance  de  ce 
sentiment  qui  dit  :  Je  veux  pouvoir  regarder  le  ciel  face  à  face 
sans  rougir. 

—  Pauvre  enfant,  qui  croit  à  la  possibilité  de  jouer  avec  la 
foudre!  dit  Gustave  en  soupirant. 

Ils  causèrent  encore  longlemps  ensemble,  et,  lorsqu'ils  se 
séparèrent,  M.  de  Launay  lui  dit  en  l'embrassant,  et  avec  une 
insistance  étrange  : 

—  Mathilde,  au  nom  de  notre  long  attachement,  au  nom  de 
Louise,  au  nom  de  voire  bonheur,  tâchez  d'aimer  votre 
mari! 

Lié  par  sa  promesse,  et  ne  pouvant  l'avertir  du  danger  qui  la 
menaçait,  Gustave  quitta  M^'^  de  Linsdorf  en  songeant  avec 
effroi  au  changement  opéré  en  elle.  Il  lui  était  évident,  que, 
pendant  ces  quatre  années  de  retraite,  elle  avait  lentement,  et 
sans  le  savoir,  préparé  son  cœur  et  surtout  son  imagination  à 
recevoir  la  première  élincelle  que  l'amour  y  jetterait.  Il  la  voyait 
pleine  d'énergie,  d'enthousiame  et  de  vie  ;  ne  connaissant  des 
passions  que  leurs  noms,  et  des  hommes  que  ce  qu'elle  on  avait 

1  )12 


250  nEVUli  DE  PAKIS. 

lu  dans  les  livres.'  Elle  entrait  dans  le  monde  avec  une  con- 
fiance illimitée  en  elle-même,  et  une  foi  à  toute  épreuve  dans  sa 
force;  elle  était  belle,  elle  avait  vingt  ans,  et  elle  n'aimait  pas 
son  mari. 

Cet  entrelien  avec  Gustave  laissa  M™e  de  Linsdorf  inquiète 
et  pensive;  elle  allait  et  venait  sans  intention  et  sans  but,  tan- 
tôt s'arrêtant  devant  la  fenêtre,  tantôt  ouvrant  un  livre  qu'elle 
ne  songeait  pas  à  lire.  Entin,  elle  s'assit  devant  le  piano,  et 
commença  à  chanter  la  romance  de  Desdemona;  mais  à  peine 
en  eut-elle  dit  quelques  mesures,  que  sa  voix  s'éteignit,  les  lar- 
mes lui  vinrent  aux  yeux,  et,  posant  son  bras  sur  le  clavier, 
elle  appuya  sa  tête  sur  une  main,  tandis  que  l'autre  errait  sur 
les  touches  du  piano,  et  tomba  dans  une  rêverie  profonde.  Elle 
pensa  à  tout  ce  qu'elle  venait  d'entendre,  et,  dans  son  âme,  re- 
connut la  vérité  de  bien  des  choses  que  lui  avait  dites  de  Lau- 
nay.  Elle  n'avait  pas  été  tout  à  fait  franche,  pas  entièrement 
sincère  avec  lui  ;  elle  était  plus  vraie  en  disant  qu'elle  croyait  à 
une  victoire  remportée  sur  l'amour,  qu'à  une  vie  passée  sans 
l'éprouver.  Durant  ses  années  d'isolement,  elle  avait  souvent 
rêvé  l'amour,  et,  dans  ses  promenades  solitaires  à  l'ombre  des 
grands  bois,  ou  au  bord  des  fleuves  rapides,  plus  d'une  fois  son 
imagination  mit  un  être  à  ses  côtés,  un  autre  elle-même,  qui 
pensait  et  sentait  comme  elle,  aux  pieds  duquel  elle  versait 
toutes  les  richesses  de  sa  jeune  àme,  tout  ce  que  son  cœur  ren- 
fermait de  poésie  et  de  passion,  d'enthousiasme  et  d'amour,  et 
qui  en  échange  lui  disait  :  Que  l'univers  est  grand  et  beau , 
quand  on  aime  !  Puis  elle  rentrait  chez  elle  en  se  disant  :  Hélas  ! 
jamais! 

Mathilde  demeura  longtemps  plongée  dans  cette  contempla- 
tion intérieure,  quand  tout  à  coup  sa  main  droite  vint  à  frapper 
quelques  notes  consécutives  qui,  dans  la  disposition  nerveuse 
où  elle  se  trouvait,  lui  parurent  si  tristes,  si  étrangement  mé- 
lancoliques, qu'elle  se  leva  en  frissonnant,  ferma  le  piano,  et 
s'en  alla  à  la  table  regarder  les  cartes  qu'un  domestique  venait 
d'y  poser.  Les  premières  qui  la  frappèrent  furent  celles  du  baron 
de  Wolfsburg;  elle  les  regarda  longtemps  machinalement.  Elle 
l'avait  presque  oublié,  tant  la  visite  de  Gustave  la  préoccupait; 
mais  à  présent,  il  lui  semblait  qji'il  aurait  aussi  bien  fait  de  ve- 
nir lui-même  ;  c'eût  été  une  distraction,  et  elle  voulait  quelque 


REVUK  DE  PARIS.  i-Jt 

chose  qui  la  forçât  ù  sortir  d'elle-même.  Elle  reprit  les  cartes 
et  se  rappela  le  rielliebchen. 

—  Il  paraît  qu'il  y  tient  peu,  se  dit-elle. 


III. 


Le  lendemain,  la  princesse  de  D...  envoya  sa  loge  à  M"' de 
Linsdorf,  et  pour  le  jour  suivant  une  invitation  au  bal. 

La  toile  venait  de  se  lever,  lorsque  M'"»  de  Linsdorf,  accom- 
pagnée de  son  mari,  parut  dans  ia  loge  de  la  princesse.  On 
jouait  les  Brigands.  Malliilde  assistait  pour  la  première  fois  à 
la  représentation  du  chef-d'œuvre  de  Schiller  ;  ce  fut  pour  elle 
une  sensation  toute  nouvelle  que  de  voir  se  produire  l'idée  du 
poète  qu'elle  aimait  tant.  On  en  était  à  la  scène  oîi  Moor  reçoit 
la  lettre  de  son  frère,  où,  voyant  ses  illlusions  détruites,  ses 
prières  rejetées,  son  repentir  méconnu,  il  donne  un  libre  cours 
A  son  magnifique  désespoir.  Entraînée  par  le  flot  de  ce  magni- 
fique langage,  emportée  par  le  torrent  de  cette  éloquence 
sublime,  la  jeune  enthousiaste  oubliait  tout  pour  dévorer  une 
à  une  les  paroles  de  l'infortuné  Karl,  lorsque  M.  de  Linsdorf, 
<|ui  ne  faisait  nulle  attention  à  la  scène,  et  dont  l'unique  occu- 
pation semblait  consister  ù  passer  toute  la  salle  en  revue  avec 
son  lorgnon,  dit  soudainement,  en  touchant  le  bras  de  sa  femme  : 

—  Voil;">  notre  jeune  baron  de  l'autre  jour. 

Mathilde,  tout  ennuyée  qu'elle  fût  en  se  voyant  ainsi  rappe- 
lée à  la  terre  du  haut  des  régions  poétiques  où  elle  planait,  ne 
put  s'empêcher  de  tourner  les  yeux  dans  la  direction  que  lui 
indiquait  son  mari,  et  aperçut  effectivement  dans  une  loge, 
vis-à-vis  de  la  sienne  ,  Edgar,  qui,  entièrement  indifférent  à 
ce  qui  se  passait  sur  la  scène,  paraissait  n'avoir  d'yeux,  d'o- 
reilles et  d'attention,  que  pour  une  assez  jolie  femme  à  côté  de 
laquelle  il  se  trouvait  assis.  En  le  regardant,  Mathilde  ne  put 
s'empêcher  de  se  dire  :  Quel  magnifique  Karl  Moor  il  ferait  !  Et 
plusieurs  fois,  durant  le  spectacle,  quand  le  Moor  delà  scène 
débitait  une  de  ces  phrases  dont  le  courage  et  l'indépendance 
la  transportaient,  elle  se  retournait  presque  involontairement 
vers  le  Moor  de  son  idée  comme  pour  en  saisir  l'expression  sur 


2.'>2  REVUE  DE  PARIS.  '^4  . 


î 


ses  traits  ;  mais  il  ne  bougeait  pas ,  et  ne  cessait  de  parler  à  l'o- 
relile  de  sa  voisine. 

M'"'  de  Linsdoi  f  rentra  chez  elle  avec  un  sentiment  vague  , 
indéfini ,  qui  n'élaiL  ni  de  l'ennui ,  ni  du  découragement ,  mais 
(|ui  touchait  de  bien  près  à  l'un  et  à  l'autre  de  ces  deux  senti- 
ments. 

L'apparition  de  Malhilde  produisit  une  vive  sensation  au  bal 
de  la  princesse ,  et  chacun  demandait  le  nom  de  la  belle  étran- 
gère ,  qui ,  au  milieu  de  toutes  ces  femmes  mal  mises  et  pour 
la  pliii)arl  mal  faites,  ressemblait  à  un  beau  lis  d'argent  dans 
un  parterre  de  passe-roses.  A  bien  des  personnes,  M™^  de  i.ins- 
dorf  aurait  peut-être  paru  trop  grande;  mais  il  y  avait  tant  de 
souplesse  dans  sa  démarche  ,  tant  de  voluptueux  abandon  dans 
sa  taille  de  roseau  ,  qui  semblait  se  ployer  au  gré  du  vent  !  On 
|)0uvait  aussi  reprocher  à  son  cou  trop  de  longueur,  mais, 
comme  une  belle  fleur  qui  se  balance  sur  sa  lige ,  sa  petite  tête 
se  penchait  sur  ce  cou  blanc  avec  une  grâce  si  langoureuse , 
qu'on  finissait  par  trouver  que  cela  ajoutait  un  charme  indici- 
ble ù  toute  sa  personne.  C'était  une  ravissante  créature  que 
Malhilde  de  Linsdorf  ;  elle  répandait  le  parfum  de  .sa  jeunesse 
et  de  sa  pureté  sur  tout  ce  qui  l'entourait.  Quand  elle  i)assait 
près  devons,  c'était  comme  lorsqu'on  s'approche  d'une  fenêtre 
ouverte  au  milieu  d'un  bal  ;  il  semblait  qu'elle  vous  apportât 
sur  la  brise  fraîche  les  senteurs  des  fleurs  tout  humides  de  la 
rosée  du  soir. 

Depuis  près  d'un  quart  d'heure,  Mathilde  se  trouvait  assise 
sur  un  soi'a  au  haut  de  la  salle  où  l'on  dansait,  sa  tête  ap- 
puyée sur  sa  main,  et  ses  grands  yeux  noirs  regardant  le  vide. 
Dieu  sait  à  quoi  elle  pensait ,  mais  elle  était  ineffablement  belle 
dans  ce  moment;  belle  d'une  beauté  si  rêveuse,  si  mystique, 
si  intellectuelle,  qu'on  l'eût  volontiers  prise  pour  l'ombre d'É- 
gérie  assise  sur  les  ruines  de  sa  grotte.  Depuis  un  quart  d'heure, 
elle  n'avait  pas  bougé ,  lorsque  tout  à  coup  une  main  s'appuya 
sur  le  dos  du  sofa  qu'elle  occupait ,  et  une  voix  lui  dit  tout 
bas  : 

—  Guien  tag ,  vielliebchen  (1). 

(1)  Bonjour.,  bicn-aimée. 


^ 


KF.VLK  DE  PARIS. 


Elle  ne  fut  pas  maîtresse  de  son  premier  mouvement ,  et  se 
redressa  comme  une  biche  effrayée  ;  puis ,  confuse  de  l'émo- 
tion qu'elle  venait  de  montrer,  elle  rougit  jusqu'au  blanc  des 
yeux. 

—  Vous  l'avez  gagné ,  dit-elle. 

Décrire  l'espèce  d'impression  <jue  lui  firent  ces  trois  mots 
très-simples  serait  impossible.  Elle  n'y  entendait  rien,  et,  ce 
qui  plus  est ,  ne  cherchait  nullement  à  comprendre  ce  qu'elle 
éprouvait. 

Après  quelques  instants  de  conversation  : 

—  Que  faut-il  que  je  vous  donne  pour  votre  vielliebchen  ? 
demanda  Malhilde. 

—  Je  vous  prierai  de  m'accorder  au  moins  quatre  valses. 
Elle  lui  répondit,  avec  un  regard  d'une  simplicité  adora- 
ble: 

—  11  y  a  si  longtemps  que  je  n'ai  valsé,  que  j'en  ai  presque 
peur;  je  crains  d'avoir  oublié...  Et  puis  cet  orchestre  et  ce 
tourbillon  me  font  un  singulier  effet.  Une  longue  absence  du 
monde  rend  si  sauvage;  si  vous  saviez!... 

Edgar  finit  par  la  persuader  ,  et,  entourant  de  son  bras  la 
taille  souple  de  Mathilde,  il  l'entraîna.  Ses  premiers  pas  furent 
timides  et  incertains,  mais,  grâce  à  l'exlrème  habileté  de  son 
valseur,  au  bout  de  quelque  temps  ,  elle  surpassait  toutes  les 
autres  par  sa  grâce  vaporeuse  et  légère.  Animée  par  celte  mu- 
sique entraînante ,  irrésistible  de  Strauss  ,  ses  joues  ,  habi- 
tuellement pâles  ,  se  colorèrent ,  ses  yeux  brillèrent  d'un  mer- 
veilleux éclat;  jamais  elle  n'avait  été  si  resplendissante  de 
beauté.  De  tous  côtés  on  s'arrêtait  pour  la  regarder;  partout 
elle  n'entendait  que  des  murmures  d'admiration.  Rayonnante 
de  gloire,  enivrée  de  son  succès  (c'était  le  premier),  elle  re- 
merciait du  fond  de  l'âme  Edgar  de  son  triomphe  et  du  bonheur 
qu'elle  en  ressentait. 

Vers  la  fin  du  bal ,  M.  de  Wolfsburg  s'approcha  de  Mathilde. 

—  A  quelle  heure  comptez-vous  partir  demain  pour  Linsdorf  ;' 
lui  dit-il. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  j'oubliais  que  nous  partions  demain. 

—  C'est  que  moi  je  ne  cours  aucun  risque  de  l'oublier,  car 
M.  de  Linsdorf  a  eu  la  bonté  de  m'engager  ,  et  je  vais  avoir 
l'honneur  de  vous  y  accompagna-. 

22. 


254  REVUE  DE  PARIS. 

A  ce  moment,  le  général  vinl  chercher  sa  femme  pour  l'em- 
mener. 

—  A  dix  heures  demain  matin,  mon  cher  baron,  dit-il  en 
serrant  la  main  à  Edgar.  Nous  laisserons  la  voiture  à  madame, 
et  vous  et  moi,  nous  ferons  la  course  à  cheval.— Ce  jeune 
homme-là  me  plaît  étonnamment,  dit  M.  de  Linsdorf  à  sa 
femme  ,  en  descendant  l'escalier. 

—Quel  bal  ravissant  !  Quelle  délicieuse  fête  !  s'écria  Mathilde 
en  sautant  dans  la  voiture. 


IV. 


Malgré  les  apparences,  qu'on  serait  [mal  venu  à  vouloir  invo- 
quer en  sa  faveur ,  Edgar  de  Wolfsburg  était  moins  coupable 
qu'au  premier  coup  d'œil  on  eiit  pu  le  trouver;  s'il  faisait  le 
mal,  c'était  non  par  calcul,  non  pour  le  plaisir  de  le  faire, 
mais  par  étourderie,  par  habitude  de  douter  de  l'existence  du 
bien.  Officier  à  quinze  ans,  beau  comme  Paris,  brave  comme 
son  épée,  orgueilleux  comme  un  archange,  moqueur  comme 
un  démon ,  mauvais  sujet  comme  Richelieu ,  dès  son  entrée 
dans  le  monde,  Edgar  vit  toutes  les  femmes  du  grand-duché  se 
disputer  son  cœur,  et  finit  par  croire,  comme  son  camarade 
Felstadt,  que  ,  si  la  vertu  des  femmes  existait  autrefois,  c'était 
une  chose  passée  de  mode  aujourd'hui.  Son  plus  grand  tort 
était  d'avoir  vu  le  jour  au  fond  d'un  petit  duché  de  l'Allema- 
gne ,  au  lieu  d'être  né  dans  une  des  grandes  capitales  euro- 
péennes. A  Paris  ou  à  Londres  il  eût  été  tout  autre,  et  la  foule, 
«[ui,  comme  le  temps,  montre  à  chacun  sa  place  ,  lui  eût  aussi 
appris  à  connaître  la  sienne.  Ses  nobles  facultés  intellectuelles, 
étoufifées  dans  la  sphère  rétrécie  où  il  vivait ,  se  fussent  déve- 
loppées ;  son  ambition,  qui,  faute  d'activité  au  dehors,  était 
devenue  une  soif  brûlante,  se  fût  choisi  un  but  élevé  dans  une 
carrière  honorable,  dont  les  difficultés  eussent  incessamment 
stimulé  sa  courageuse  ardeur;  ses  folies  déjeune  homme,  sé- 
vèrement punies  dans  une  ville  où  tous  se  sentaient  ses  infé- 
rieurs (surtout  ceux  qui  pouvaient  commander  son  obéissance), 
sussent  été  peut-être  ignorées ,  à  coup  sûr  excusées.  En  un 


KEVUE  DE  PARIS.  255 

mot ,  dans  une  grande  ville  où  l'on  pardonne  à  la  jeunesse  ses 
égarements  et  ses  excès ,  mais  où ,  celle  première  effervescence 
passée ,  on  la  voit  revenir  à  la  raison  et  à  ractivilé  saine,  où 
les  belles  intelligences,  par  le  contact  perpétuel  avec  des  intel- 
ligences encore  supérieures,  s'agrandissent,  se  forment,  se 
jierfectionnent ,  Edgar  eût  été,  à  coup  sûr,  un  homme  fort 
distingué,  peut-être  même  un  homme  remarquable. 

D'une  famille  dont  la  noblesse  était  grande  et  pure  comme 
celle  des  Habsburg  ,  et  dont  presque  tous  les  membres  remplis- 
saient de  hautes  fonctions  auprès  du  souverain,  à  son  début 
Edgar  se  trouva  placé  de  manière  à  prétendre  à  un  avancement 
rapide  dans  la  carrière  mililairej  une  plaisanterie,  occasionnée 
par  l'accident  suivant,  arrivé  à  l'un  des  frères  du  grand-duc 
régnant ,  le  perdit. 

Par  une  claire  et  froide  nuit  d'hiver,  l'illustre  prince  en 
question  se  divertissait,  selon  ses  habitudes,  à  pourchasser 
toutes  les  femmes  qu'il  rencontrait  dans  les  rues.  Une  jeune 
tille  fort  éveillée  vint  à  traverser  son  chemin,  et,  le  re- 
connaissant ,  se  mit  à  fuir  de  toutes  ses  forces  ;  le  prince  la 
poursuivit ,  et  cette  chasse  continua  jusque  sur  la  grande  place 
du  château  ,  quand  soudainement  chasseur  et  gibier  disparu- 
rent tous  les  deuxi  l'un  dans  une  longue  rue  qui  tournait  à 
droite,  l'autre  dans  le  grand  bassin  d'eau  à  fleur  de  terre,  vis- 
à-vis  la  grille  du  palais ,  qu'il  n'avait  pas  vu  à  cause  de  la  neige 
qui  le  couvrait ,  et  d'où  vinrent  te  tirer  les  gens  du  château  , 
avertis  par  la  sentinelle  de  garde  qu'un  homme  venait  de  tom- 
ber dans  l'eau.  Le  lendemain,  toute  la  ville  sut  l'aventure,  tout 
li;  monde  en  paria  ,  tout  le  monde  en  rit  ;  et  le  soir  on  regar- 
dait partout,  et  jusque  dans  les  appartements  des  dames  d'hon- 
neur de  la  grande-duchesse,  une  caricature  où  l'altesse  royale 
(qui  de  sa  course  nocturne  en  eut  pour  six  semaines  de  lièvre 
rhumatismale)  était  leprésentée  sous  les  traits  d'un  bouc  s'ef- 
forçanl  de  sortir  d'un  puits  au  bord  duquel  se  tenait  une  jeune 
fille  qui  lui  répétait  la  fable  ue  La  Fontaine  : 


Si  le  ciel  t'eût  donné  par  excellence 

Autant  de  jugement  que  de  barbe  au  menton , 
Tu  n'aurais  pas  à  la  légère 


)ir,ti  KEVUE  DE  PAKIS. 

Descendu  dans  ce  puits  ;  or,  adieu  ,  j'en  suis  hor*  .- 
ïàche  de  t'en  tirer,  et  fais  tous  tes  efforts  ! 

La  cour  eut  la  maladresse  de  s'en  mêler,  Edgar  la  vanité  de 
s'avouer  coupable,  et,  à  dater  de  ce  jour,  M.  de  Wolfshurg  fut 
mis  au  ban  de  la  cour  et  de  ce  qu'on  appelait  la  bonne  société 
de  M....  Les  hommes  le  détestaient,  et  il  leur  répondait  en  se 
battant  avec  eux  5  les  femmes  le  craignaient,  et  il  les  rassurait 
en  les  séduisant.  Son  avenir  était  brisé,  son  avancement  désor- 
mais impossible.  Découragé  ,  mais  mille  fois  trop  fier  pour  le 
laisser  voir,  Edgar  menait  une  vie  aussi  déréglée  et  aussi  dis- 
solue qu'il  soit  possible  de  le  faire  en  Allemagne.  Reçu  seule- 
ment chez  les  gens  d'une  extrême  tolérance,  ou  d'un  excessif 
libertinage  de  conduite  ,  il  parvint  à  n'avoir  ni  affections ,  ni 
craintes,  ni  croyances. 

Comme  la  plupart  des  hommes,  Edgar  avait  deux  honneurs 
fort  distincts  entre  eux.  Dans  l'acception  ordinaire  du  mot,  il 
était  l'homme  le  plus  honorable  de  la  terre  :  c'est-à-dire  qu'il 
se  fût  laissé  griller  tout  vif  plutôt  que  de  manquer  à  sa  parole, 
et  pour  un  mot,  un  regard ,  un  rien,  ne  demandait  pas  mieux 
que  de  se  couper  la  gorge  avec  le  premier  venu  ;  mais  quicon- 
que aurait  voulu  lui  persuader  qu'il  pouvait  y  avoir  delalionle 
à  compromettre  une  femme,  du  déshonneur  à  la  tromper,  ou  de 
la  lâcheté  à  l'abandonner,  l'eût  trouvé  sourd  à  tous  ces  raison- 
nements. Aussi,  lorsque,  sans  connaître  M™»  de  Linsdorf ,  il  fit 
son  pari  avec  M.  de  Launay,  il  ne  lui  vint  pas  dans  l'idée  que 
ce  pût  être  une  chose  infâme  que  de  jouer  ainsi  froidement  la 
réputation,  le  bonheur,  l'avenir,  d'un  être  qui  au  fond  lui  était 
parfaitement  indifférent  ;  ou  plutôt  il  ne  pensait  pas  sérieuse- 
ment que  le  bonheur  d'une  femme  pût  dépendre  de  ce  qu'il  ap- 
pelait un  enfantillage.  Il  avait  tant  vu  de  femmes  pleurer  leur 
vertu  et  prendre  un  autre  amant  pour  essuyer  leurs  larmes, 
tant  qui,  après  avoir  menacé  de  se  tuer  la  veille,  reparaissaient 
le  lendemain  au  bal  plus  coquettes  que  jamais,  qu'il  était  pres- 
que pardonnable  à  lui  de  ne  croire  ni  à  leurs  pleurs  ni  à  leurs 
principes.  Lorsqu'il  entreprit  la  conquête  de  Mathilde,  il  songea 
à  en  faire  sa  proie  ,  nullement  à  l'aimer.  La  seconde  fois  qu'il 
la  vit,  sa  merveilleuse  beauté  frai)pa  ses  sens,  et  à  côté  de  celle 
impression  purement  sensuelle  en  vint  une  autre  qu'il  compre- 


[lEVI'E  DK  PARIS.  237 

nait  moins  bien  :  c'était  celte  espèce  de  respect  involontaire 
que  commandait  en  quel(iue  sorte  sa  pureté  angélique  et  fran- 
che, et  sa  dignité  sans  prétention.  Au  sortir  du  bal  de  la  prin- 
cesse, Edgar  se  dit  : 

«Il  pourrait  bien  m'arriver  d'aimer  celte  femme-là.  Eli  bien! 
tant  mieux  pour  elle  !  je  me  battrai  avec  l'autre,  et  tout  sera 
dit;  puis  ça  durera  six  semaines  au  lieu  de  trois.  » 

Grâce  au  peu  de  temps  que  resta  le  général  à  M....,  et  au  peu 
de  monde  qu'il  y  connaissait ,  Edgar  n'eut  à  lutter  contre  au- 
cune prévention.  Insinuant  et  rusé  comme  le  serpent  de  l'Écri- 
lure,  habile  comme  Protée  à  changer  de  forme  et  de  couleur , 
selon  les  nuances  de  ceux  qui  l'entouraient,  il  avait  réussi  en 
un  clin  d'œil  à  ensorceler  M.  de  Linsdorf ,  et  ce  fut  avec  ces 
avantages  et  dans  ces  dispositions  qu'il  partit  avec  le  général 
et  sa  femme  pour  la  campagne. 

Arrivée  au  château,  la  vie  qu'y  mena  Mathilde  fut  tout  juste 
celle  qu'il  fallait  pour  la  faire  tomber  dans  le  piège  que  lui  ten- 
dait Edgar.  Dans  la  romantique  vallée  de  Linsdorf,  sur  les  mon- 
tagnes couvertes  de  bruyères  qui  la  cernaient,  partout  dans  ces 
superbes  campagnes,  elle  retrouvait  celte  liberté,  ce  commerce 
intime  avec  la  nature  inanimée  qui  avaient  fait  le  charme  de 
son  long  exil  au  fond  de  la  Courlande  ;  elle  retrouvait  tout , 
plus  l'être  de  son  imagination  et  de  sa  pensée,  auquel  elle  don- 
nait pour  ainsi  dire  toute  sa  vie  passée  en  la  lui  racontant , 
établissant  ainsi  entre  le  passé  et  le  présent  une  espèce  de  lien 
qui  finissait  par  lui  faire  croire  à  leur  unité ,  et  par  lui  persua- 
der qu'Edgar  avait  toujours  vécu  à  ses  côtés.  Il  lui  arrivait 
parfois  de  s'entretenir  tout  naturellement  avec  Edgar  d'événe- 
ments passés  avant  qu'ils  se  connussent ,  comme  si  celui-ci 
devait  se  les  rappeler  et  les  comprendre.  Pauvre  enfant!  elle 
ignorait  qu'un  des  premiers  effets  de  l'amour  est  de  faire  croire 
qu'on  a  toujours  connu  l'objet  aimé ,  et  de  ne  compter  pour 
rien  dans  son  existence  le  temps  où  on  ne  le  connaissait  pas 
encore.  Sa  vie  actuelle  lui  apparaissait  comme  la  réminiscence 
d'une  existence  antérieure,  une  musique  dont  elle  se  rappelait 
confusément  le  son.  Dieu  sait  l'effet  que  produisent  sur  des 
têtes  ardentes  et  des  organisations  poétiquement  superstitieuses, 
ces  mystérieuses  réalisations  de  vagues  rêves  faits  dans  le  som- 
meil inquiet  du  cœiir. 


258  REVUE  DE  PAP.FS, 

Le  général ,  devenu  depuis  deux  ans,  par  la  mort  de  son 
oncle,  propriétaire  du  beau  domaine  de  Linsdorf,  n'avait  plus 
revu  le  château  de  ses  pères  depuis  près  de  vingt-cinq  ans  pas- 
sés au  service  de  la  Russie.  Aussi ,  en  venant  prendre  posses- 
sion de  son  héritage,  avait-il  de  quoi  s'occuper  sans  s'informer 
de  ce  que  faisait  sa  femme.  11  lui  laissait  en  tout  et  toujours 
une  indépendance  sans  entraves.  Accoutumé  à  la  considérer 
comme  un  enfant  qu'il  fallait  amuser,  sentant  que  pour  elle 
les  distractions  et  les  plaisirs  avaient  été  rares  depuis  son  ma- 
riage, ne  songeant  jamais  au  danger  qui  pouvait  résulter  d'une 
intimité  si  isolée,  M.  de  Linsdorf  se  trouvait  singulièrement 
heureux  de  la  découverte  de  quelqu'un  qui  put  diminuer  pour 
sa  femme,  les  ennuis  de  la  solitude  ,  et  qui ,  en  même  temps, 
voulût  bien  jouer  au  billard,  aller  à  la  chasse  et  fumer  avec  lui. 

Ouant  à  Malhilde  ,  elle  nageait  dans  le  bonheur  ;  elle  était 
joyeuse  comme  l'oiseau'sur  la  branche,  sans  savoir  d'oïl  venait 
sa  joie  ;  son  contentement  éclatait  en  tout,  dans  son  regard, 
dans  sa  démarche,  dans  sa  voix.  Tout  son  être  se  développait 
et  s'épanouissait  au  bonheur  comme  une  plante  au  soleil.  Elle 
commençait  à  vivre  de  la  vie  du  cœur,  et  sa  beauté  en  devenait 
irrésistible.  Les  femmes  ne  sont  jamais  si  belles  que  lorsqu'elles 
commencent  à  aimer  et  ne  le  savent  );oint  encore.  L'amour 
.ilors,  s'ailiant  à  l'innocence,  accomplit  un  des  plus  divins  mys- 
tères de  la  création  ;  plus  tard  viennent  la  crainte,  la  douleur, 
la  honte,  le  remords j  et  quand  la  conscience  arrive,  la  pureté 
s'envole, 

M'""  de  Linsdorf  et  Edgar  passaient  leurs  journées,  à  quel- 
ques heures  près,  entièrement  ensemble.  Tantôt  c'étaient  des 
courses  à  cheval  dans  les  montagnes,  tantôt  des  promenades  à 
travers  les  grands  bois  de  chênes  et  de  sapins  ;  puis  des  excur- 
sions aux  vieux  bourgs  dans  les  environs,  où,  pendant  qu'Edgar 
esquissait  quelque  magnitîque  point  de  vue,  Mathilde,  assise 
sur  les  ruines,  récitait  des  vers  de  ses  poètes  favoris  ou  chan- 
tait, de  sa  voix  vibrante  de  contralto  ,  des  fragments  de  mélo- 
dies italiennes,  Wolfsburg,  qui  peignait  admirablement,  voulut 
absolument  faire  le  portrait  de  M""=  de  Linsdorf:  elle  s'y  refusa 
(l'abord  ;  mais ,  cédant  ensuite  aux  désirs  du  général ,  qui  lui 
représentait  que  son  portrait  en  pied  ornerait  fort  convenable- 
ment un  des  grands  salons,  elle  finit  par  s'y  résigner  et  con- 


KEVUK  DE  PAK18.  2S!3 

verliten  alelier  une  espèce  de  mansarde  où  elle  allait  tous  les 
jours  poser  pendant  une  heure.  Elle  avait  découvert  dans  le 
village  un  jeune  garçon  de  quinze  ans  qui  jouait  du  piano  à 
ravir;  elle  le  faisait  venir  tous  les  soirs  au  château  pour  lui 
jouer  des  valses,  pendant  qu'elle  valsait  avec  Edgar  dans  la 
grande  salle  d'armes  et  qu'elle  faisait  assister  M.  de  Linsdorf 
à  ce  qu'elle  nommait  en  riant  son  bal.  Les  boucliers  et  les  ha- 
ches d'armes  de  tous  les  Linsdorf  depuis  lex"  siècle  claquaient 
contre  les  murailles,  le  général  battait  la  mesure,  Edgar  et 
Mathilde  tournoyaient  à  en  perdre  l'haleine,  le  petit  pianiste 
tapait  de  toutes  ses  forces,  en  s'araourachant  de  M'"e  de  Lins- 
dorf à  vue  d'œil  (ce  qui  faisait  crever  de  rire  son  mari)  :  tout 
le  monde  s'amusait  prodigieusement ,  et  rien  ne  pouvait  être 
plus  innocent  que  tout  cela.  Mathilde  ne  concevait  pas  d'aulie 
existence  ;  .insensiblement  elle  associait  Edgar  à  tous  ses  pro- 
jets d'avenir  ,  sans  jamais  songer  à  l'inévitable  nécessité  d'une 
séparation,  ni  prévoir  le  moindre  danger  |)0ur  son  repos  dans 
la  continuation  des  relations  délicieuses  qui  s'étaient  établies 
entre  eux.  Elle  marchait  en  véritable  somnambule  au  bord  du 
précipice;  sans  le  savoir ,  elle  allait  au-devant  de  l'Amour  «i! 
lu*  tendant  la  main;  et  à  quiconque  eût  cherché  à  l'éclairer  sur 
l'état  de  son  cœur,  elle  eût  répondu  en  toute  confiance  que  l'on 
n'est  jamais  si  loin  d'aimer  quelqu'un  d  amour  que  lorsqu'on 
l'aime  d'amitié. 

Les  choses  en  étaient  là,  et  M.  de  Wolfsburg  habitait  Lins- 
dorf depuis  huit  jours,  lorsqu'il  lui  vint  à  l'esprit  qu'il  ne  serait 
pas  maladroit  de  troubler  un  peu  ce  calme,  qui,  prolongé, 
pouvait  devenir  inquiétant.  Un  malin,  après  le  déjeuner,  il  an- 
nonça devant  le  général  la  nécessité  dans  laquelle  il  se  trouvait 
de  retourner  à  M....  Mathilde  fut  étourdie  du  coup,  au  point  de 
ne  sentir  pour  le  moment  qu'une  seule  chose  ,  la  ferme  volonté 
d'y  opposer  une  vigoureuse  résistance.  Elle  se  récria  sur  cette 
brusque  détermination  de  quitter  Linsdorf ,  bouda,  se  fâcha, 
appela  à  son  aide  le  général ,  qui ,  après  avoir  essayé  tous  ses 
moyens  de  i)ersuasion,  finit  par  dire  à  sa  femme  : 

—  Mais  écoute  donc,  ma  chère  amie;  après  tout,  le  baron 
peut  avoir  des  motifs  puissants  qui  le  forcent  à  partir,  et  ce  se- 
rait mal  à  nous  de  nous  y  opposer. 

—  Je  ne  m'y  oppose  pas ,  répondit  Mailiilde  d'un  petit  air 


260  KKVUE  DE  l'AfUS. 

résolu:  seulement  Je  ne  veux  pas  qu'il  paiie.  Puis  en  riant  :  Tu 
prends  la  chose  bien  légèrement ,  mon  cher  général  ;  mais 
qu'est-ce  que  nous  ferons  quand  il  sera  parti  ?  qui  l'aidera  à 
tuer  tes  chevreuils  et  les  lièvres?  qui  valsera  avec  moi  ?  qui 
m'accompagnera  dans  mes  courses  à  cheval?  —  Elle  se  leva 
de  table .  et  dominant  de  toute  sa  hauteur  Edgar  ,  qui,  assis  à 
côlé  du  général ,  fumait  tramiuillemcnt  son  cigare,  elle  lui  dit 
d'un  ton  de  feinte  solennité  très-plaisante  : 

—  Écoutez,  monsieur  le  baron  Edgar  de  Wolfsburg,  si  vous 
persistez  à  vouloir  vous  en  aller,  je  vous  déclare  une  guerre  à 
mort;  songez-y  !  —  Et  elle  sortit  du  salon. 

Lorsque  Edgar  se  retrouva  seul  avec  elle,  elle  lui  tourna 
brusquement  le  dos,  en  feignant  de  le  traiter  avec  un  dédain 
superbe. 

—  Voulez-vous  m'accorder  une  petite  séance  d'une  demi- 
heure?  lui  dit-il  avec  un  sérieux  affecté 

Elle  se  retourna,  et  le  regardant  en  face  ; 

—  Non,  je  ne  le  veux  pas. 

Edgar  s'inclina  et  revint  à  la  charge, 

—  Voulez-vous  que  j'envoie  chercher  notre  orchestre  et  que 
nous  valsions? 

—  Non,  et  vous  le  savez -bien. 
Edgar  s'approcha  de  Mathilde  : 

—  Voulez-vous  faire  la  paix?  dit-il  en  riant. 

M™"  de  Linsdorf  dirigea  sur  lui  un  regard  courroucé. 

—  Non ,  je  ne  veux  pas  faire  la  paix  avec  vous.  —  Puis, 
voyant  qu'il  prenait  un  air  étonné  :  Je  suis  douce  et  bonne 
comme  un  ange,  poursuivil-elle,  quand  on  fait  ce  que  je  veux  ; 
mais,  voyez-vous,  monsieur  de  Wolfsburg,  quand  on  ne  fait 
pas  tout  ce  que  je  veux  ,  je  suis  méchante,  obstinée,  et  surtout 
extrêmement  rancunière.  Avec  cela,  je  suis  très-franche,  et,  je 
vous  l'avoue,  c'est  parce  que  je  vous  déteste  que  je  ne  veux  pas 
faire  la  paix  avec  vous. 

—  J'en  suis  fâché,  madame,  dit  Edgar,  faisant  mine  de  prendre 
celte  (irade  au  sérieux;  car  je  me  plaisais  à  me  former  une  tout 
autre  idée  de  votre  caractère.  —  S'inclinant  profondément  il, 
se  dirigea  vers  la  porte. 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  dérouter  Malhilde  et  lui  faire 
oublier  son  rôle  de  colère  et  d'ifldignation. 


HEVUE  1>E  l'AKlS,  iCl 

—  Allons,  lie  vous  fâchez  pas,  lui  dit-ei!e  doucement,  eu  se 
ineUant  sur  son  chemin. 

Edgar  protesta  gravement  qu'il  n'était  pas  le  moins  du  monde 
courroucé. 

—  Vous  voulez  donc  me  forcer  à  vous  dire  que  j'avais  tort  ; 
eh  bien ,  voyons ,  faisons  la  paix  !  maintenant  c'est  moi  qui 
vous  le  demande. 

Si  Edgar  eût  été  moins  roué,  il  eût  tâché  de  tourner  cette  ré- 
conciliation à  la  tendresse;  mais  il  vit  que  le  moment  n'était  pas 
arrivé,  et  qu'il  y  avait  beaucoup  trop  de  franchise  chez  Mathilde 
pour  qu'il  pût  encore  se  risquer.  Avec  une  froide  galanterie,  il 
porta  à  ses  lèvres  la  petite  main  bl«anche  qu'elle  lui  tendait. 

—  Nous  voilà  amis  !  mais,  ajouta-t-el!e  avec  son  regard  le 
plus  suppliant  et  son  inflexion  de  voix  la  plus  câline,  n'est-ce 
pas,  vous  ne  partirez  pas?  —  Et  voyant  qu'il  allait  lui  répon- 
dre ••  Je  ne  veux  pas  d'excuses;  on  m'a  parié  ce  malin  des  ruines 
d'une  abbaye  à  (|uatre  lieues  d'ici,  j'ai  commandé  qu'on  selle 
les  chevaux,  et  vous  m'y  accompagnerez.  Allons,  vous  ne  pou- 
vez pas  me  refuser  cela. 

—  Eh  bien  !  je  ne  partirai  pas,  du  moins  pas  aujourd'hui... 
La  promenade  fut  délicieuse,  le  temps  magnifique  (c'était  aux 

premiers  jours  de  juin),  et  Mathilde,  enchantée  d'avoir  vaincu 
au  moins  momentanément  la  résistance  d'Edgar,  fut  brillante 
de  gaieté  et  d'enjouement.  En  revenant  des  ruines,  le  ciel,  jus- 
qu'alors si  clair,  devint  sombre,  des  nuages  épais  et  noirs  s'a- 
moncelèrent à  l'horizon,  et  quelques  larges  gouttes  de  pluie 
commencèrent  à  tomber.  Au  bout  d'une  demi-heure,  l'orage; 
éclata  dans  toute  sa  violence,  et  M'"'^  de  Linsdorf,  jetant  autour 
d'elle  un  coup  d'oeil  incertain,  s'arrêta. 

—  Savez-vous  que  nous  nous  sommes  égarés  et  que  nous 
avons  perdu  Johann?  s'écria-t-elle  en  riant  de  la  mésaventure. 

En  effet,  le  domestique  qui  en  partant  du  château  les  accom- 
pagnait, n'était  plus  là. 

—  J'aperçois  quelqu'un  là-bas,  dit  "Wolfsburg;  et  tous  les  deux 
partirent  au  grand  trot. 

—  Le  chemin  le  plus  court  pour  aller  à  Linsdorf?  demanda 
Edgar  à  un  paysan  qui  marchait  à  côté  de  la  route. 

—  EU  nieiner  seele!  vous  en  êtes  à  trois  lieues,  dit  l'iiomme. 

—  Zum  henker,  burschc!  je  ne  te  demande  pas  à  quelle 

1  25 


202  REVUE  DE  PARIS. 

dislance  nous  en  sommes,  mais  le  chemin  le  plus  court  pour  y 

arriver. 

—  En  ce  cas,  prenez  la  petite  route  à  gauche,  là  devant  vous, 
et  allez  tout  droit  jusqu'au  pont  de  bois  de  la  cascade,  on  peut 
le  passer  à  cheval  ;  après ,  suivez  la  grande  route  à  travers  la 
forêt,  et  vous  serez  à  la  vallée  de  Linsdorf  dans  une  heure. 

Mafhilde  montait  ce  jour-là,  à  Tinsu  de  son  mari,  un  étalon 
moldave  qu'il  avait  acheté  d'un  officier  hongrois  pendant  son 

séjour  à  M Le  palefrenier,  oubliant  que  ce  n'était  point  là 

le  cheval  que  montait  d'ordinaire  M™""  de  Linsdorf,  négligea 
d'attacher  une  gourmette  au  mors ,  et  la  laissa  partir  avec  un 
simple  bridon.  Jusqu'à  ce  moment ,  ni  elle ,  ni  Edgar  ne  s'en 
étaient  aperçus,  car  le  cheval  se  conduisait  à  merveille  j  mais, 
dès  le  premier  coup  de  tonnerre  ,  il  montra  une  inquiétude  si 
vive ,  et  qui ,  à  mesure  que  l'orage  s'approchait ,  devenait  si 
violente,  qu'Edgar,  alarmé,  s'empara  de  la  bride,  malgré  les 
assurances  de  Mathilde  qu'il  n'y  avait  aucun  danger.  Arrivés 
au  pont  de  bois,  ils  s'arrêtèrent.  Ce  pont  n'était  autre  chose 
qu'une  planche  large  de  quatre  pieds,  jetée  sur  un  abîme  pro- 
fond de  deux  cents,  et  protégée  par  un  petit  parapet  rustique. 
Le  torrent,  dont  le  lit  se  trouvait  au  fond  du  gouffre,  enflé  par 
l'orage,  répondait  en  mugissant  à  la  voix  du  tonnerre ,  et  jetait 
sa  blanche  écume  à  la  face  du  ciel. 

Mathilde  admirait  cette  magnifique  colère  de  la  nature,  lors- 
qu'Edgar  rompit  le  silence  : 

—  Vous  ferez  peut-être  mieux  de  passer  le  pont  à  pied. 

—  Je  vous  remercie,  je  suis  trop  mouillée  pour  m'amuser  à 
monter  et  descendre  de  la  sorte. 

Edgar  passa  la  bride  de  sa  propre  monture  sur  son  bras  gau- 
che ,  et  tenant  de  cette  main  les  rênes  du  cheval  de  Mathilde, 
il  lui  appliqua  avec  la  droite  un  vigoureux  coup  de  cravache 
sur  les  hanches.  Dans  une  seconde  ,  ils  se  trouvèrent  au  bord 
du  pont,  mais  ici  la  lutte  fut  terrible.  Dès  que  l'animal,  déjà 
iuquiet ,  entendit  le  son  creux  que  produisaient  ses  pieds  sur 
la  planche  ,  sa  frayeur  augmenta  tellement  qu'il  en  devint  in- 
domptable. La  crinière  hérissée,  les  narines  dilatées  ,  les  yeux 
en  feu,  il  hennissait  en  frissonnant  de  peur.  Exaspéré  par  les 
coups  que  lui  portait  Edgar,  effarouché  par  la  tempête,  il  se 
ca!)ra  et  se  tint  presque  debout  sur  ses  jambes  de  derrière.  Au 


KEVUE  DE  PARIS.  263 

m^Miie  inslant  des  craquemenls  se  firent  entendre ,  et  une  partie 
du  parapet ,  se  détachant,  fut  emportée.  Wolfsburg  vit  le  dan- 
ger, lâcha  ia  bride,  jeta  sa  cravache;  puis,  entourant  M™'=  de 
Linsdorf  de  son  hras  droit,  il  l'enleva  de  sa  selle  comme  si  elle 
eût  été  un  enfant  de  huit  ans,  et  la  plaça  devant  lui,  presque 
sur  le  cou  de  son  cheval.  A  peine  avait-il  eu  le  temps  de  la  sau- 
ver et  de  faire  reculer  sa  monture  d'une  dizaine  de  pas  ,  que  le 
pont ,  déjà  ébranlé ,  croula  sous  le  choc  d'un  coup  de  tonnerre, 
entraînant  dans  sa  chute  le  cheval  de  Malhilde.  Edgar  entendit 
une  faible  exclamation  d'épouvante,  sentit  le  frissonnement 
convulsif  d'un  corps  près  du  sien  ,  et  vit  entre  ses  bras  M"«'  de 
Linsdorf  sans  connaissance. 

Sérieusement  alarmé  pour  Mathilde ,  et  ne  connaissant  pas 
son  chemin,  Wolfsburg  côtoya  le  précipice  en  se  frayant  une 
roule  assez  pénible  jusqu'à  la  tête  du  torrent;  puis,  descendant 
de  l'autre  côté,  et  sans  perdre  de  vue  la  cascade,  il  se  trouva  à 
l'extrémité  du  pont ,  opposée  à  celle  où  venait  d'arriver  l'acci- 
dent. Il  se  souvint  alors  des  instructions  du  paysan,  et  prit  à 
franc  étrier  le  chemin  à  travers  la  forêt,  emportant  son  doux 
fardeau  dans  ses  bras.  Au  détour  d'un  sentier  il  entendit  une 
voix  qui  criait  de  toutes  ses  forces  :  —  Monsieur  le  baron  ! 
monsieur  le  baron  !  et  vit  Johann  qui  venait  vers  lui  à  bride 
abattue. 

Après  avoir  expliqué  au  domestique  le  malheur  survenu  au 
cheval  du  général  :  r 

—  N'y  a-t-il  pas  une  maisonnelte  de  garde-chasse  dans  les 
environs,  où  je  puisse  procurer  des  secours  à  M"'e  la  comtesse? 
demanda-t-il. 

—  Pas  même  une  hutte  de  bûcheron  ,  monsieur  le  baron  ; 
mais  il  y  a  tout  à  côté  une  grange  où  madame  serait  au  moins 
à  l'abri  de  cette  pluie  battante.  —  Wolfsburg  s'y  fit  conduire. 
Descendu  de  cheval,  il  prit  Mathilde  dans  ses  bras,  et,  entrant 
dans  celte  espèce  de  hangar,  la  déposa  doucement  sur  un  mon- 
ceau de  bruyère  fraîchement  coupée,  que  les  paysans  y  avaient 
rais  à  l'abri;  ensuite  il  envoya  Johann  au  château  chercher  une 
voiture,  avec  l'ordre  de  ne  rien  dire  au  général. 

Seul  auprès  de  M™"  de  Linsdorf  évanouie,  Edgar  se  prit  à 
contempler  sa  beauté  régulière  et  touchante.  Il  essuya  avec  son 
mouchoir  ses  joues  et  son  front  pâles  et  humides  de  la  pluie , 


264  KEVL'E  DK  PARIS. 

sécha  entre  ses  mains  ses  longs  cheveux  noirs  qui,  échappés 
de  leurs  bandeaux,  tombaient  tout  mouillés  sur  son  cou,  et,  se 
mettant  à  genoux  à  côté  d'elle,  appuya  sa  tête  sur  son  épaule. 
Vainement  il  lâchait  de  réchauffer  les  mains  froides  de  Mathilde 
en  les  mettant  dans  son  sein,  vainement  il  cherchait  à  la  rani- 
mer en  les  couvrant  de  baisers  :  elle  ne  revenait  pas  à  la  vie. 
Depuis  plus  de  vingt  minutes  il  était  là  à  la  regarder,  à  s'eni- 
vrer de  cette  beauté  pure  et  endormie,  lorsque  Mathilde  lit  un 
mouvement  convulsif,  ouvrit  les  yeux  à  demi,  et,  jetant  ses  bras 
autour  du  cou  d'Edgar ,  s'évanouit  de  nouveau  en  lui  disant 
d'une  voix  éteinle  :  —  Oh  !  sauvez-moi  ! 

C'en  fut  trop„  et  Wolfsburg  perdit  la  lêle.  Enlaçant  celte 
taille  souple  de  ses  bras,  il  la  serra  contre  lui  et  couvrit  de  bai- 
sers ses  mains,  son  front,  ses  cheveux,  en  l'appelant  par  les 
noms  les  plus  passionnés. 

Peu  à  peu  et  bien  longtemps  après  elle  revint  à  la  vie,  mais 
confusément,  comme  dans  un  rêve,  et  sans  rien  comprendre  à 
ce  qui  se  passait  autour  d'elle.  Dans  cette  espèce  de  sommeil 
éveillé  ou  de  réveil  indistinct ,  les  lèvres  d'Edgar  vinrent  à  ef- 
fleurer les  siennes,  un  frisson  nerveux  parcourut  toutson  corps, 
et  sans  savoir  ce  qu'elle  disait,  croyant  sans  doute  rêver  : 

—  Edgar,  vous  ne  partirez  pas  ?  murmura -t-elle. 

Il  n'eut  pas  le  temps  de  répondre ,  car  Mathilde  ouvrit  les 
yeux,  et,  voyant  où  elle  était,  se  dégagea  violemment  de  son 
étreinte  et  bondit  jusqu'à  la  porte.  Au  même  instant  une  voiture 
se  fît  entendre;  M'"^  de  Linsdorf,  sans  adresser  un  mot  à  Ed- 
gar, sauta  dans  la  calèche  et  partit.  M.  de  Wolfsburg  la  suivit 
5  cheval.  Arrivés  au  château,  Mathilde  prétexta  une  indisposi- 
tion, et  ne  descendit  pas  de  la  soirée. 

—  Quelle  tète  folle  !  dit  le  général  en  embrassant  Edgar  et 
en  lui  réitérant  les  expressions  de  son  éternelle  reconnaissance. 
—  Vouloir  monter  cet  étalon  moldave! 

Cette  nuit-là  M.  de  Wolfsburg,  qui  veillait  d'habitude  après 
que  (out  le  monde  dormait  au  château ,  fut  arrêté ,  en  gagnant 
son  appartement,  par  la  femme  de  chambre  de  Mathilde,  qui 
lui  dit  : 

—  Pardon ,  herr  baron ,  mais  M""'  la  comtesse  vous  prie 
d'être  dans  l'atelier  demain  malin  à  six  heures. 

Edgar  connaissait  trop  le  caraclère  de  Mathilde  pour  oser 


KEVl.E  DE  PARIS.  26.1 

espérer  rien  de  flatteur  de  ce  rendez-vous.  Après  une  nuit  passée 
à  se  tourmenter  là-dessus  ,  inquiet  et  déconcerté  ,  il  se  rendit 
dans  l'atelier,  dix  minutes  avant  le  temps  fixé.  11  regardait  avec 
distraction  le  portrait  inachevé  ,  lorsque  la  porte  s'ouvrit,  et 
Mathilde  entra.  Elle  était  pâle  comme  la  mort,  et  l'abattement 
de  tous  ses  traits  attestait  qu'elle  n'avait  pas  dormi  de  la 
nuit. 

—  Vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'appeler,  madame  ,  dit 
Edgar  en  la  saluant  respectueusement. 

Elle  s'approcha  de  lui,  et,  le  regardant  en  face,  lui  répondit 
d'une  voix  basse  mais  ferme  : 

—  Monsieur  de  Wolfsburg  ,  j'ai  un  grand  service  à  vous  de- 
mander. Partez. 

Le  coup  ne  fut  pas  entièrement  imprévu;  mais  ce  qui,  dans 
M""  de  Linsdorf ,  étonnait  et  déroutait  Edgar  plus  que  ses  pa- 
roles, fut  son  maintien  calme  ,  et  l'absence  d'agitation  visible 
dans  toute  sa  personne.  Plutôt  triste  qu'agitée,  plutôt  abattue 
qu'émue,  tout  en  elle  disait  que  l'excitation  de  la  lutte  était 
passée  ,  et  qu'il  ne  restait  plus  que  la  lassitude  d'une  victoire 
péniblement  remportée  sur  elle-même.  Edgar  comprit  tout  le 
danger  de  sa  position  ,  et  faillit  se  perdre  en  se  risquant 
trop  tôt. 

—  Partir!  s'écria-t-il  d'un  air  passiouné;  non,  Mathilde, 
vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  me  demandez...  Hier  encore  je 
l'aurais  pu  ;  aujourd'hui,  cela  m'est  impossible. 

Sans  irritation  comme  sans  attendrissement,  avec  une  humi- 
lité à  la  fois  douce  et  déterminée,  M""=  de  Linsdorf  reprit  : 

—  Je  le  sais  bien  ;  je  ne  puis  rien  exiger  de  vous;  je  ne  dois 
posséder  sur  vous  ni  inOuence  ni  autorité.  Il  n'existeentre  nous 
aucun  lien  qui  puisse  me  donner  le  droit  de  commander  votre 
obéissance;  aussi  je  ne  prétends  pas  vous  imposer  une  loi,  je 
viens  vous  demander  une  grâce;  je  m'adresse,  je  me  fie  à  votre 
générosité.  —  Parlez  ! 

—  Mathilde ,  dites-moi  que  vous  m'aimez,  interrompit  Ed- 
gar d'une  voix  émue  en  s'emparanlde  la  main  de  M'""  de  Lins- 
dorf,  qu'elle  retira  aussitôt;  fixant  sur  lui  un  regard  pénétrant 
et  résolu  : 

—  Je  ne  serai  jamais  à  vous ,  lui  répondit-elle. 

—  Dites-moi  au  moins  qu'il  y  a  dn  danger  pour  vous. 

23. 


2f)6  REVUE  DE   PARIS. 

Mathiide  le  regarda  longtemps,  et  puis  avec  une  froideur  ex- 
trême : 

—  Monsieur  de  Wolfsburg,  lui  dit-elle,  vous  me  forcez  à 
regretter  la  démarche  que  j'ai  faite;  vous  m'apprenez  que  j'ai 
été  trop  franche ,  mais  malheureusement  je  ne  sais  pas  feindre. 
Je  vous  croyais  pour  moi  une  affection  désintéressée,  une  ami- 
tié noble  et  sincère  ;  je  vois  que  vous  ne  recherchiez  qu'une  in- 
digne satisfaction  d'amour-propre. 

Edgar  vit  la  raaladri^sse  qu'il  venait  de  commettre. 

—  Ah  !  Mathiide  ,  quel  mot  cruel  vous  m'avez  dit  là  !  s'é- 
cria-l-il  avec  l'accent  de  la  douleur  la  plus  vraie  et  la  plus  poi- 
gnante. 

Craignant  d'avoir  été  injuste,  elle  s'approcha  de  lui ,  et,  po- 
sant une  main  sur  son  bras  : 

—  Si  je  vous  ai  blessé,  pardonnez-le-moi;  mais  promettez- 
moi  de  partir.  Monsieur  de  Wolfsburg....  Edgar...  je  veux 
vivre  sans  reproches;  aidez-moi  à  vivre  sans  regrets. 

—  Mais  ,  Mathiide,  je  ne  puis  exister  sans  vous  voir  et  vous 
entendre  ;  votre  présence  est  ma  vie...  je  vous  aime. 

—  Oh!  alors,  si  vous  m'aimez,  partez! 

Il  y  avait  dans  sa  voix  tant  d'énergie,  tant  de  supplication 
dans  le  regard  que  tournèrent  vers  lui  ses  yeux  pleins  de  lar- 
mes, qu'Edgar  vit  qu'il  ne  fallait  pas  prolonger  la  résistance. 

—  Je  partirai,  madame,  dit-il  après  un  instant  de  silence. 


V. 


En  quittant  le  château  du  général,  Wolfsburg  tremblait  pour 
son  pari.  La  conduite  de  U'^^  de  Linsdorf  l'étonnait.  Il  avait 
vu  des  femmes  engager  une  lutte  pour  provoquer  la  défaite; 
mais  Mathiide  ne  luttait  pas.  Il  en  avait  vu  qui  faisaient  parade 
du  désespoir  pour  s'attirer  la  consolation  ;  mais  Mathiide  ne  se 
désespérait  point.  Elle  ne  se  porsait  pas  en  victime,  elle  accom- 
plissait un  devoir.  U  était  souvent  arrivé  à  Edgar  de  rencon- 
trer la  résistance  armée  de  pleurs,  de  cris,  de  protestations  et 
de  reproches  ;  mais  il  voyait  s'opposer  à  lui  pour  la  première 
fois  la  simplicité  et  le  calme ,  la  vérité  de  la  vertu.  M""=  de 
Linsdorf  fut  la  première  femme  qui  lui  eût  inspiré  l'estime  et 


REVUE  DE  PARIS.  267 

le  respect.  Jusqiie-là  ,  ii  se  disail  qu'une  femme,  quand  elle  se 
donnait ,  cédait  moins  encore  à  son  amant  qu'à  ses  propres  in- 
clinations. Avec  Matliilde,  il  fut  forcé  d'admettre  l'inverse  de  la 
proposition,  et  de  reconnaître  qu'en  cédant  elle  se  sacrifierait. 
Or,  en  amour,  croire  à  la  nécessité  d'un  sacrifice,  c'est  douter 
de  ses  chances  de  succès,  et  doubler  le  prix  de  l'objet  que  l'on 
poursuit.  Aussi  jamais  M™^  de  Linsdorf  ne  sembla-t-elle  à 
Edgar  si  désirable  que  lorsqu'il  crut  aux  difficultés  qui  s'oppo- 
saient à  sa  possession. 

Après  le  départ  de  Wolfsburg ,  Malhilde  ne  cessa  pas  un  in- 
stant de  penser  à  lui.  Tout  ce  qui  l'entourait  ou  l'approchait  ne 
servait  qu'à  le  lui  rappeler,  et  elle  se  plaisait  dans  la  tristesse 
que  lui  causait  ce  souvenir  qu'elle  retrouvait  partout.  Elle  fai- 
sait seule  les  promenades  qu'ils  avaient  faites  ensemble  ;  seule, 
elle  contemplait  les  beautés  de  la  nature  et  admirait  les  fleurs  , 
les  étoiles  et  les  eaux  ;  mais  la  nature  lui  paraissait  fanée ,  les 
fleurs  avaient  perdu  leur  parfum,  les  étoiles  leur  lumière  ,  les 
eaux  leur  transparence.  En  proie  à  une  tristesse  inquiète,  dé- 
vorée par  un  vague  ennui ,  M™*=  de  Linsdorf  vint  à  s'en  vou- 
loir pour  le  départ  de  Wolfsburg,  à  se  le  reprocher  comme 
une  faiblesse,  et  à  se  persuader  que  c'avait  été  bien  lâche  à  elle 
de  fuir  ainsi  les  apparences  d'un  danger  qui  n'existait  réelle- 
ment pas. 

—  Dans  tous  les  cas,  se  disait-elle,  il  est  plus  noble  de  résis- 
ter à  la  tentation  que  de  l'éviter  ;  j'aurais  opposé  à  l'amour 
d'Edgar  la  religion  du  devoir,  je  lui  aurais  fait  entendre  la  voix 
de  la  raison  (elle  oubliait  que  M.  de  Wolfsburg  n'était  pas  le 
seul  auquel  la  voix  de  la  raison  eiit  semblé  discordante  et  ai- 
gre), je  l'aurais  forcé  à  ressentir  pour  moi  cette  amitié  pure  et 
élevée  que  je  conserverai  toujours  pour  lui. 

Si  quelque  chose  pouvait  éclairer  ceux  que  l'amour  com- 
mence à  aveugler  ,  le  fait  suivant  eût  suffisamment  prouvé  à 
M""  de  Linsdorf  que  l'amitié  était  pour  bien  peu  dans  le  senti- 
ment qu'elle  éprouvait  pour  Edgar. 

Un  jour,  couchée  sur  un  canapé  dans  sa  chambre,  elle  sui- 
vait machinalement  des  yeux  une  de  ses  femmes  qui  ôtait  d'une 
grande  malle  les  toilettes  que  sa  maîtresse  avait  apportées  de 
M....  En  secouant  et  pliant  une  de  ces  robes  (celle  que  portait 
M"""  de  Linsdorf  au  dîner  chez  la  princesse  de  D,..),  quelque 


268  RE  ME  DE  PARIS» 

chose  de  dur  vint  à  frapper  le  parquet;  un  rayon  de  soleil, 
passant  à  travers  les  jalousies,  tomba  tout  brillant  et  doré  sur 
un  objet  grand  comme  une  coquille  de  noix.  Mathilde  tourna 
les  yeux  de  ce  côté  ,  sauta  de  son  canapé  avec  un  petit  cri  de 
surprise,  courut  à  l'autre  bout  de  l'appartement,  ramassa 
(juelque  chose  qu'elle  cacha  précipitamment  sous  son  corset, 
ce  gentil  reliquaire  des  femmes,  et  disparut  de  la  chambre  sans 
que  sa  caméristeeûteule  temps  de  voir  que  son  front  était  rouge 
comme  le  feu ,  et  que  son  cœur  battait  avec  une  violence  ex- 
trême. M"»"  de  Linsdorf  traversa  le  jardin ,  et ,  s'enfonçant 
dans  un  des  verts  sentiers  du  bois,  se  laissa  tomber,  haletante 
et  essoufflée  ,  au  pied  d'un  arbre  ;  puis,  après  un  regard  furtif 
jeté  autour  d'elle ,  tira  de  son  sein  la  moitié  d'une  double 
amande  qu'elle  contempla  avec  amour  en  disant  tout  bas:  — 
Guten  tag ,  vielliebchen . 

Que  de  choses  ces  paroles  lui  rappelaient  !  Elle  voyait  Edgar 
près  d'elle;  et,  fermant  les  yeux,  il  lui  semblait ,  comme  la  nuit 
du  bal ,  sentir  sa  voix.  Elle  resta  longtemps  plongée  dans  cette 
contemplation  mélancolique  du  passé ,  puis  s'en  alla  en  soupi- 
rant. 

Quatre  jours  s'écoulèrent ,  et  le  quatrième  ,  au  moment  où 
Rlathilde  allait  se  retirer  pour  la  nuit,  on  lui  remit  un  billet. 
Elle  ne  reconnut  pas,  mais  elle  devina  l'écriture  ;  il  était  conçu 
en  ces  termes  : 

«  Madasie  , 

»  Des  affaires  d'importance  m'appellent  demain  à  V...; 
commeje  passerai  nécessairement  devant  votre  porte,  je  trouve 
que  ce  serait  mal  reconnaître  les  aimables  attentions  dont  m'a 
comblé  monsieur  votre  mari,  que  de  ne  pas  lui  faire  une  visite 
de  quelques  instants.  Je  prends  la  liberté  de  vous  en  prévenir 
d'avance,  madame,  afin  de  vous  éviter  une  surprise  désagréa- 
ble, et  parce  que  je  tiens  à  vous  expliquer  les  motifs  de  ma  con- 
duite. Ce  n'est  point  une  infraction  à  vos  volontés  que  je  mé- 
dite, mais  purement  un  devoir  de  société  dont  je  m'acquitte. 

»  Daignez  agréer,  madame,  l'expression  de  mon  respect. 

»   E.  DE  \\\  » 


REVUE  DE  PAKIS.  26i> 

Le  général  faisait  une  tournée  avec  son  intendant;  M'"°  de 
Linsdorf  se  trouvait  toute  seule  quand  on  annonça  Wolfsburg.  La 
conversation  fut  languissante  et  forcée  :  respectueuse  et  froide 
du  côté  d'Edgar,  embarrassée  et  décousue  de  la  part  de  Ma- 
Ihilde.  L'agitation  mal  déguisée  de  M""^  de  Linsdorf  la  perdit , 
car  Edgar  ne  tarda  pas  à  en  profiter.  Après  avoir  parlé  pen- 
dant une  demi-heure  des  choses  les  plus  insignifiantes,  lise 
leva  et  prit  congé  de  Mathilde  ;  mais  à  peine  eut-il  fait  quel- 
ques pas  vers  la  porte  ,  qu'il  s'arrêta,  et,  se  retournant  : 

—  Madame  de  Linsdorf ,  lui  dit-il  d'une  voix  tremblante  d'é- 
motion, je  ne  puis  vous  quitter  ainsi  :  je  vous  vois  peut-être 
pour  la  dernière  fois  de  ma  vie  ;  dites-moi  que  vous  me  par- 
donnez mon  audace  de  l'autre  jour  ;  dites-moi  que  vous  ne 
m'en  voulez  pas ,  ou  du  moins  que  vous  ne  m'en  voulez  plus. 

Mathilde  lui  tendit  en  silence  une  main  froide  et  tremblante; 
leurs  yeux  se  rencontrèrent,  et  un  instant  après  ils  étaient  dans 
les  bras  l'un  de  l'autre. 

—  Mathilde;  tu  m'aimes... 

—  Vous  le  savez,  répondit-elle  avec  un  regard  d'une  ten- 
dresse ineffable. 

Après  une  heure  passée  à  se  raconter  tous  ces  petits  secrets 
que  le  cœur  amasse  par  milliers  lorsqu'on  aime ,  M™«  de  Lins- 
dorf, assise  à  côté  de  Wolfsburg ,  la  tête  sqr  son  épaule,  sa 
main  dans  la  sienne,  lui  dit  : 

—  Ami,  vous  ne  demanderez  plus  à  présent  si  je  vous 
aime;  vous  ne  pouvez  désormais  plus  douter  de  mon  amour; 
vous  savez  qu'à  l'instant  même  je  donnerais  pour  vous  tout  le 
sang  de  mon  cœur,  toutes  les  pensées  de  mon  âme ,  mon  bon- 
heur et  ma  vie,  tout,  excepté.... 

Mathilde  hésita ,  baissa  les  yeux  et  rougit  ;  puis  ,  reprenant 
d'un  ton  plus  ferme  :  C'est  parce  que  vous  savez  l'immensité  de 
cet  amour,  parce  qu'il  ne  vous  est  plus  permis  d'en  douter; 
c'est  au  nom  de  cet  amour  même  que  je  vous  demande  un  sa- 
crifice, que  je  partagerai  avec  vous  (car  nous  ne  pouvons  plus 
désormais  rien  ressentir  séparément).  Edgar  ,  il  ne  faut  plus 
nous  revoir. 

—  Il  faudra  aussi  vous  oublier,  n'est-ce  pas  ? 

—  Pourriez-vous  le  faire?  Oh!  non,  mon  bien-airaé  !  que  je 
ne  cesse  jamais  d'être  présente  à  vos  pensées ,  comme  vous  ne 


270  REVUE  DE  PARIS. 

cesserez  jamais  d'ùlre  l'objet  des  miennes.  Je  n'exige  rien  de 
vous  que  je  ne  sois  préparée  à  subir  moi-même.  Aimez-moi, 
CHV  je  vous  ai  voué  un  amour  éternel  ;  regrettez-moi,  car  ma 
vie  se  passera  à  vous  pleurer  ;  mais  sauvez-moi,  car  je  ne  veux 
pas  perdre  mon  droit  à  votre  estime.  Le  sentiment  que  vous 
éprouvez  pour  moi  a-t-il  donc  si  peu  d'intensité  qu'il  faille  ma 
présence  pour  l'entretenir  ?  cette  séparation  matérielle  est-elle 
au-dessus  de  vos  forces  ?  et  croyez-vous  ,  parce  que  nous  ces- 
serons d'être  ensemble ,  que  nos  âmes  en  seront  moins  éternel- 
lement unies? 

Malhilde  se  laissa  glisser  de  sa  chaise ,  et ,  s'agenouillant  de- 
vant son  amant,  elle  prit  ses  deux  mains  entre  les  siennes  ,  et 
lui  dit  avec  une  énergie  irrésistible  : 

—  Mon  Edgar,  sauve-moi  l'honneur,  pour  que  je  ne  doute 
pas  de  ton  amour  ! 

Woifsburg  la  releva  et  la  serra  passionnément  sur  son  cœur. 

—  Adieu,  Mathilde,  ange  de  ma  vie;  adieu  pour  toujours! 
s'écria-t-il  ;  et  il  s'élança  hors  de  la  chambre. 

Edgar  ne  pouvait  plus  se  le  dissimuler,  il  aimait  M""' de 
Linsdorf.  Avec  toute  la  naïve  innocence  de  cœur  d'un  homme 
qui  n'a  été  que  libertin,  il  glissa  sans  s'en  apercevoir  sur  la 
pente  rapide  de  l'amour ,  et  se  trouva  en  bas  en  même  temps 
que  Mathilde  ,  des  deux  peut-êlre  le  plus  étonné  de  sa  chute. 

Malhilde  n'avait  jamais  subi  la  fascination  d'un  regard  brû- 
lant rencontrant  son  regard  ;  ce  dangereux  magnétisme  des 
yeux  lui  était  inconnu;  jamais  elle  ne  sentit  trembler  sa  main 
sous  l'amoureuse  pression  d'une  autre  main  tremblante  ;  mariée 
depuis  quatre  ans,  aucune  voix  ne  lui  avait  encore  dit  : /e 
t'aime.  Woifsburg,  habitué  à  réussir  auprès  de  toutes  les  fem- 
mes qu'il  désirait ,  ignorait  qu'il  )>ûty  avoir  du  bonheur  à  pos- 
séder le  cœur,  l'âme  ,  la  pensée,  d'une  seule  d'entre  elles.  De 
cette  femme  pure  et  chaste ,  ou  de  cet  homme  sensuel  et  blasé , 
il  est  difficile  de  dire  lequel  était  le  plus  étranger  à  l'amour , 
qui  réunissait  sur  un  même  point  ces  deux  êtres  partis  de 
points  si  opposés.  Edgar  ne  comprenait  rien  à  ces  sensations; 
un  monde  nouveau  s'ouvrait  devant  ses  yeux.  Il  maudissait  son 
pari  avec  de  Launay,  mais  sa  vanité  s'opposait  à  ce  qu'il  y  re- 
nonçât ;  jiourtant  il  eût  voulu  faire  cesser  la  guerre  lâche  et  in- 
digne qu'il  poursuivait  contre  Mathilde,  lui  tout  avouer,  lui  en 


REVUE  DE  PARIS.  271 

demander  pardon,  et,  ne  devant  sa  possession  qu'à  elle  seule, 
jouir  de  son  bonheur  en  secret. 

Pendant  quelques  jours,  M™e  de  Linsdorf  vécut  dans  l'exal- 
tation que  produit  l'idée  d'être  aimée.  Sans  cesse  occupée  à 
idéaliser  sa  passion  ,  elle  s'exaltait  de  jour  en  jour  davantage  ; 
mais  ;  comme  cette  espèce  d'excitation  fébrile  ne  peut  durer 
longtemps,  elle  en  vint  peu  à  peu  à  désirer  un  bonheur  moins 
extatique,  et  finit  par  s'arranger  une  existence  imaginaire  où 
Edgar  serait  constamment  à  ses  côtés ,  où  ils  ne  cesseraient  de 
s'aimtT  avec  passion  ,  mais  où  elle  resterait  strictement  fidèle 
à  ses  devoirs. 

Nous  nous  figurons  tous,  lorsque  l'amour  commence  à  nous 
attaquer ,  que  c'est  à  nos  plus  grandes  qualités  qu'il  en  veut  ; 
qu'il  cherche  à  étouffer  notre  génie  ,  à  détruire  nos  facultés 
intellectuelles  ,  et  que  ses  efforts  ne  tendent  à  rien  moins  qu'au 
bouleversement  complet  de  notre  être  moral  et  intelligent  ;  l'a- 
mour ne  se  donne  pas  tant  de  peine  ;  il  nous  laisse  à  tous  notre 
intelligence,  notre  ambition,  notre  imagination,  et  leur  génie  à 
ceux  qui  ont  le  malheur  d'en  avoir;  il  ne  s'attaque  qu'au  moins 
brillant,  au  plus  dédaigné,  au  plus  prosaïque  de  tous  nos  at- 
tributs. Il  n'en  veut  qu'à  notre  bon  sens  ;  tant  que  cehii-ci  tient 
sa  place  dans  la  tète,  l'amour  ne  peut  y  établir  son  empire. 
Quand  l'amour  s'en  va,  le  bon  sens  revient ,  et  reprenant  mo- 
destement son  coin  dans  notre  cerveau  ,  bien  loin  de  l'imagina- 
tion et  de  l'enthousiasme ,  car  la  chaleur  ne  lui  convient  guère , 
il  oublie  avec  sa  sérénité  imperturbable  les  avanies  que  l'amour 
lui  a  faites. 

H  ne  manquait  à  cette  jeune  femme  que  la  jalousie  pour  la 
rendre  le  plus  malheureux  des  êtres.  Jusqu'ici  elle  prenait  plai- 
sir à  s'imaginer  Edgar  aussi  triste  et  aussi  désolé  qu'elle-même, 
ce  qui,  sans  qu'elle  le  sût,  lui  apportait  la  plus  grande  conso- 
lation. Son  mari  (c'est  la  destinée  des  maris  de  porter  tou- 
jours les  mauvaises  nouvelles)  fut  le  premier  à  détruire  cette 
illusion  si  chère.  M.  de  Linsdorf,  depuis  oinq  ou  six  jours  à 
M...,  revint  soudainement,  en  prévenant  sa  femme  qu'il  était 
obligé  de  la  quitter  encore  le  soir  même  pour  aller  à  P....  re- 
joindre le  grand-duc. 

—  A  propos ,  ma  chère  enfant ,  lui  dit-il  quelques  instants 
avant  son  départ,  je  ne  in'élonne  plus  que  ce  diable  de  Wulfs- 


27-2  KEVUE  DE  PARIS, 

l)iirg  se  soit  obstiné  ;^  nous  fiiiilter.  J'ai  appris  à  M....  qu'il  f,)it 
un  très-beau  mariage  :  il  épouse  une  jeune  fille,  noble,  riche 
et  belle.  Du  reste,  je  n'ai  pu  le  voir  qu'une  fois,  et  il  ne  m'en  a 
rien  dit. 


VI. 


Tout  le  monde  au  château  dormait  depuis  longtemps.  Ma- 
fhilde,  trop  inquiète  pour  se  coucher,  éteignit  sa  lampe  et  vint 
s'asseoir  à  la  fenêtre  ouverte.  Ses  beaux  cheveux  dénoués  flot- 
taient librement  sur  ses  épaules,  qu'un  simple  peignoir  blanc  dé- 
fendait contre  la  fraîcheur  de  la  nuit.  L'appartement  de  M"'"  de 
Linsdorf  était  au  rez-de-chaussée  donnant  sur  le  jardin,  de  sorte 
qu'en  ouvrant  la  fenêtre  on  n'avait  qu'à  faire  un  pas  pour  se 
trouver  sur  le  gazon  et  au  milieu  des  fleurs.  Onze  heures  et  demie 
venaient  de  sonner;  la  nuit  était  superbe;  la  blanche  lune 
versait  mollement  des  flots  de  pâles  clartés  sur  la  terre,  et  en- 
tourait les  grands  arbres  de  la  forêt  comme  d'une  auréole  d'ar- 
gent. Mathilde  soupira  en  sentant  jouer  sur  son  front  le  souffle 
tiède  et  parfumé  de  la  brise.  Il  fut  un  temps  où  ces  belles  nuits 
d'été  remplissaient  son  âme  d'une  sainte  extase;  où  ,  pénéfrée 
de  la  beauté  harmonieuse  de  l'univers,  elle  adorait  en  silence 
la  volonté  intinie  ,  l'intelligence  suprême,  qui  livra  la  nature 
inanimée  à  l'homme.  11  fut  un  temps  où  il  suffisait  du  son  plain- 
tif de  l'onde  déferlant  sur  le  rivage  ,  ou  d'un  nuage  qui  s'en 
allait  sur  le  vaste  champ  du  ciel,  pour  la  plonger  dans  ces  rê- 
veries pleines  de  vagues  aspirations  vers  un  idéal  inconnu,  qui 
ne  pouvait  désormais  plus  revenir  pour  elle.  Le  chant  du  ros- 
signol,  les  rayons  de  la  lune,  la  senteur  des  fleurs  ne  lui 
disaient  qu'un  mot  :  Amour!  —  Mélodie,  lumière  et  parfum  , 
tout  était  là.  Depuis  le  départ  du  général ,  ce  qu'il  lui  avait  dit 
de  Wolfsburg  ne  cessait  de  la  lorlurer.  L'idée  horrible  se  re- 
vêtait de  mille  formes ,  plus  affreuses  les  unes  que  les  autres, 
qui  la  poursuivaient  comme  des  spectres.  Partout,  et  à  tout 
instant ,  elle  voyait  devant  elle  Edgar  empressé  auprès  d'une 
autre  femme  ,  ses  yeux  lui  lançant  les  mêmes  regards  de  feu, 
sa  voix  lui  répétant  les  mêmes  paroles  d'amour.  Le  supplice  de- 
venait  insupportable ,  et  la  victime  succombait.  La  pensée 


REVUE  DE  PAKIS.  273 

qu'elle  pouvait  pL'idrti  l'affection  d'Edgar  ,  l'idée  qu'elle  avait 
peut-être  déjà  cessé  d'être  tout  pour  lui,  firent  en  quelques 
heures  i)lus  pour  ébranler  sa  vertu  que  n'aurait  fait  l'amour 
seul  en  trois  mois.  Le  bien  et  le  mal  perdaient  leur  caractère 
positif  et  fortement  accusé  pour  faire  place  à  des  sophismes 
portant  leurs  noms;  le  devoir  pâlissait,  les  principes  chu- 
chotaient à  voix  basse;  Mathilde  ,  accablée,  fatiguée  ,  lasse, 
se  sentait  une  soif  effrénée  de  bonheur  et  de  vie.  Comme  un 
aveugle  auquel  on  aurait  rendu  la  vue  pour  la  lui  ôter  ensuite, 
elle  aspirait  à  cette  lumière  ,  à  peine  aperçue  ,  qu'on  venait  de 
lui  ravir  avec  tant  de  cruauté.  Chez  ces  organisations  vigou- 
reuses et  fraîches  ,  il  est  difficile  de  détruire  le  besoin  du  bon- 
heur; elles  le  veulent  à  toute  force,  elles  le  demandent,  il  le 
leur  faut ,  ne  fût-ce  que  pour  voir  qu'il  n'existe  pas  sur  la  terre. 
Or,  désormais,  aux  yeux  de  Mathilde,  le  bonheur  était  l'amour 
d'Edgar;  le  malheur,  son  indifférence. 

—  Mon  Dieu!  que  je  suis  malheureuse!  s'écria-t-elle  tout 
haut;  et,  se  couvrant  la  figure  de  son  mouchoir,  elle  fondit 
en  larmes. 

Toute  souffrance  est  une  lutte.  L'âme  humaine  ne  peut 
souffrir  que  jusqu'à  un  certain  point.  Passé  ce  point ,  ou  elle 
dompte  la  douleur ,  ou  elle  y  succombe  ,  ou  elle  cesse  de  com- 
battre ,  et  achète  une  paix  provisoire  au  prix  d'un  sacrifice  cer- 
tain. L'âme  de  Mathilde  touchait  au  terme  de  sa  souffrance. 

M""'  de  Linsdorf  continuait  à  pleurer  depuis  quelque  temps  , 
lorsqu'un  soupir  profond  frappa  son  oreille.  Se  levant  préci- 
pitamment : 

—  Qui  est  là?  dit-elle  tout  bas. 

—  Guten  tag ,  vielliebchen,  répondit  une  voix  d'homme; 
et  Edgar ,  —  car  c'était  lui ,  —  parut  sur  le  seuil  de  la  fenêtre. 
Son  premier  mouvement  fut  d'une  joie  frénétique.  Oubliant 
tout ,  dans  l'extase  que  lui  causait  la  vue  de  son  amant,  elle  se 
jeta  dans  ses  bras.  Égarée,  éperdue,  les  yeux  brillants  de 
pleurs ,  le  sein  palpitant  d'émotion ,  d'une  voix  vibrante  et 
passionnée  : 

—  M'aimes-tu  ,  Edgar?  lui  dit-elle. 
Un  baiser  brûlant  fut  la  seule  réponse. 

Mathilde  avait  eu  raison  en  disantà  de  Launay  que  les  femmes 
peuvent  rester  vertueuses  quand  elles  le  veulent  ^  mais  elles 
1  2i 


•274  REVUE  DE  PAHIS. 

ont  deux  voioulés  :  l'une,  qu'elles  savent  immédiatement; 
l'autre ,  dont  elles  n'ont  pas  conscience ,  et  qui  agit  à  leur  insu. 
Mathilde  avait  voulu  résister,  elle  ne  le  voulait  plus,  ou  pour 
mieux  dire  elle  ne  pouvait  plus  vouloir;  elle  croyait  encore  à 
sa  propre  force  que  déjà  un  plus  grand  maîlre  tenait  les  rênes 
de  sa  volonté. 

Les  premières  lueurs  du  matin  ,  eu  blanchissant  à  l'horizon  , 
trouvèrent  Wolfsburg  et  Mathilde  encore  dans  les  bras  l'un  de 
l'aiitre. 

M'"=  de  Linsdorf ,  levant  les  yeux  vers  son  amant,  lui  dit  : 

—  J'ai  peut-être  commis  un  grand  péché  ;  mais  Dieu  me  le 
pardonnera,  car  lui,  qui  a  permis  que  je  succombasse,  sait 
qu'il  ne  m'a  pas  donné  la  force  de  te  résister. 

'—  Écoute-moi ,  Mathilde,  reprit  "Wolfsburg  avec  l'accent  de 
la  vérité  ;  non-seulement  je  ne  t'ai  point  oubliée  un  seul  instant, 
non-seulement  je  n'ai  aimé  que  toi  dans  ma  vie  ;  mais ,  mainte- 
nant que  je  l'aime,  et  que  tu  m'aimes ,  je  me  donne  à  toi  en- 
tièrement et  sans  réserve  ;  mon  corps ,  mon  âme ,  tout  mon  être 
est  à  loi ,  fais-en  ce  que  tu  voudras.  Dis-moi  de  reslei-,  je  reste  ; 
dis-moi  de  fuir  avec  loi  jusqu'au  coin  le  plus  reculé  de  la  terre , 
je  suis  prêt;  dis-moi....  11  s'arrêta  ,  une  larme  brillait  au  bord 
de  sa  paupière;  puis,  reprenant  d'une  voix  mal  assurée  :  Dis- 
moi  de  partir  et  de  ne  plus  te  revoir,  je  t'obéirai.  Pauvre  enfant, 
je  te  le  dois. 

Mathilde  se  tut  pendant  un  moment  ;  puis  ,  entourant  de  ses 
deux  bras  le  cou  de  son  amant  avec  un  regard  d'une  tendresse 
que  rien  ne  peut  décrire  : 

—  Tu  ne  m'oubliais  donc  pas?  dit  M""=  de  Linsdorf;  ce  qu'il 
m'a  dit  de  loi  ce  soir  n'était  pas  vrai? 

—  Sois-en  sûre  ,  ma  bien-aimée ,  devant  Dieu  lu  es  chasle  et 
pure  comme  la  lumière. 

Après  un  silence  de  quelques  instants  ,  durant  lequel  leurs 
âmes  semblaient  prendre  plaisir  à  se  contempler  : 

—  Edgar  ,  lui  dit-elle  ,  crois-tu  qu'à  présent  je  puisse  ne  pas 
te  voir  et  vivre?  Tu  n'es  pas  seul  à  être  si  généreux  ;  moi 
aussi ,  je  remets  ma  destinée  entre  tes  mains;  dispose  de  mon 
avenir,  je  te  livre  sans  hésiter  mon  honneur  et  ma  réputation  , 
certaine  que  tu  les  garderas  mieux  que  moi-même,  et  que, 
|)uisque  tu  m'aimes,  tout  ce  que  lu  feras  sera  bien  fait.  —  Ils 


REVUE  DE  PARIS.  275 

resièrent  encore  longtemps  ensemble  ;  puis ,  lorsqu'il  fallut  se 
dire  adieu  : 

—  Mathilde,  mon  ange  d'amour,  accorde-moi  une  prière: 
donne-moi  un  de  tes  gants  ,  un  de  tes  rubans,  une  de  tes  fleurs, 
quelque  chose  enfin  que  tu  auras  porté  ou  touché  ,ma  chérie  , 
et  qui  soit  imprégné  de  ton  parfum  divin,  pour  qu'en  le  touchant 
je  sente  tout  ton  être  s'exhaler  près  de  moi. 

—  Prends  ce  mouchoir  encore  humide  des  larmes  que  je 
versais  pour  loi,  répondit  1M"""=  de  Linsdorf  en  lui  donnant  le 
sien  ;  et  dis-moi ,  mon  âme  :  à  quelle  heure  viendras-tu  demain? 

—  Entre  onze  heures  et  minuit. 

En  quittant  M'""  de  Linsdorf,  la  résolution  d'Edgar  était 
prise  :  il  l'aimait  sincèrement.  La  vanité  et  l'aniour-propre  ne 
tiouvaient  plus  de  place  dans  ce  cœur  envahi  pour  la  première 
fois  par  une  affection  vraie. 

Dès  qu'il  fut  arrivé  à  M,...,  Wolfsburg  courut  chez  Felsladl 
qui  dormait  encore. 

—  Que  diable  viens-tu  faire  à  cette  heure  ?  demanda  celui-ci. 

—  Donne-moi  de  quoi  écrire  une  lettre,  et  lève-toi  à  l'instant , 
car  tu  vas  me  rendre  un  service. 

Felstadt  fit  sa  toilette  en  moins  de  dix  minutes ,  et  dès  qu'elle 
fut  achevée  : 

—  Fais-moi  le  plaisir  de  donner  cela  toi-même  à  M.  de  Lau- 
iiay ,  dit  Edgar  en  lui  remettant  une  lettre. 

—  Qui  est  donc  M.  de  Launay  ?  Tod  und  Tcufel!  je  m'en 
souviens...  c'est  cet  officier  français  !...  Biais  il  me  semble  que 
le  temps  n'est  pas  écoulé. 

—  Il  y  a  aujourd'hui  trois  semaines. 

—  Tuas  donc  perdu  ton  pari!...  Et  Felstadt  partit  d'un 
bruyant  éclat  de  rire. 

Cet  accès  d'hilarité  ne  parut  pas  plaire  h  Wolfsburg,  qui, 
posant  une  main  sur  l'épaule  de  son  ami ,  lui  dit  d'un  air 
sévère  et  d'un  ton  fort  grave  : 

—  Mon  cher,  il  est  des  femmes  pures  comme  l'or  et  le  feu. 

—  C'est  possible,  répondit  Felstadt  en  secouant  la  tète,  mais 
je  ne  te  croyais  pas  destiné  à  en  rencontrer. 

Sept  heures  et  demie  sonnaient  quand  Felstadt  se  présenta 
chez  de  Launay,  qui ,  prenant  le  billet ,  lut  à  haute  voix  ce  peu 
de  mots  : 


276  REVUE  DE  PARIS. 


MOIVSIEUR  , 


»  J'ai  perdu  mon  pari ,  et  je  vous  attends  à  la  porte  de  Z. 
à  neuf  heures.  Vos  armes  seront  les  miennes. 


»  Edgar  ,  baron  de  Wolfsbdrg.  » 

Cette  communication  n'eut  rien  qui  pût  surprendre  de  Lau- 
nay.  Bien  que  la  position ,  et  en  quelque  sorte  le  caractère  de 
M™'  de  Linsdorf  l'inquiétassent  vivement,  il  ne  se  fût  pas  permis 
d'imaginer  qu'une  femme  si  forte  et  si  courageuse  pût  succomber 
dans  une  période  de  temps  si  limitée.  Ce  sentiment,  joint  à  la 
vanité  inséparable  même  des  meilleures  natures ,  et  qui  lui 
faisait  refuser  à  Wolfsburg  les  qualités  nécessaires  pour  réussir 
dans  une  pareille  entreprise,  rendait  le  cartel  de  ce  dernier 
une  chose  attendue. 

Edgar  arriva  le  premier  sur  le  terrain  où  son  adversaire  le 
suivit  de  près.  Les  préliminaires  arrangés,  la  distance  mesurée, 
les  pistolets  chargés,  le  sort  accorda  à  de  Launay  l'avantage 
du  premier  coup.  Edgar  fumait  un  cigare  et  regardait  tran- 
quillement le  canon  du  pistolet  braqué  sur  lui  à  une  distance 
de  dix  pas.  De  Launay  le  manqua.  L'adresse  de  Wolfsburg  était 
renommée,  il  ne  manquait  jamais  de  moucher  une  chandelle 
à  cinquante  pas;  sa  balle  effleura  le  chapeau  de  Gustave.  Fel- 
stadt,  qui  ignorait  la  détermination  qu'il  avait  prise  de  ne  point 
blesser  son  adversaire ,  ne  put  s'empêcher  de  le  regarder  avec 
élonnement. 

—  A  vous,  monsieur ,  dit  Wolfsburg  fort  poliment  à  de  Lau- 
nay ,  avec  une  légère  inclination  de  tête. 

Gustave  visa  longtemps ,  et  cette  fois-ci  le  coup  porta.  A 
peine  eut-il  entendu  la  détonation  qu'il  vit  Edgar  étendu  sur  le 
sol.  11  s'élança  vers  lui;  Edgar  était  blessé  à  la  poitrine,  et  ne 
donnait  aucun  signe  de  vie. 

—  Vous  ferez  bien  ,  monsieur ,  de  gagner  la  frontière  le  plus 
tôt  possible,  lui  dit  le  chirurgien  de  service;  cette  blessure  est 
mortelle. 

En  aidant  à  déboulonner  l'uniforme  d'Edgar,   do  Launay 


KEVrE  DK  PAHIS.  in 

nperçut  un  objet  dont  il  parvint  à  s'emparer  pendant  qu'on 
examinait  la  blessure.  C'était  un  mouchoir  garni  de  dentelle  , 
dans  un  coin  duquel  se  trouvaient  brodés  un  M.  et  un  L. 

Il  fut  convenu  que  Gustave  prendrait  le  cheval  de  l'ami  qui 
lui  avait  servi  de  témoin  ,  et  qu'il  s'en  irait  sur  le  champ  à  F..., 
où  celui-ci  devait  le  rejoindre  à  midi  avec  une  voiture.  Dans  dix 
minutes  il  se  trouva  sur  la  route  de  F...  Un  sentiment  de  curiosité 
invincible  le  poussait  vers  Malhilde  ;  il  voulait  la  voir,  et,  en  lui 
rendant  son  mouchoir,  savoir  par  quelle  chance  ou  quelle  ruse, 
Edgar  en  était  devenu  possesseur.  Le  château  de  Linsdorf  se 
trouvait  sur  la  route  de  V...,  à  moitié  chemin  entre  M...  et  F... 
En  moins  d'une  heure,  de  Launay  sonna  à  la  grande  grille. 

En  revoyant  ainsi  soudainement  cet  ami  de  son  enfance ,  Ma- 
thilde  éprouva  une  surprise  mêlée  à  je  ne  sais  quel  sombre  et 
inexpliquable  pressentiment  que  les  organisations  très-nerveuses 
pourront  seules  comprendre.  Elle  s'en  voulait  de  l'espèce  de 
soulagement  involontaire  que  lui  apportèrent  ses  paroles  pro- 
noncées presque  en  entrant. 

—  Avez-vous  des  ordres  à  me  donner  pour  Paris?  J'y  serai 
dans  deux  jours. 

Après  avoir  expliqué  à  M""  de  Linsdorf  que  des  affaires  de  la 
dernière  urgence  le  rapi)elaient  en  France  ,  Gustave  tira  de  sa 
poche  un  mouchoir  blanc  qu'il  montra  à  Mathllde  en  lui  disant  : 

—  Ce  mouchoir  est-il  à  vous? 

Elle  devint  pâle  et  tressaillit;  puis ,  sur  son  affirmation  : 

—  L'avez-vous  donné  a  quelqu'un?  poursuivit-il  lentement , 
et  craignant  presque  d'entendre  la  réponse. 

Malhilde  le  regarda  fixement,  et  de  ses  lèvres  s'échappa  un 
Oîu'qu'on  entendait  à  peine. 

De  Launay  lui  rendit  son  mouchoir  sans  ajouter  un  mot  de 
plus.  M""=  de  Linsdorf  sentit  ce  qui  devait  se  passer  dans  l'esprit 
de  Gustave  ;  mais  aucune  rougeur  ne  lui  moula  au  front  j  elle 
avait  trop  peur  pour  rougir,  et  un  tout  autre  sentiment  que 
celui  de  la  honte  envahissait  son  cœur. 

—  Vous  l'a-t-il  donné?  demanda-l-elle  en  prenant  le  mou- 
choir. 

—  Je  le  lui  ai  pris. 

Mathllde  se  leva  de  son  fauteuil  comme  par  un  ressort.  Cette 
réponse  et  le  départ  précipité  de  Gustave  lui  suggérèrent  une 

24. 


^278  RKVIJE  DE  PARIS. 

pensée  affreuse.  Elle  déploya  le  mouchoir.  Quelques  taches  de 
sang  que  Gustave ,  dans  son  empressement  à  le  saisir  et  à  le 
cacher,  ne  remarqua  pas,  vinrent  lui  révéler  la  vérité  entière. 
Elle  s'élança  sur  de  Launay  et  lui  saisit  le  bras.  Des  gouttes 
d'une  sueur  froide  brillaient  sur  son  front;  un  tremblement 
convulsif  agitait  tout  son  corps. 

—  Gustave  ,  lui  dit-elle  avec  une  énergie  surnaturelle,  je  ne 
voudrais  pas  vous  maudire....  Dites-moi  que  vous  ne  l'avez  pas 
tué!... 

—  J'ai  sauvé  votre  honneur,  répondit  de  Launay. 
M""=  de  Linsdorf  tomI)a  sans  connaissance  à  ses  pieds. 

Dès  qu'il  eut  remis  Malhilde  entre  les  mains  de  ses  femmes, 
Gustave  quitta  Linsdorf,  en  proie  A  tous  les  tourments  d'une 
jalousie  d'autant  plus  violente  qu'elle  venait  d'être  soudaine- 
ment éveillée  ,  et  résultait  d'un  amour  comprimé  pendant  de 
longues  années.  Élevé  avec  Mathilde,  de  Launay  conçut  de 
bonne  heure  pour  elle  un  amour  qui  arrivait  presque  à  l'ado- 
ration. Ne  possédant  pas  assez  de  fortune  pour  épouser  une 
femme  qui  n'en  avait  point ,  il  la  vit  mariée  à  un  autre  et  se 
tut  sur  son  propre  chagrin  ,  la  respectant  trop  pour  lui  parler 
d'un  amour  qui  ne  devait  pas  être  avoué,  mais  ne  gardant  pas 
moins  cet  amour  dans  les  replis  les  plus  cachés  de  son  cœur. 
Avec  cette  merveilleuse  faculté  qu'ont  les  hommes,  de  tourner 
involontairement  tous  les  événements  au  profit  soit  de  leur 
vanité  ,  soit  de  leurs  passions ,  Gustave  s'accoutuma  assez  faci- 
lement au  mariage  de  celle  qu'il  aimait,  et,  regardant  M.  de 
Linsdorf  comme  le  simple  représentant  des  devoirs  de  Mathilde 
envers  la  société  ,  il  n'en  conçut  pas  la  moindre  jalousie.  M""=  de 
Linsdorf  fut  pour  lui  une  espèce  de  sainte  à  laquelle  il  ne  cessa 
d'élever  des  autels  dans  son  àrae ,  et  dont  le  souvenir  et  la 
pensée  guidaient  ses  actions  et  dominaient  sa  vie,  mais  cetfe 
sainte  venait  de  perdre  son  prestige  ;  elle  ne  lui  apparaissait  plus 
dans  sa  candeur  éblouissante  d'autrefois,  avec  son  manteau  de 
neige  et  son  auréole  au  front.  Croyant  la  mépriser,  il  lui  en 
voulait  de  ce  qu'il  l'aimait  encore.  Non  content  de  la  douleur 
qu'il  lui  avait  faite  à  elle ,  il  l'accusait  d'être  la  cause  de  celle 
qu'il  ressentait  lui-même.  Avec  l'injustice  inhérente  à  la  nature 
humaine  ,  il  lui  reprochait  ce  qu'il  appelait  ses  années  perdues 
et  ses  sacrifices ,  sa  vie  passée  à  l'aimer  en  silence  et  sans  es- 


REVUE  1>F.  PVHIS.  i>79 

poil- ,  et  cet  amour  même  qui  avail  fait  le  toiiiinenl  et  le  hoii- 
îieur  de  son  existence.  La  vanité  de  Gustave  se  trouvait  en  même 
temps  si  profondément  blessée  qu'elle  ne  lui  permit  pas  de 
penser  aux  angoisses  que  devait  éprouver  M""=  de  Linsdorf ,  et  il 
ne  songea  qu'au  mal  qu'elle  lui  avait  fait.  11  ne  pouvait  s'em- 
pêcher de  reconnaître  que,  dans  fout  cela,  Blathilde  était  la 
véritable  victime  j  mais  il  s'apitoyait  sur  lui-même. 

Quand  le  général  revint  à  Linsdorf,  il  fut  frappé  des  regards 
tristes  de  ses  gens. 

—  Où  est  donc  la  comtesse?  deraanda-t-il  enfin  à  la  femme 
de  chambre  de  Mathilde.  Esi-elle  malade? 

—  Ah  !  monsieur  le  général...  madame!...  Ses  sanglots  lui 
coupèrent  la  voix  ,  et  elle  s'échappa  en  courant. 

M.  de  Linsdorf,  alarmé  ,  se  dirigea  vers  l'appartement  de  sa 
femme.  Mathilde  était  assise  sur  le  seuil  de  la  fenêtre  ouverte. 
Les  derniers  rayons  du  soleil  couchant  tombaient  sur  sa  tête  et 
doraient  ses  cheveux  noirs,  qui  descendaient  épars  jusqu'à 
terre.  Elle  tournait  le  dos  à  son  mari,  qui  en  entrant  l'appela 
par  son  nom.  Ne  recevant  aucune  réponse,  il  s'approcha  d'elle 
et  l'observa  attentivement.  Elle  regardait  fixement  un  mouchoir 
qu'elle  tenait  dans  ses  mains,  et  sur  lequel  se  trouvaient  quel- 
ques gouttes  de  sang  déjà  sèches  et  décolorées.  Le  général  posa 
doucement  une  main  sur  l'épaule  de  sa  femme. 

—  Mathilde,  tu  ne  me  reconnais  donc  pas? 

Elle  se  retourna,  et,  portant  à  ses  lèvres  la  raain  de  son 
mari ,  lui  dit  avec  un  sourire  étrange  : 

—  Guten  tag ,  vielUebchen  ! 

Arthur  Dcdley. 


LES 


ÉCRIVAINS  DE  BICÈTRE. 


I. 

PROSATEURS. 


Vous  pouvez  m'en  croire,  il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  épigramme 
I)onne  tout  au  plus  pour  quelque  revue  anglaise  en  frais  de  pru- 
derie et  d'injures  à  l'endroit  des  drames  et  des  romans  français. 
Laissons  où  ils  sont  ces  romans  et  ces  drames  tant  insultés  : 
laissons-les  ù  l'admiration  des  uns,  à  l'oubli  des  autres.  S'ils 
meurent,  comme  on  le  prétend,  de  leur  belle  mort,  que  Lucrèce 
Borgia  leur  ouvre  toutes  ses  bières,  que  Han  d'Islande  leur 
creuse  sous  la  neige  quelque  immense  tombe,  et  sur  cette  tombe, 
son  propre  crâne  à  la  main,  verse  une  dernière  libation  de  sang  ! 
Puis,  que  tout  soit  dit,  et  pour  jamais  !  rimons  de  nouveau  des 
pastorales,  chantons  les  blés  mûrs  et  les  fromages  mous.  Ainsi 
que  don  Quichotte,  échangeons  l'armure  rouiliée,  l'épée  san- 
glante contre  le  chapeau  de  paille  et  la  houlette;  mais  surtout, 
surtout  respect  aux  morts  !  Il  est  si  ennuyeux  d'en  médire. 

Nos  grands  romanciers,  ceux  d'à  présent,  peuvent  donc  se  le 
tenir  pour  dit,  et  ne  pas  aller  plus  loin.  Il  ne  sera  point  question 
d'eux  aujourd'hui  ;  je  prétends  parler  de  la  litléralure  qui  est 


HEVUE  DE  PARIS.  281 

à  Bicêtre,  el  non  pas  de  celle  qu'au  dire  de  bien  des  gens,  on 
y  pourrait  enfermer. 

Avant-hier  (1),  soit  dit  sans  autre  préambule,  je  sortis  gaie- 
ment de  Paris  par  je  ne  sais  quelle  barrière;  un  de  mes  amis, 
interne  à  l'hôpital  Cochin,  m'accompagnait.  La  matinée  avait 
eu  d'abord  d'assez  tristes  présages,  mais  le  soleil  dispersa  vers 
midi  les  bancs  de  vapeurs  amoncelées  sur  le  ciel,  et  il  éclaira 
notre  route  qui,  presque  constamment,  côtoya  un  charmant 
paysage.  Nous  traversâmes  Genlilly  qu'habite  une  lessive  i)er- 
péluelle,  et  qui  semble,  neuf  et  pimpant,  sortir  de  quelque  blan- 
chisserie ;  puis,  au  pas  de  course,  nous  voilà  sur  les  coteaux 
crayeux  au  bas  desquels  coule  la  Bièvre.  La  description  qu'en  a 
donnée  le  spirituel  doyen  du  feuilleton,  me  dispense  de  vous 
peindre  la  jolie  vallée  secrète  que  cette  rivière  enveloppe  de  ses 
Ilots  et  de  ses  |)eupliers  verts.  Ce  qu'il  a  si  bien  dit,  lui,  pour- 
quoi le  répéter,  moi?  A  lui  donc  les  peupliers  qui  frémissent, 
les  flots  lents  de  la  Bièvre,  le  vallon  frais  et  abrité;  à  moi  Bicê- 
tre, qui  déjà  développe  devant  nous  ses  longues  murailles  aux 
Ions  bruns  et  roses. 

Bicêtre  est  une  ville,  tout  au  moins  un  gros  palais  phalansté- 
rien.  Autrefois,  c'était  une  forteresse;  rien  ne  me  serait  plus 
facile  que  d'en  donner  l'histoire,  et  je  sais  bien  des  gens  qui  ne 
manqueraient  pas  une  si  belle  occasion  de  science  à  bon  mar- 
ché. Mais  à  quoi  bon  transcrire  ici  Sainte-Foix,  Mercier  ou  Du- 
laure  ?  J'aime  bien  mieux  vous  entretenir  de  l'interne  P. ..  et  de 
son  domicile. 

Nous  traversâmes  la  première  cour,  remplie  de  fleurs  et  de 
vieillards;  car  Bicêtre  a  ses  hôtes  raisonnables  :  une  muraille 
y  sé|)are  deux  tristes  maladies  ;  la  clairvoyante  expérience  et 
l'aveugle  illusion  :  ici  les  fous,  là  les  vieillards.  On  pouvait  se 
méprendre  à  l'apathie  de  ces  derniers  et  les  croire  très-heureux  ; 
mais  les  fleurs  semblaient  soufTrir,  et  je  vis  des  roses  que  l'on 
eût  dit  humiliées  de  prodiguer  à  des  poitrines  asthmatiques 
leurs  éphémères  parfums  ;  leur  tête  penchée  se  détournait  des 
bancs  où  les  regardait  se  flétrir,  plongé  dans  une  béatitude 
oisive,  quelqu'un  de  ces  insouciants  moribonds.  De  fait,  l'homme 


(1)  18  octobre  1840. 


282  REVUE  DE  PAllIS. 

allail  survivre  à  la  fleur,  et  prenait  peut-être  un  plaisir  ('égoïste 
à  se  sentir  plus  jeune  qu'elle. 

Au  sortir  de  là,  nous  cherchions  notre  route  dans  un  escalier 
sale,  obscur  et  gras,  lorsque  tout  à  coup  une  porte  s'ouvrit  de- 
vant nous;  une  bouffée  d'air  tiède  et  embaumé  en  sortit  avec 
un  flot  de  pure  lumière,  et,  tout  ébloui,  je  me  sentis  attiré  dans 
un  petit  boudoir  d'étudiant,  merveilleux  d'ordre  et  de  propreté. 
Parlez-moi  des  contrastes  :  cette  chambrette  n'eût  été  partout 
ailleurs  qu'une  jolie  mansarde;  après  un  tel  escalier,  c'était  un 
petit  palais.  Et  quoi,  cependant  ?  Un  papier  rayé  de  blanc  et 
de  bleu  ,  un  lit  tout  blanc  dans  une  blanche  alcôve;  çà  et  là  , 
clouées  au  mur,  quelques  lithographies  et  quelques  plâtres 
moulés,  un  horrible  masque  d'idiot  à  côté  d'un  buste  d'enfant; 
une  marine  d'Isabey,  une  autre  de  Roqueplan,  et  deux  ou  trois 
caricatures  de  Gavarni;  puis,  le  poignard,  la  pipe  d'écume  de 
mer,  la  grosse  canne  à  pomme  d'or,  accessoires  obligés,  et, 
voletant  sur  tout  cela,  un  innocent  petit  moineau  élevé  à  toute 
sorte  de  vertus  privées  par  le  plus  épouvantable  forçat  que 
Toulon  ait  envoyé  à  Bicêtre.  Ce  moineau,  nourri  aux  frais  de 
l'état,  est  le  quatre-mille-cent-vingt-cinquième  pensionnaire 
du  célèbre  établissement  que  nous  allions  visiter. 

Mais,  auparavant,  notre  hôte  voulut  nous  offrir  quelques 
rafraîchissements,  et,  d'un  air  à  demi  sérieux,  il  appela  son 
groom.  Le  groom  d'un  interne  devait  être  quelque  horrible 
infirmier  ;  mais  non.  Le  domestique  qui  nous  apporta  des  fruits 
et  du  vin  ,  eût  damé  le  pion,  par  sa  tenue,  au  valet  de  pied 
d'un  millionnaire  anglais;  veste  rouge,  culotte  noire,  guêtres 
brunes  ;  livrée  aristocratique  dont  j'avais  quelque  souvenir. 
P....  s'amusait  de  ma^surprise,  que  je  ne  dissimulais  pas  assez 
poliment. 

—  Qu'en  dis-tu?  demanda-t-il  à  son  collègue  de  Cochin , 
lorsque  le  service  fut  achevé.  Avez-vous  des  valels  tournés 
comme  celui-ci  ? 

Avant  que  mon  ami  eût  riposté  à  ce  sarcasme,  la  mémoire 
m'était  revenue  : 

—  Je  ne  sais  guère,  me  hâtai-je  de  répliquer,  qu'une  seule 
personne  à  Paris  capable  de  vous  en  offrir  autant;  c'est  le  duc 
de  *". 

—  Ah  !  vous  connaissez  la  livrée,  reprit  P,.,.en  souriant.  En 


REVUE  DE  PAHIS.  283 

ce  cas,  à  bas  tout  mon  luxej  je  vous  avouerai  que  vous  venez 
d'être  servis  par  un  de  nos  plus  élégants  épileptiques;  ses 
maîtres  l'ont  fait  entrer  ici,  et,  comme  nous  espérons  le  guérir 
sous  peu  de  temps,  il  a  conservé  sa  place  chez  eux.  En  atten- 
dant il  est  attaché  à  ma  personne. 

Cet  incident  égaya  notre  léger  repas;  et  ce  fut,  je  vous  le 
jure,  sans  penser  à  mal  que  nous  pénétrâmes  immédiatement 
dans  les  détours  de  la  sombre  demeure.  Mais  le  rire  qui  volti- 
geait encore  sur  nos  lèvres,  au  moment  où  Ton  ouvrit  devant 
nous  la  première  salle ,  s'y  arrêta  comme  figé  par  le  regard 
que  nous  jela  l'un  de  ses  mistrables  habitants.  Je  le  vois  en- 
core... je  le  verrai  toujours,  j'imagine.  Avait-il  entendu  nos 
éclats  déplacés?  je  l'ignore;  mais  à  peine  avais-je  posé  le  pied 
sur  le  seuil  de  la  porte  ,  que  déjà  cet  horrible  regard  était 
venu  heurter  le  mien.  Nous  étions  dans  la  salle  d'essai  :  là 
s'opère  le  triage  des  infirmités  morales.  Ai)rès  quelques  jours 
d'épreuve,  on  y  sépare  la  simple  paralysie  de  la  fureur,  Tépi- 
lepsie  de  la  lipomanie  :  celle-ci ,  je  raiq)ris  alors,  est  une  mé- 
lancolie compliquée  j)ar  une  tendance  au  suicide.  L'homme 
dont  nous  avions  attiré  sur  nous  les  yeux  funestes  était  juste- 
ment un  lipomane. 

Voyez-le  comme  je  le  vis,  et  comme  d'ailleurs  ils  sont  pres- 
que tous.  La  salle  forme  un  carré  long;  à  droite  et  à  gauche, 
deux  petites  rangées  de  lits  en  fer  dont  les  montants  aigus 
semblent  offrir  à  la  manie  du  suicide  une  arme  redoutable.  La 
ruelle  qui  sépare  chaque  lit  de  ceux  qui  l'avoisinent,  justement 
assez  large  pour  qu'une  chaise  y  trouve  place ,  est  le  domaine 
d'un  malade.  S'il  a  droit  à  une  surveillance  plus  active,  ou  si 
ses  emportements  ont  nécessité  l'emploi  de  la  camisole  de 
force,  la  chaise,  au  lieu  d'être  au  fond  de  la  ruelle,  se  rap- 
proche de  l'allée  centrale.  Quelquefois  même  on  la  place  au 
pied  du  lit,  sans  doute  afin  que  l'aliéné  soit  plus  immédiate- 
ment à  la  disposition  des  gardiens.  L'homme  dont  je  vous 
parle  était  ainsi  en  dehors.  Ses  mains  abandonnées  reposaient 
au  hasard  sur  ses  genoux;  sa  léte,  légèrement  penchée  en 
avant,  demeurait  immobile,  son  regard  seul  changeait  de 
direction.  Je  ne  lui  vis  faire  qu'un  seul  geste,  un  geste  de 
désespoir  soudain,  poignant,  intolérable,  accompagné  d'une 
contraction  des  muscles  de  la  face.  Il  porta  vivement  une  de 


284  HEVLE  L»K  PAKiS. 

ses  mains  derrière  sa  léle  rasée  pour  y  promener  à  plusieurs 
reprises  ses  doigls  crispés.  La  longue  veste  gris  fauve  qui 
compose  l'uniforme  de  tous  les  pensionnaires  de  Bicêtre  était 
entr'ouverle  et  laissait  voir  une  poitrine  large  et  velue. 

P....,  s'apercevant  que  mon  attention  était  captivée  par  ce 
spectacle,  me  dit  à  haute  voix  : 

—  Ceci  est  un  cocher  de  (iacre  ,  fou  de  désespoir  depuis  la 
mort  de  sa  petite-fille. 

Je  tressaillis  ,  sup|)0sanl  qu'une  si  brusque  allusion  à  la 
cause  de  ses  chagrins  allait  développer  chez  cet  homme  une 
irritation  ou  une  douleur  nouvelle.  Il  n'en  fut  rien;  je  ne  vis 
ni  pâlir  sa  joue  ni  élinceler  son  regard;  seulement  notre 
curiosité  parut  le  gêner.  Il  se  leva  lentement,  et,  sans  nous 
quitter  des  yeux,  fit  mine  de  nous  tirer  son  chapeau.  A  peine 
avions-nous  tourné  le  dos  qu'il  se  laissa  retomber  sur  sa 
chaise. 

Presque  tous  ses  voisins  étaient  silencieux  et  absorbés  dans 
une  vague  contemplation.  Au  fond  de  la  salle,  néanmoins,  deux 
hommes  qui  semblaient  dormir  sur  un  tas  de  paille  se  soule- 
vèrent en  nous  voyant  approcher;  l'un  d'eux  bavardant  avec 
une  excessive  volubilité ,  tandis  que  son  camarade  riait  en  le 
contemplant  d'un  air  de  commisération. 

—  Comment  je  me  trouve?  répondit  notre  fou  à  une  question 
de  P....;  très-bien,  très-bien,  très-bien....  le  bouillon  un  peu 
clair. ..un  peu...  un  |)eu  clair...  Je  ne  vous  en  accuse  pas.,  .non, 
non...  ni  monsieur  (il  montrait  un  des  gardiens)...  ni  monsieur, 
ni  vous...  mais  il  y  a  des  gens...  il  y  a  des  gens  qui  s'amusent 
à  mettre...  à  mettre  des  tirants  dans  les  côtelettes...  et  c'est 
indigne...  Je  le  disais  à  monsieur  (son  voisin)...  à  monsieur... 
qui  est  évêque  de  Meaux...;  c'est  monsieur  de...  monsieur  de... 
vous  savez  bien...  monsieur  de...  attendez  donc,  je  me  souviens 
fort  bien...  monsieur  de... 

Nous  le  laissâmes  cherchant  encore  ce  nom  qui  jamais  ne 
lui  revenait.  Une  telle  folie,  tout  en  dehors,  et  pour  ainsi  dire 
vulgaire ,  avait  affaibli  nos  premières  impressions.  Sans  cela , 
je  ne  sais  vraiment  si  j'aurais  pu  continuer  ma  visite. 

—  Vous  n'avez  pas  deux  sols  pour  acheter  du  tabac  ? 

Ceci  me  fut  dit,  dans  la  cour  où  nous  passâmes  ensuite,  par" 
le  frère  d'un  magistrat  distingué,  membre  d'une  de  nos  asscm- 


REVUE  DK  l'ARIS.  î»85 

blées  législatives.  Je  déposai,  non  sans  loujïir,  une  faihle  au- 
mône dans  la  main  qu'il  me  tendait  humblement.  A  côlé  de  lui, 
un  homme  debout ,  le  cou  en  avant,  les  yeux  au  ciel,  les  mains 
ouvertes  dans  l'attitude  de  quelqu'un  qui  prend  son  élan,  attira 
mes  regards.  J'approchai  de  lui  sans  détourner  un  seul  instant 
son  attention  de  l'objet  mystérieux  qu'elle  semblait  poursuivre 
dans  les  nuages.  Tout  à  coup  il  se  laissa  aller  en  avant,  comme 
s'il  comptait  sur  deux  ailes  prêtes  à  l'emporter  vers  le  ciel,  se 
retenant  toutefois  par  un  recul  subit  au  moment  où  l'équilibre 
allait  lui  manquer  ;  alors  il  se  prit  à  sourire  vaguement,  et 
parut  inviter  du  regard  à  descendre  près  de  lui  l'apparition  qui 
l'attirait  à  elle.  Que  voyait  cet  homme?  à  quelle  extase  d'amour 
ou  de  religion  était-il  livré?  Je  ne  pus  le  savoir;  P....  lui-même 
l'ignorait. 

—  Il  n'articule  jamais  une  parole,  me  dit-il,  c'est  un  hallu- 
ciné; voici  un  paralytique. 

Celui  qu'il  me  désignait  ainsi  était  assis  sur  un  petit  banc,  et 
se  leva  sans  mot  dire ,  dès  que  P....  lui  eut  fait  signe  d'appro- 
cher. Il  avait  sur  la  tête  un  chapeau  de  paille  h  larges  bords , 
que,  d'un  revers  de  main,  le  jeune  interne  fît  tomber  en  arrière. 
J«  compris  ce  geste  en  voyant  les  traiîs  remarquablement 
beaux  qu'il  nous  fut  donné  d'admirer.  C'est,  d'ordinaire,  dans 
les  yeux  que  se  révèlent  les  aberrations  de  la  pensée;  mais  ici 
le  regard  était  d'une  sérénité  calme,  et,  i)assez  moi  le  mot, 
d'une  ampleur  magnilicjue.  On  devinait,  du  reste,  un  homme 
du  Nord  à  la  largeur  du  front,  à  l'émail  bleu  des  |)runelles,  et 
à  la  nuance  rosée  d'un  embonpoint  qui  menaçait  d'altérer 
bientôt  la  régularité  de  ce  visage  imposant  : 

—  Monsieur  est  un  professeur  de  philosophie  rempli  de 
talent,  me  dit  P....  vous  avez  certainement  lu  quelques-unes  de 
ses  productions. 

Et  il  le  nomma.  Le  nom,  qui,  en  effet,  avait  déjà  frappé 
mon  oreille  ,  le  nom  était  allemand  ,  comme  la  physionomie  de 
celui  qui  le  portait.  J'éprouvai  quelque  difficulté  à  le  répéter 
correctement;  sur  quoi  le  fou  tourna  de  mon  côlé  son  regard 
doux  et  profond, 

—  L...,  reprit-il  d'une  voix  à  peine  entendue...  les  Français 
prononcent  toujours  mal  ce  nom. 

Puis  il  se  lut  longtemps.  J'attendais  ,  sans  me  lasser,  car  il 
1  25 


28G  REVUE  DE  PARIS. 

me  semblait  impossible  que  ces  lèvres  si  harmonieuses  n'eus- 
sent à  trahir  le  secret  de  quelque  méditation  sublime.  A  la  fin , 
il  me  regarda  derechef,  et,  voyant  avec  quelle  avide  attention 
je  l'écoutais,  il  me  dit  : 

—  Connaissez-vous  le  baron  Massias? 

—  De  nom?  oui  certainement,  répliquai-je. 

Nouveau  silence,  et  plus  long  que  le  premier.  Le  philosophe, 
toujours  calme  et  grave,  semblait  m'examiner.  Un  sourire  bien- 
veillant éclaira  tout  à  coup  sa  majestueuse  physionomie.  Un 
monde  d'idées  sembla  naîlre  au  dedans  de  lui.  De  nouveau,  il 
ouvrit  la  bouche,  et  j'attendis  de  nouveau  : 

—  Le  baron  Massias  !  répéta-t-il. 

Ce  fut  tout  ce  que  lui  fournit  sa  rêverie  impuissante. 

—  M.  Pentecôte  sera  plus  amusant  ;  allons  causer  avec  lui , 
s'écria  P...  en  me  tirant  i)ar  la  manche. 

M.  Pentecôte ,  que  nous  trouvâmes  assis  sur  la  table  d'un 
réfectoire ,  ne  m'amusa  guère,  malgré  cette  recommandation 
préliminaire,  ou  peut-être  à  cause  de  la  recommandation. 

Sa  chimère  favorite  consiste  en  ce  qu'il  se  croit  l'invenleui' 
d'un  procédé  infaillible  pour  s'emparer  d'Abd-el-Kader.  Il  ma- 
nifesta d'abord  quelque  répugnance  à  s'en  expliquer  devant 
des  étrangers;  mais  lorsqu'il  eut  appris  de  P....  «  que  j'étais  le 
neveu  du  ministre  de  l'intérieur,  et  que  j'étais  envoyé  de  Paris 
tout  exprès  pour  m'entendre  avec  lui  relativement  à  celte  im- 
portante capture ,  »  j'obtins  sur-le-champ  une  confiance  qui 
devint  excessivement  communicative. 

Le  plan  d'arrestation  n'avait  rien  que  de  fort  simple. 
M.  Penlecôle  partirait  de  Paris  et  se  rendrait  directement  au- 
près de  rémir,  auquel  il  viendrait  offrir  de  lui  livrer  Constan- 
line.  Abd-el-Kader  acceptant  sans  nul  doute  une  si  bonne  au- 
baine, on  conviendrait  d'un  excellent  dîner  à  faire  auparavant 
en  commun  ,  afin  de  mûiir  les  projets  de  trahison.  Durant  ce 
repas ,  Pentecôte  aurait  soin  de  verser  à  l'émir  force  vin  de 
Champagne  ;  et  \e^  pousse-café  achèverait  d'étourdir  un  homme 
aussi  peu  habitué  à  la  boisson  que  doit  l'être  le  promoteur  de 
la  guerre  sacrée.  On  n'aurait  plus  ensuite  qu'à  le  ramasser 
sous  la  table  et  à  l'expédier  sur  Marseille,  ni  plus  ni  moins  qu'une 
outre  devin  du  Cap. 

Je  me  permis  une  objection. 


REVUE  DE  PARIS.  287 

—  Abd-el-Kadcr,  à  ce  que  je  présume  ,  ne  boit  guère  de 
vin. 

—  Ah  !  laissez  donc  ,  répliqua  Pentecôte  d'un  air  tout  à  fait 
malin...  il  le  dit...  mais  si  jamais  il  se  trouvait  à  table  avec 

moi D'ailleurs,  repril-il   plus  sérieusement...  il  y  a  des 

oranges,  des  cédrats,  des  limons... 

—  ...  Et  des  cannes  à  sucre,  et  du  coton,..,  ajoutai-je,  con- 
vaincu en  apparence  par  une  logique  si  serrée. 

Comme  nous  quittions  ce  singulier  personnage,  il  prit  à  part 
notre  guide  et  lui  remit,  en  grand  mystère,  la  lettre  suivante 
que  nous  lûmes  avant  d'entrer  dans  la  cour  voisine.  Elle  était 
adressée  à  M.  P...,  docteur,  et  conçue  ainsi  qu'il  suit  : 

«  Monsieur, 

>>  Accablé  par  la  plus  vive  douleur  des  peines  causées  à  un 
père  de  famille  que  vos  soins  ont  rendus  bien  portant. 

»  M.  A...,  mon  ami,  élevé  par  mon  père,  a  eu  l'infamie,  de- 
puis que  je  suis  à  Bicêlre  (dix  mois) ,  de  prendre  une  passion 
pour  une  femme,  M"^^  Adelle  de...,  ma  belle-sœur,  âgée  de 
soixante-trois  ans.  Cette  femme,  royaliste  enragée  comme  A..., 
ce  dernier  parvint,  par  son  langage  trompeur,  à  la  faire  revenir 
jeune  femme,  par  le  plaisir  d'être  aimée. 

»  Ils  se  lièrent  à  une  conspiration  dans  laquelle  on  devait 
assassiner  le  roi  et  toute  la  famille  royale;  ils  devaient  en  être 
spécialement  chargés  avec  un  nommé  P....  et  S....,  tous  deux 
mariés,  comme  A... 

»  Ils  semirent  tous  les  trois  à  la  (ête  du  complot,  et  M™"  de... 
y  jouait  un  grand  rôle.  La  police  en  fut  instruite  et  depuis  six 
mois  les  fît  surveiller.  Cette  administration  vigilante  leur  fit 
mettre  les  yeux  et  à  la  poursuite  d'une  autre  affaire,  M™"^  de... 
et  A...  convinrent  de  perdre  ma  fille  en  la  déshonorant.  Il  l-ut 
convenu  qu'on  donnerait  Clémence  Pentecôte,  âgée  de  dix-neuf 
ans,  à  M.  P.... 

»  Elle  refusa  constamment.  Son  éducation  brillante,  l'exem- 
ple de  sa  mère  pendant  sa  vie,  lui  ont  donné  la  force  de  ré- 
sister. 

»  Pour  la  décider,  mais  on  n'a  pas  réussi,  on  lui  dit  que  l'on 


->S8  HKVUE  DE  PARIS. 

allait  lui  donner  pour  camarade  sa  sœur,  âgée  de  vingt-trois 
ans,  au  couvent  du  Sacré-Cœur-de-Jésus,  rue  de  Madame.  L'on 
a  envoyé  Mélanie  Pentecôte  ,  il  y  a  quatre  ans,  à  Avignon,  pour 
y  former  avec  d'autres  dames  une  même  communauté.  Elle  y 
est  chargée  de  l'instruction  de  la  nouvelle  jeunesse  de  son 
sexe  qui  se  destine  à  être  religieuses.  Il  y  a  dix  ans  que  ma 
lille  y  est. 

»  Vous  voyez  cette  monstruosité. 

0  Pour  réussir,  mes  séducteurs  s?,  décidèrent  à  se  rendre  à 
l'étranger,  pour  venir  plus  vite  à  bout  de  leur  projet. 

»  Ils  ont  pris  des  passe-ports,  c'est-à-dire  qu'ils  en  ont  des 
faux,  qui  ne  pe^it  leur  servir;  car  avant-hier,  monté  en 
voiture  à  huit  heures  du  soir,  ils  ont  été  arrêtés  tous  les 
quatre. 

»  Trois  en  prison,  au  secret;  M'"'  de...  aussi  au  secret,  au 
Wadelonnettes. 

»  Quant  à  ma  fille ,  elle  est  retournée  chez  elle ,  où  on  lui  a 
donné  une  compagne  pour  pureté. 

»  Je  meurs  d'ennui ,  d'impatience  et  de  chagrin  :  renvoyez- 
moi  de  suite;  cela  presse.  Ma  reconnaissance  sera  éternelle. 

»  Pour  la  vie  votre  dévoué  ancien  malade 

»  JBLiEPf  Pentecôte.  » 
Bicêtre,  17  septembre  1840. 

Le  lecteur  doit  être  bien  certain  qu'avant  de  citer  cette  bi- 
zarre épître,  j'ai  pris  soin  de  vérifier  l'entière  fausseté  des  faits 
qu'elle  renferme.  Pentecôte  n'a  ni  enfants  ni  belle-sœur.  Toutes 
ses  assertions  forment  un  tissu  de  mensonges  arrangés  avec 
une  sorte  de  grossière  logique,  mais  dont  il  reconnaît  lui-même 
la  fausseté  lorsqu'on  le  presse  de  questions. 

Cette  lecture  me  donna  l'idée  de  recueillir  les  documents 
écrits  que  les  habitants  de  Bicêtre  avaient  pu  remettre  à  mon 
jeune  ami  P...  Il  me  lit  hommage  en  riant  d'un  énorme  dossier, 
au  moment  où  je  le  quittai.  C'est  là  que  je  puiserai  dans  la  suite 
de  ce  récit. 

J'y  ai  trouvé  plusieurs  lettres  de  Pentecôte ,  adressées  au 
roi,  au  préfet  de  police,  à  l'administrateur  général  des  hos- 


Ki:\l  F.  HK  PAKIS.  -ISi) 

pices ,  et  enfin  à  celle  Adèle  de...,  sa  l)elIe-s<Eur,  dont  nous 
venons  de  l'entendre  dénoncer  les  complots.  Les  requêtes  otfi- 
cielles  ont  presque  toutes  un  certain  cachet  de  réserve.  Le 
désordre  des  idées  y  est  en  quelque  sorte  contenu  par  le  respect 
qu'il  veut  témoigner  à  ceux  dont  il  implore  la  protection.  Dans 
presque  toutes  on  le  voit  préoccupé  d'un  seul  désir,  celui  de 
quitter  Bicêtre  ;  et  les  divers  prétextes  qu'il  imagine  pour  de- 
mander sa  mise  en  liberté  ont  après  tout,  et  en  se  plaçant  à 
son  point  de  vue,  quelque  chose  de  spécieux.  Il  fait  rarement 
allusion  à  ses  projets  contre  Abd-el-Kader  :  cependant  il  écrit 
en  ces  termes  : 


Au  Roi  des  Français, 
a  Sire, 

»  Qu'il  plaise  à  votre  grande  majesté  de  roi  des  Français 
d'avoir  confiance  â  un  ancien  certain  Dauphinois ,  lîls  de 
M.  Charles  Pentecôte,  ex-inspecteur  général  de  la  haute  police 
de  l'empire,  qui  sauva  la  vie  bien  souvent  à  vos  augustes  fa- 
milles. 

»  Le  fils ,  homme  de  lettres ,  peut ,  sife  .  vous  livrer  Abd-el- 
Kader,  à  la  France  et  à  l'État,  et  à  l'Europe. 

»  Un  mot  et  confiance  entière. 

»  Je  pars,  et  tout  est  fini. 

»  Discrétion  ! 

»  Faites-moi  sortir  d'ici  ;  je  pars  et  je  ne  reviens  pas  seul. 

»  Votre  fidèle  sujet  avec  respect  et  certitude, 

»  JcLiEiv  Pentecôte, 

»  Homme  de  lettres.  » 

La  qualité  d'homme  de  lettres  est  revendiquée  avec  achar- 
nement par  ce  pauvre  diable.  «  J'ai  plusieurs  ouvrages  litté- 
raires à  terminer,  »  écrit-il  à  M.  Delessert.  Et  dans  sa  requête 
à  l'administration  des  hospices  ••  «J'ai  fait  en  littérature  de  for' 
beaux  ouvrages.  » 

25. 


■2m  HEVUF,  DE  PARIS. 

Cette  modeste  profession  de  foi  ne  lui  donne-t-elle  pas  quel- 
ques droits  au  titre  qu'il  réclame ,  et  de  l'homme  de  lettres 
n'a-t-il  pas  au  moins  le  naïf  amour-propre? 

Le  début  de  sa  lettre  à  M""=  Adèle  de***  est  un  curieux  échan- 
tillon de  phrases  folles. 

«  Ma  bonne  Adèle  ,  lui  écrit-il ,  je  commence  par  une  satire  , 
car,  dans  cette  hypothèse,  Adèle  que  j'aime  me  reste,  mais 
M""  de***,  méchante  et  ciuelle.  Oui ,  je  laisse  le  changement 
qui  existe  depuis  onze  mois  sur  son  Julien,  qui  ne  fit  jamais  de 
mal  à  son  Adèle,  à  sa  belle-sœur  adorée,  par  son  bon  cœur  , 
qui  se  sent  toujours  soutenus,  etc.  » 

II  s'en  faut  que  tous  les  écrivains  de  Bicêtre  aient  autant  de 
désordre  dans  les  idées,  alors  même  qu'ils  les  formulent  dans 
un  état  de  démence  bien  évident.  Après  avoir  quitté  Pentecôte, 
nous  rencontrâmes  deux  pensionnaires  qui  marchaient  côte  à 
côte  ;  l'un  parlait  à  l'autre  avec  une  certaine  solennité.  Tous 
deux  saluèrent  P....,  qui  me  dit  en  désignant  l'orateur  : 

—  Vous  verrez  aussi  de  sa  prose. 

Cette  prose  était  une  lettre  adressée  à  un  des  aliénés  qui ,  à 
deux  reprises  ,  avait  voulu  se  donner  la  mort.  Je  ne  la  citerai 
certes  pas  comme  un  modèle  d'éloquence;  mais  elle  ne  manque 
ni  de  suite  ni  d'onction.  En  voici  quelques  passages  : 

«  Paris,  le  23  juillet  1810. 
»    Morr  CHER   infortuné  frère   selon  lA   CHAIR,   FILS 

d'Adam  ,  comme  moi  , 

»  Vous  êtes  bien  à  plaindre  des  tristes  dispositions  dans  les- 
quelles vous  vous  trouvez.  Cependant  vous  avez  à  remercier 
Dieu  de  ce  que  vous  avez  encore  le  temps  d'en  sortir,  puisque, 
dans  son  infinie  miséricorde,  il  a  voulu  par  deux  fois  arrêter  la 
main  homicide  que  vous  portiez  sur  vous. 

»  Cette  détermination  de  mettre  fin  à  votre  existence  ne  peut 
être  que  le  fruit  d'un  long  oubli  de  Dieu  et  de  ses  lois;  d'où  il 
s'ensuivrait  un  désordre  complet,  bien  afl^reux,  dans  votre  in- 
térieur. 


KHVUK  DE  PARIS.  :291 

(Suit  une  dissertation  sur  le  suicide,  considéré  comme  résul- 
tat de  doutes  injurieux  pour  la  providence  divine.) 

»  Mon  cher,  reprend  ensuite  le  pieux  conseiller  ,  votre  état 
rae  touche  et  m'intéresse,  quoique  je  ne  vous  connaisse  point  et 
ne  vous  considère  que  comme  du  même  sang  en  Adam;  et  puis- 
que vous  n'avez  pas  encore  subi  le  sort  malheureux  des  dam- 
nés, je  viens  vous  engagera  essayer  un  retour  sur  vous-même, 
à  vous  examiner  bien  sérieusement  devant  Dieu,  votre  souve- 
rain juge,  comme  à  la  barre  de  son  redoutable  tribunal;  à 
bien  apprécier  la  turpitude  et  la  noirceur  du  cœur  humain; 
toute  la  folie  de  l'esprit  qui  renonce  à  sa  haute  destinée,  lui 
préférant  une  condition  qui  ne  linit  jamais  et  dont  l'aspect 
seul  ferait  frémir  tous  les  vivants.  —  Qu'est-ce  donc  de  l'é- 
prouver pour  des  siècles  éternels  sans  y  pouvoir  rien  changer? 

(Ici  considérations  fort  bien  déduites  sur  la  rédemption  et  sur 
l'insulte  que  le  pécheur  inflige  au  fils  de  Dieu,  lorsque  volon- 
tairement il  annule  les  résultats  du  divin  sacrifice.)  La  lettre  se 
termine  ainsi  : 
•     •     •«...••»•.,•••••     • 

«  Que  la  bénédiction  du  ciel  soit  répandue  sur  ces  lignes  que 
la  charité  chrétienne  m'a  suggérées,  et  accompagne  la  lecture 
que  vous  en  ferez,  afin  que  vous  soyez  délié  des  chaînes  du  dia- 
ble, réconcilié  avec  Dieu  ,  et  qu'étant  mis  dans  la  liberté  des  en- 
fants du  Très-Haut,  vous  puissiez  autant  édifier  que  vous  avez 
scandahsé.  Amen. 

»  Je  vous  salue  enN.  S.  J.  C, 

»  B*** 
»  Fabricant  à  Saint-Denis.  » 

Il  faut  bien  l'avouer,  plus  d'un  ministre  delà  religion,  ayant 
à  l'heure  qu'il  est,  charge  d'âmes,  ne  trouverait  pas,  en  pareille 
circonstance,  des  inspirations  aussi  élevées ,  une  parole  aussi 
pure,  aussi  chaleureuse  en  même  temps,  et  aussi  sobre.  J'ai 
dû  compter  cette  homélie  parmi  les  curiosités  littéraires  de 
Kicétre. 


2i)i2  IIEVLE  DE  PARIS. 

Je  n'eus  pas  le  temps  d'adresseï'  la  parole  ù  l'écrivain  reli- 
gieux. P....  m'entraîna  dans  la  courdes  agités.  C'est  là  que  l'on 
met,  eu  les  soumettant  à  la  diète  la  plus  sévère,  les  maiîieureux 
dont  la  surexcitation  mentale  paraît  s'aggraver  momentané- 
ment. On  y  voit  en  effet,  dès  l'abord,  beaucoup  plus  de  mou- 
vement, on  y  entend  beaucoup  plus  de  bruit  que  dans  les 
autres  parties  de  la  maison.  Lorsque  j'y  fus  entré,  surpris 
de  ne  trouver  près  de  nous  aucun  des  gardiens  ,  il  me  vint  une 
réflexion  qui  paralysa  quelque  peu  ma  curiosité.  Elle  fait  trop 
d'honneur  à  ma  prudence  pour  que  j'hésite  à  la  reproduire. 
Je  me  demandai  ce  que  nous  deviendrions,  P.... ,  mon  compa- 
gnon et  moi,  gens  fort  peu  robustes,  s'il  plaisait  aux  trente 
gaillards  parmi  lesquels  nous  nous  étions  aventurés  de  punir 
l'indiscrétion  qui  nous  poussait  aies  venir  examiner  de  si  près. 
P....  devina,  j'imagine,  le  sujet  de  mes  tristes  réflexions,  et 
voulut  me  punir  de  mon  injurieuse  timidité.  11  marcha  droit  à 
un  petit  vieillard  rougeaud  qui  nous  regardait  en  dessous  ,  et 
lui  adressa  je  ne  sais  quelles  plaisanteries.  Aussitôt  la  figure 
de  cet  homme  se  décomposa  et  devint  hideuse;  un  abominable 
rictus  vint  élargir  ses  lèvres  déjà  couvertes  d'une  bave  blan- 
châtre, et,  vomissantd'alroces  injures,  il  se  précipita  sur  le  jeune 
interne  le  poing  levé.  P....  ne  recula  pas  d'une  semelle. 

—  Ah  çà  !  mon  brave,  se  contenla-t-il  de  lui  dire  avec  assez 
de  mépris,  vous  oubliez  les  douches? 

Ce  mot  de  douches  est  un  véritable  talisman.  Je  l'avais  déjà 
remarqué  à  propos  d'un  fou  vaniteux  que  mon  nouvel  ami 
avait  contraint,  pour  l'humilier,  —  l'humiliation  fait  partie  du 
régime,  —  à  danser  devant  nous  une  sarabande.  Je  pus  encore 
en  constater  l'influence.  La  main  levée  pour  frapper  s'abaissa 
aussitôt,  comme  par  miracle.  Vagilé  recula  de  quelques  pas, 
et,  s'ilconlinua  ses  malédictions  déjà  presque  inarticulées,  ce 
fut  d'une  voix  bien  radoucie,  et  avec  des  gestes  singulièrement 
moins  expressifs. 

Un  des  fous  avait  contemplé  cette  scène  en  riant  aux  éclats. 
C'était  Mayeux,  le  loustic  de  Bicêtre.  La  vue  de  cet  homme 
est  à  elle  seule  une  consolation.  J'ai  rarement  contemplé  une 
physionomie  plus  heureuse  que  la  sienne,  plus  joviale,  plus 
largement  ouverte,  plus  rabelaisienne.  Et  comme  elle  ressort 
heureusement  sous  un  chapeau  de  paille  dont  les  larges  l)ords 


RKVUE  DE  PARIS.  293 

sont  relroiissés  à  la  Henri  IV,...  ou  à  la  polichinelle!  La  gaieté 
(le  Mayeux  s'exerce  à  |)ro|)OS  de  tout,  et  plus  parliculièrement 
à  propos  des  Parisieiiuus,  qu'il  traite  dans  ses  joyeux  devis 
avec  la  plus  grande  liberté.  On  comprendra  que,  galanterie  à 
part,  ce  qu'il  en  dit  ne  peut  guère  se  répéter  ici;  mais,  grâce 
à  l'obligeance  de  mon  cicérone,  je  puis  mettre  sous  les  yeux  du 
lecteur  l'épître  suivante ,  adressée  par  ce  brave  garçon  à  la 
femme  d'un  de  ses  camarades.  La  voici  avec  toute  sa  richesse 
de  ponctuation. 


A  Madame  A...  B...,  297 ,  rue  Saint- Honoré. 

n  Madame, 

»  Depuis  deux  mois  que  j'ai  le  plaisir  de  connaître  votr» 
mari,  je  vous  supplie  pour  lui  de  bien  vouloir  le  réclamer  dans 
le  plus  court  délai  et  d'oublier  le  passé.  Resterez-vous  sourde 
et  silencieuse  à  ma  demande?  (Non  !)  un  cri  sourd  se  ferait 
entendre!!!  et  vous  dirait  :  Vous  avez  trahi  l'amitié  et  l'huma- 
nité!!! —  Ainsi  soit-jl  ! 

B  J'ai  l'honneur  d'être,  madame ,  avec  le  plus  profond  res- 
pect et  la  considération  la  plus  distinguée  , 

»  roîis  tout  dévoué  serviteur, 

»  MA.YECX  , 

o  Artiste.  » 


Ce  «ingulier  artiste  est,  soit  dit  en  passant,  d'une  force 
athlélique.  Je  le  vis,  dans  la  soirée,  revenir  du  travail  (on  mène 
travailler  hors  de  l'établissement  les  aliénés  qui  donnent  quel- 
ques garanties  destireté),  je  le  vis  revenir,  dis-je,  armé  d'une 
pelle  énorme  ,  qu'il  faisait  tournoyer  au-dessus  de  sa  léte  avec 
la  plus  effrayante  facilité.  Quelques  jours  avant  ma  visite,  un 
gardien  s'étant  avisé  de  lui  refuser  le  passage  dans  un  des 
corridors  intérieurs,  Mayeux,  plus  gai  que  de  coutume,  prit  en 
riant  cet  homme  par  la  ceinture  de  son  pantalon  et  le  je(a 


29  î.  r.EVUE  DE  PARIS. 

conire  un  niur,  où  co  malheureux  avait  failli  se  briser  la  (ètn. 
C'était  à  la  suite  de  cette  facétie  un  peu  risquée  que  Paimable 
bouffon  avait  été  mis  au  quart  de  ration  et  logé  dans  la  cour  des 
agités. 

Mayeux  riait  donc,  et  de  bon  cœur,  en  voyant  se  démener 
son  collègue.  Ensuite  ,  lorgnant  P..,,  d'un  air  narquois,  il  lui 
montra  un  autre  fou  accroupi  sous  les  arcades  qui  environnent 
la  cour.  Celui-ci  ressemblait  beaucoup  (qu'on  veuille  bien  excu- 
ser celte  comparaison)  à  l'auteur  de  plusieurs  drames ,  romans 
et  nouvelles,  dont  les  lecteurs  de  la  Revue  de  Paris  ont  sou- 
vent occasion  d'apprécier  le  talent  facile  et  spirituel.  C'était  la 
même  têle  brune  et  crépue,  la  même  apparence  de  puissante 
musculature;  seulement  les  yeux  gris  de  l'insensé  ,  jetant  un 
éclat  insupportable,  exprimaient  je  ne  sais  quelle  ironie  féroce 
fort  étrangère  à  la  physionomie  de  l'écrivain  auquel  je  fais  en 
ce  moment  allusion.  Ce  personnage  broyait  un  morceau  de  plâ- 
tre sur  les  dalles  de  pierre  ,  et ,  tout  entier  à  cet  important  tra- 
vail ,  ne  paraissait  nous  accorder  aucune  attention.  11  répo(idit 
;Vpeine  aux  bienveillantes  interpellations  de  mon  guide. 

Ceci  ne  faisait  i)as  le  compte  de  Mayeux. 

—  Eh  bien  !  demanda-t-il  enfin  à  son  camarade,  comme  pour 
provoquer  une  explosion  attendue  ,  es-tu  toujours  mal  disposé 
conire  monsieur  ? 

Il  désignait  P....  L'autre  se  remit  à  broyer  son  plâtre  sans  ré- 
pondre un  seul  mot. 

—  Est-ce  que  vous  m'en  voulez  ?  demanda  P....  à  son  tour. 

Le  fou  leva  aussitôt  la  tête,  et  jeta  au  jeune  interne  un  re- 
gard qui,  certes,  le  dispensait  de  répondre  à  une  telle  question. 
P....  voulut  insister. 

—  Vous  le  savez  bien  ,  répliqua  l'insensé  d'une  voix  parfai- 
tement calme  ,  et  vous  savez  aussi  ce  qui  vous  attend. 

—  En  vérité  non  :  (jue  comptez-vous  donc  faire  de  moi  ? 

—  Faut-il  vous  le  redire  encore  une  fois?...  Eh  bien!  soit. 
Un  de  ces  matins,  je  vous  prendrai  comme  ceci  (il  rapprocha 
ses  poings  contractés  et  qui  semblaient  déjà  serrer  la  gorge  de 

P ) ,  je  vous  roulerai  comme  cela  (il  les  tordit  violemment), 

et  je  ferai  de  vous...  un^  boule  de  pommade...  Vous  pouvez 
compter  là-dessus. 

Ces  paroles  furent  articulées  rapidement,  à  la  vérité,  mais 


HEVUt  DE  PARIS.  2i)û 

sans  aucune  espèce  d'emphase,  comme  des  phrases  banales  ,  et 
avec  une  assurance,  une  conviction,  qui  me  firent  frémir. 
Quant  à  P....,  se  tournant  vers  mol ,  il  ajouta  seulement  avec 
une  incroyable  insouciance  : 

—  Ce  gaillard-là,  il  pense  ce  qu'il  dit. 

Un  autre  de  ces  gaillards,  peu  de  mois  auparavant,  avait 
comploté  la  mort  de  P....  L'arme  était  déjà  trouvée;  c'était  un 
poinçon  à  tresser  la  paille.  L'assassin  l'avait  aiguisé  pendant 
plusieurs  jours  avec  une  infatigable  persistance.  Par  bonheur 
il  révéla  son  projet  à  un  de  ses  camarades ,  et  par  un  bonheur 
encore  plus  grand  celui-ci  le  dénonça.  Placé  sous  les  douches, 
le  malheureu.K  avoua  tout ,  et  fut  immédiatement  désarmé.  Dès 
la  nuit  suivante,  au  désespoir  d'avoir  manqué  son  coup,  il  se 
pendit  aux  barreaux  de  sa  cellule.  Mais  revenons  à  ma  visite. 

Mayeux  riait  de  toute  son  âme ,  et  nous  accompagna  dans  la 
loge  où  le  père  Moulin  était  couché. 

Le  père  Moulin  est  un  paysan  de  race  normande,  autant  que 
j'en  pus  juger  à  son  accent.  Lorsqu'on  eut  dégagé  sa  tête  du 
linceul  sous  lequel  11  la  cachait,  il  se  dressa  sur  son  séant,  déjà 
fort  irrité,  mais  ne  sachant  à  qui  s'en  prendre.  L'indécision  de 
ses  mouvements  m'apprit  aussitôt  que  nous  avions  affaire  à  un 
aveugle,  circonstance  qui  explique  l'Illusion  de  cet  Infortuné. 
Il  se  croit  poursuivi  par  une  femme  dont  l'amour  obstiné  com- 
promet sa  virile  pudeur. 

Il  nous  prit  pour  elle,  et  commença  une  incroyable  litanie 
d'injures  adressées  à  la  malheureuse  qui  venait  le  hanter  ainsi 
jusque  dans  son  sommeil. 

—  Sois  maudite  !  s'écrlait-il  en  jetant  au  hasard  ses  bras  au- 
tour de  lui...,  rentre  sous  terre!  Laisse-mol,  vile  effrontée  (je 
me  sers  d'équivalents).  Je  voudrais  que  l'on  te  trouvât  ici....  tu 
aurais  le  fouet,  que  tu  mérites,  mauvaise  créature...  Sols  mau- 
dite! sois  maudite! 

Ses  cris,  toujours  plus  perçants,  allèrent  jusque  dans  la  cour 
réveiller  un  athée  qui  dormait  le  ventre  au  soleil,  et  qui  accou- 
rut aussitôt  vers  nous.  Debout  sur  le  seuil  de  la  loge ,  il  se  mit 
à  crier  en  manière  de  réponse  : 

—  Il  n'y  a  pas  de  Dieu  !  il  n'y  a  pas  de  Dieu  ! 
Nous  étions  assourdis  5  il  fallut  partir. 

Dans  une  cellule  dont  le  propriétaire  était  absent,  nous  trou- 


29{>  REVUE  DE  PARIS. 

vâmes  quelques  pages  écrites  au  crayon,  et  dont, P...,  se  saisit 
à  mon  bénéfice. 

Ce  n'était  rien  moins  qu'un  discours  destiné  à  l'Académie 
des  sciences.  La  lettre  d'envoi  y  était  anriexée.  Je  la  transcris 
fidèlement  : 


«  Monsieur  Arago  , 

r>  Pour  mapprendre  dans  les  belles-lettres ,  je  me  suis  excer- 
cber  d'ai)res  le  discours  de  M.  ^e  M.  Bouffon.  Je  me  suis  sup- 
poser être  «omermembre  de  l'Acadamie  pour  faire  un  discours 
pour  ma  supposer  réception.  Comme  tel,  je  reclame  de  l'Aca- 
démie des  sciences.  La  proctection  que  mérite  tout  homme  des 
Belles-lettres,  Si  d'après  vos  profondes  lumières  vous  m'en 
trouvez  digne,  et  je  vous  envoyé  ces  aisais  pour  les  soumettre 
à  votre  essamen.  » 

Et  en  note  :  j  Pour  faire  parvenir  à  M.  Arago ,  secraitaùe 
de  l'Académie  des  sciences,  séance  de  lundi  prochain  3  août.  » 

Le  récipiendaire  débutait  ainsi  : 

«  Vous  me  voyez  pénétré  d'élonuement,  et  je  suis  tout  ému 
en  me  voyant  comblé  d'honneur  par  la  place  aussi  eminante 
que  vous  m'avez  choisi  en  m'appelant  parmis  les  maîtres  de 
l'art  de  celte  magnificente  cité.  Donc  les  noms  célèbres  repré- 
sentent dans  les  5  partis  du  monde  la  splandeur  litairère  de 
la  France.  Qui  depuis  des  siècles  augmentent  rapidement  en  se 
rependant  avec  éclat  dans  la  postérité  pour  electriser  toutes  les 
nations,  » 

Le  reste  répondant  à  cette  magnifique  période,  je  m'abstien- 
drai de  le  copier  :  je  craindrais  d'y  perdre  le  sentiment  de  la 
ponctuation. 

Sur  un  autre  feuillet  se  trouvaient  des  réflexions  plus  ou 
moins  profondes  sur  le  rôle  de  l'armée  dans  la  nation  j  et  après 
je  ne  sais  quelles  banalités  sur  le  dévouement  du  soldat  à  la 
patrie  ,  jugez  de  ma  surprise ,  lorsque  je  vis  étinceler  cette 
phrase  sublime  : 

«Je  ne  sais  voir  dans  l'armée  que  le PErpLE-ciiRiST,  » 

Si  elle  n'était  pas  encore  là  sous  mes  yeux  au  moment  où 
j'écris  .  je  croirais  avoir  rêvé  j  mais ,  soit  que  sa  mémoire  eût 


HEVUt  DE  l-AKIS.  297 

gardé  ces  belles  paroles,  écliappées  à  qiieiquo  obscur  Mirabeau, 
soit  que  le  hasard  des  mots  ait  amené  cette  puissante  combi- 
naison, comme  le  hasard  du  kaléidoscope  produit  parfois  une 
fleur  merveilleuse,  toujours  est-il  qu'elle  a  été  jetée  tout  au 
travers  des  rêveries  les  plus  insignifiantes ,  rendues  avec  la 
phraséologie  la  plus  triviale  par  un  misérable  fou  ,  garçon 
tapissier,  à  ce  qu'il  paraît,  avant  qu'on  l'eût  renfermé  à  Bi- 
cétre. 

S'il  faut  prendre  au  pied  de  la  lettre  les  notes  manuscrites  de 
Bore  (c'est  le  nom  de  l'académicien  supposé) ,  son  esprit  est 
surtout  préoccupé  de  deux  idées  fixes  :  un  amour  excessif  (loute 
passion  politique  à  part)  pour  le  roi  des  Français  et  Vauguste 
famille  royale,  puis  un  sentiment  exagéré  des  services  qu'il 
(Bore)  a  rendus  à  la  France.  Il  les  énuraère  pompeusement 
dans  une  note  de  son  discours  de  réception.  Ce  sont  des  sys- 
tèmes de  plusieurs  ordres  inventés  à  diverses  époques  :  système 
Ae  pompes  à  vent  à  introduire  dans  les  bàlimenls  marchands 
maritimes ,  pour  avoir  bon  vent  continuellement  (la  même 
forme  ,  ajoute-t-il ,  que  les  pompes  incendiaires  des  sapeurs 
du  génie  et  safis  réservoir  de  poudre)]  système  pour  réta- 
plir  les  mœurs  en  France,  qui  économiserait  des  millions 
au  pays  ;  système  économique  pour  tous  les  hùpitanx  de 
France,  etc. ,  etc. 

Bore  n'est  toutefois  qu'en  seconde  ligne  parmi  les  prosateurs 
de  Bicètre.  Deslignon  (1)  l'écrase  de  sa  supériorité;  Deslignon 
donne  à  ses  pensées  un  essor  bien  autrement  ambitieux.  Des- 
cendant direct  de  Charlemagne,  marié  secrètement  à  la  reine 
d'Angleterre  ,  il  traite  de  haut  en  bas  Napoléon  lui-même  ,  qu'il 
regarde,  comme  un  vil  usurpateur  de  ses  droits.  Jean-Bap- 
tiste le'  ,  chef  des  dominations  anglo-françaises  (c'est  ainsi 
que  s'intitule  le  successeur  de  Charlemagne),  sait  fort  bien 
qu'il  est  à  Bicètre  ;  il  se  plaint  amèrement,  dans  toutes  ses  let- 
tres, des  indignes  traitements  auxquels  il  est  soumis  et  qu'il 
dépeint  avec  une  extrême  énergie  ;  mais  il  se  console  par  le 

(1)  Les  noms  cités  dans  cet  article  sont  défigurés  à  dessein  ;  les 
convenances  nous  commandaient  celte  inexactitude  toute  volontaire  ; 
mais  ,  nous  le  répétons  ,  les  extraits  sont  authentiques  ;  pas  un  mot , 
pas  une  lettre  n'y  sont  changés. 

1  26 


298  REVUE  DE  PARIS. 

sentiment  de  sa  puissance,  et  par  la  certitude  où  il  est  d'écraser 
un  jour  les  ennemis  ligués  contre  sa  liberté.  En  attendant,  il 
s'adresse  aux  chambres,  à  MM.  les  docteurs  ,  professeurs  et 
élèves  de  la  faculté  médicale  de  Paris,  à  la  reine  d'Angleterre, 
sa  femme  ,  et  à  des  marchandes  lingères  de  la  rue  du  Ponceau, 
qu'il  veut  lui  donner  pour  dames  d'honneur.  Ce  qu'il  y  a  d'é- 
trange dans  toutes  ces  réclamations ,  c'est  la  convenance  rela- 
tive de  chacune  d'elles.  Aux  chambres  ,  Jean-Baptiste  h""  expose 
ses  griefs  politiques;  aux  médecins  de  Paris,  ses  plaintes  de 
malade.  Il  écrit  à  la  reine  Victoria  sur  un  ton  familier,  tour  à 
tour  très-tendre  ,  Irès-railleur  ou  très-menaçant.  Enfin  ,  c'est 
du  bout  de  la  plume  et  avec  les  plus  cavalières  formules ,  qu'il 

enjoint  aux  demoiselles  N (les  lingères  en  question)  de  le 

venir  réclamer  au  plus  tôt.  Ses  lettres  sont  fort  longues ,  — 
quelques-unes  ont  jusqu'à  trente-deux  pages  in-4°,  — écrites 
d'un  seul  trait,  sans  ratures  et  sans  aucune  hésitation  appa- 
rente; circonstance  d'autant  plus  remarquable  que  la  longueur 
et  l'enchevêtrement  des  périodes,  l'incohérence  de  leurs  subdi- 
visions, leur  agencement  illogique,  attestent  le  désordre  et 
la  mobilité  des  idées  que  Jean-Baptiste  1"  développe  avec  tant 
d'étendue. 

Il  résulte  de  sa  pétition  aux  chambres  que  les  Français  sont 
allés  à  Réville,  lieu  de  sa  naissance,  dans  le  courant  de  l'an- 
née 1804 ,  pour  rendre  hommage  et  prêter  serment  de  fidélité 
au  fils  de  Qharlemagne,  chef  de  la  famille  des  anciens  rois 
d'Angleterre.  Bonaparte  les  conduisait  en  cette  occasion  ;  et , 
quoique  déjà  il  ei^it  donné  plusieurs  marques  de  sa  scélératesse, 
on  ne  pouvait  pas  imaginer  qu'il  oserait  se  liguer  contre  le 
jeune  bienfaiteur  de  la  patrie.  L'armée  française ,  en  se  rendant 
à  Austerlilz  ,  salua  le  jeune  cardinal  de  cinq  ans,  devenu  de- 
puis lors  empereur  et  roi.  L'ordre  de  la  Légion  d'honneur  cé- 
lébra ,  au  son  d'une  musique  guerrière,  la  naissance  de  son 
fondateur,  en  témoignant  la  joie  qu'il  éprouvait  à  la  vue  de 
son  chef  en  jupon  ,  qui  lui  ordonnait ,  pour  la  deuxième 
fois ,  d'aller  cueillir  les  lauriers  des  victoires  qu'il  lui  avait  pré- 
parées. 

Depuis  lors,  la  pacification  de  la  France  a  été  due  aux  nom- 
breux travaux  de  Jean-Baptiste.  Sans  en  faire  le  compte,  il 
veut  seulement  en  citer  quelques-uns  ; 


KEVUF  DE  PARIS.  i29n 

«  Tels  sont,  s't'crie-t-il  ,  les  télégraphes,  les  ressorts  de  di- 
ligences, etc.;  les  machines  à  vapeur  ,  les  chemins  de  fer  et 
leiiis  perfectionnemenls  ;  les  temples  ,  les  palais,  les  trottoirs, 
les  marchés  de  Paris;  les  quais,  les  colonnes,  fontaines,  arcs 
detriomphe,  et  léclairage  par  le  gaz,  le  bitume,  la  rue  de 
Rivoli,  les  puits  artésiens;  diverses  fondations  et  différentes 
machines  industrielles  ou  aratoires  et  chimiques  ;  découvertes 
de  nouveaux  produits,  comme  le  sucre  d'érable,  de  bette- 
rave ,  etc. ,  etc.  » 

»  Et  c'est  là  l'homme  que  les  Parisiens  ont  laissé  insulter  chez 
lui ,  par  des  monstres  !  etc. ,  etc.  » 

Ces  monstres  composent  un  parti-protée  que  nous  avons  vu  , 
pendant  les  dernières  années  (toujours  au  dire  de  Jean-Bap- 
tiste), prendre  tous  les  noms  pour  accaparer  tous  les  talents. 
Longtemps  ils  reculèrent  devant  la  puissance  du  tils  de  Charle- 
magne.  Un  jour,  cependant ,  ils  le  traînèrent  devant  le  juge  de 
paix  de  Villejuif  :  ils  affectèrent  hypocritement  de  se  présenter 
comme  les  défenseurs  officieux  de  celui  qu'ils  accusaient  ;  puis, 
après  avoir  obtenu  sa  condamnation  ,  ils  allèrent  chanter  vic- 
toire dans  les  journaux  (  voir  le  Constitutionnel ,  mois  d'avril 
1827).  En  1830,  ils  réalisèrent  enfin  toutes  leurs  menaces, 
et  voulurent  contraindre  Jean-Baptiste  à  renoncer,  en  leur 
faveur ,  à  ses  titres  et  à  ses  droits.  11  refusa  et  fut  enfermé  à 
Bicêlre. 

Là,  ces  mêmes  hommes  ,  prenant  le  costume  de  médecins  , 
d'employés,  voire  de  malades,  vinrent  entourer  leur  victime  , 
cherchant  à  capter  sa  bienveillance.  Ils  voulaient  l'amener  à 
leur  révéler  ses  vues  politiques  ,  afin  de  s'en  servir  contre  lui 
auprès  de  la  diplomatie  européenne.  Ici  commence  une  série 
d'horreurs  entreprises  par  ces  mêmes  hommes.  Ils  ont  miné 
Paris  ,  miné  Bicêlre,  incendié  les  granges  et  les  meules  de  blé; 
ils  ont  cherché  à  détruire  les  mines  de  fer  de  Saint-Etienne; 
mais  toutes  ces  criminelles  tentatives  ont  échoué  ,  grâce  à  la 
vigilance  de  Jean-Baptiste,  qui  les  a  dévoilées  au  péril  de  sa 
vie. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  douloureux  pour  Jean-Baptiste,  c'est  la 
ligue  de  ses  parents  contre  lui.  lis  font  partie  de  la  clique;  ils 
se  sont  rendus  coupables  de  trahison.  L'un  s'est  approprié  ses 
biens,  un  autre  lui  a  volé  son  nom,  un  troisième  a  voulu  lui 


300  HEVUE  DE  PARIS. 

dérober  les  moyens  d'imiter  le  vin  de  Champagne  ;  ce  misérable 
prétendait  exploiter  celte  belle  découverte ,  et  faire  un  com- 
merce ruineux  pour  les  coteaux  français. 

Après  cette  amère  phiiippique  ,  dont  je  n'ai  pu  indiquer  que 
les  principales  divisions,  Jean- Baptiste  demande  qu'on  le  mette 
en  liberté. 

«  Aussitôt  sorti,  ajoute-l-il ,  je  me  rends  à  Londres,  d'où, 
après  mon  intronisation ,  je  donnerai  à  la  France  de  nouvelles 
preuves  de  mon  attachement  et  de  ma  sollicitude  de  tous  les 
âges. 

»  Par  Jean-Baptiste  Premier. 

î  V.  A.  Q.  D.  G.» 


Avec  la  reine  Victoria ,  son  auguste  époux  se  sert  d'un  tout 
autre  langage  : 

«  Qwoidonc  t'a  empêché  jusqu'à  ce  jour,  Augusline,  de  faire 
réclamer  les  lettres  que  je  t'ai  écrites  à  partir  du  6  janvier  der- 
nier? Que  penses-tu  donc  faire  ,  Augustine  ,  en  portant  de  toi- 
même  obstacle  à  notre  union?  Es-tu  donc  comme  Saintin  (1), 
si  jalouse  d'une  gloire  de  mots  quipeuvent  maintenant  te  coûter 
un  avenir  dont  tu  semblés  provoquer  la  culbute  par  des  fautes 
déjà  si  nombreuses,  que  c'est  à  peine  si  quatre  années  de  mon 
travail  pourront  réparer  les  écarts  de  tes  deux  années  de  soi- 
disant  règne. 

» .......,..,, 

"  Comme  Saintin  ,  tu  m'as  laissé  sans  moyens  d'existence , 
tout  en  te  disputant  avec  (mots  illisibles)\t  fruit  des  ventes  de 
ma  boisson, 

»  As-tu  pu  penser,  Augustine,  que  seul,  et  sans  autre  titre, 
ton  nom  de  Victoire  ,  sans  doute  I"  ,  n'est-ce  pas?  (je  n'en  vois 
pas  d'autre  parmi  les  membres  de  la  race  qui  depuis  des  siècles 
occupe  la  place  de  mes  parents  maternels  )....  As-tu  pu  penser , 
dis-je  ,  qu'un  prestige  accolé  à  ce  nom ,  qui ,  sans  autre  litre , 

(1)  C'est  le  même  Saintin  que  Destignon  accuse  d'avoir  voulu  lui 
ravir  la  découverte  d'un  procédé  à  l'aide  duquel  on  imiterait  le  via 
do  ChampRgnc. 


KEVIJE  M  PARIS.  301 

ne  représente  pas  sa  valeur  idéale,  lui  vaudra  de  ma  part  une 
soumission  que  sans  être  ce  que  je  suis  je  ne  voudrais  pas  l'ac- 
corder? 

» 

»  Les  Anglais  seraient-ils  assez  peu  reconnaissants  de  mes 
dispositions  à  épargner  le  sang  humain  pour  soutenir  ta  cause, 
si  tu  veux  te  maintenir  à  la  hauteur  déraisonnable  où  tu  t'es 
placée ,  que  je  serais ,  moi ,  bien  loin  de  te  céder ,  sais-tu ,  mon 
amie  ?  Et  au  lieu  de  courir  me  jeter  à  tes  genoux ,  je  planerais 
sur  l'Océan  pour  détruire ,  non-seulement  ta  prétendue  dynastie, 
sais-tu,  Victoire  ?  mais  les  trois  îles  de  fond  en  comble,  sais- 
tu,  mon  amie?  » 

Ici ,  menaces  effrayantes  ;  Jean-Baptiste  ne  fléchira  pas ,  il 
exterminerait  plutôt  sa  race  elle-même  (sais-tu  Augustine?)  et 
ferait  disparaître  par  de  nouveaux  prodiges  les  montagnes  qui 
dominent  Londres  et  Dublin  (  sais-tu,  mon  amie?).  Ensuite  il 
reprend  : 

«  Je  ne  suis  point ,  Augustine ,  disposé  à  te  faire  des  affronts,- 
mais  si  le  cœur  t'en  dit ,  et  que  ta  nation  me  résiste ,  nous  nous 
battrons.  Victoire,  jusqu'au  dernier. 

»  Vois  maintenant  ce  que  tu  prétends  faire.  Je  ne  veux  pas, 
certes  ,  rester  ici.  Si ,  dès  le  deuxième  jour  de  ma  rentrée  chez 
moi,  rue  des  Petits-Blancs-Manteaux,  n"  12,  au  deuxième, 
dansunpauvre  réduit,  je  ne  vois  point  Victoire  venir  m'y  tendre 
la  main..,.,  mon  mariage  avec  elle  est  rompu  pour  jamais.... 
quitte  à  me  battre  avec  tous  les  Anglais  et  les  tuer  jusqu'au  der- 
nier. 

»  Si  mes  Anglais  n'y  consentent  pas,  je  prends  chez  eux  une 
autre  femme.  Adieu,  mon  Augustine  j  adieu  son  nom  de  Victoire 
el  sa  splendeur  passée. 

»  Par  Jean-Baptiste  !<"  Destignoi».  » 

Bicêtre,  5  août  1840. 

Si  je  ne  voulais  éviter  au  lecteur  une  trop  brusque  transition, 
ne  serait-ce  pas  un  tableau  curieux  à  lui  lùontrer  que  la  vie  de 
Bicêtre  analysée  par  un  de  ses  habitants?  A  plusieurs  reprises, 
Deslignon  ,  substituant  ses  rêves  fébriles  h  la  réalité  déjà  si 

28. 


302  REVUE  DE  PARIS. 

triste  ,  raconte  les  tortures  inouïes  dont  il  se  croit  l'objet.  En 
le  lisant  alors ,  on  sent  peu  à  peu  la  contagion  de  ses  terreurs 
et  de  sa  colère  :  non  pas ,  certes ,  que  l'on  accepte  ses  assertions 
furieuses  et  les  détails  dans  lesquels  il  entre  ;  mais  il  est  difficile 
de  se  soustraire  à  cette  idée  poignante  que  cet  homme,  en  se 
plaignant  ainsi ,  ne  ment  que  relativement  à  nous.  Pour  lui, 
tous  les  supplices  qu'il  dépeint  ont  réellement  existé.  Il  est 
vrai ,  pour  lui ,  (ju'on  le  livre  à  des  gardiens  féroces  toujours 
prêts  à  l'accabler  de  coups  et  d'injures  ;  qu  on  lui  administre 
des  remèdes  empoisonnés;  qu'on  le  soumet  à  des  expériences 
mortelles  ;  qu'on  le  plonge  dans  des  bains  de  moutarde  ;  que  , 
la  nuit,  des  hommes  apostés  à  dessein  le  soumettent  à  de  fortes 
décharges  électriques ,  atîn  de  troubler  momenlanément  sa 
raison  et  de  prolonger  ainsi  sa  captivité  (1);  enfin  qu'on  étouffe 
ses  justes  plaintes  ,  en  lui  dérobant  les  pages  où  il  les  accumule 
avec  une  persistance  frénétique. 

Sa  défiance  une  fois  excitée  ne  connaît  plus  de  bornes.  Les 
gardiens  ont  un  jargon  mystérieux  qui  leur  sert  à  s'entendre, 
sous  les  yeux  mêmes  du  fou  ,  et  à  combiner  les  tourments  qu'ils 
lui  préparent.  Un  étranger  survient-il ,  aussitôt  des  égards  hy- 
pocrites succèdent  aux  mauvais  traitements,  une  propreté  af- 
fectée aux  négligences  les  plus  sordides.  Les  bourreaux  (c'est 
ainsi  que  Destignon  les  appelle)  cachent  sous  des  gants,  leurs 
mains  sanglantes.  A  quoi  servirait  alors  de  se  plaindre?  on  ne 
croirait  pas  leur  victime. 

Tout  ceci  est  imaginaire.  —  A  qui  le  dites-vous,  bon  Dieu  ! 
mais  qu'importe  ?  Souvenez-vous  de  ces  horribles  visions  du 
cauchemar,  si  jamais  vous  les  avez  éprouvées;  de  ces  deux 
mains  lourdes  et  glacées  qu'un  fantôme  assassin  posait  sur 
votre  poitrine;  de  ce  rire  affreux  qui  bruissait  à  votre  oreille  ! 
Kespiriez-vous  à  l'aise  en  de  tels  moments  ?  l'épouvantable  stri- 
deur de  ce  ricanement  ne  glaç;ûl-elle  pas  voire  sang  dans  vos 
veines  ?  Et  cependant  où  était  le  spectre  ?  d'où  partait  le  bruit? 

Supposez  maintenant  qu'une  créature  douée  de  toute  sa 
raison  devienne  réellement  le  jouet  des  persécutions  acharnées 


(1)  Tous  ces  faits  et  bien  d'autres  sont  exposés  dans  le  mémoire  de 
Destignon  à  l'Académie  de  Médecine. 


REVUE  DE  PARIS.  303 

auxquelles  Destignon  se  croit  livré  ,  pensez-vous  que  sa  cervelle 
y  résiste.  Dès  lors  comment  espérer  que  ce  malheureux  fou 
guérisse  jamais? 

Ces  réflexions,  si  je  les  avais  faites  à  Bicètre,  m'en  eussent 
inévitablemenl  chassé  à  l'inslanl  même;  mais  je  manhais  de 
curiosité  en  curiosité,  capiivé  i)ar  roliservaliuii  des  (li)jels  ex- 
térieurs et  distrait  par  eux  de  loule  analyse  moialf. 

—  Puisque  vous  prenez  tant  d'iiiléiél  à  vos  confrères,  me 
dit  P....,  venez  de  ce  côté  :  j'ai  des  poêles  à  vous  montrer. 


[La  suite  à  un  prochain  numéro.  ) 


LES 

COMPAGNIES  LITTÉRAIRES 

EN  FRANCE 

AVANT  X.B  DIZ-SBPTIÈMB  SIÈCLE. 


Bien  que  le  nom  ^''académie  soit  emprunté  à  l'une  des  sectes 
pliilosophiques  de  l'ancienne  Grèce,  11  ne  paraît  pas  que  les 
compagnies  littéraires  que  ce  mot  désigne  aujourd'hui  aient 
existé  chez  les  peuples  de  l'antiquité.  Un  seul  fait ,  qui  rappelle 
en  partie  cet  usage ,  nous  a  été  conservé  par  Martial.  Il  nous 
apprend  que  les  poëtes  de  Rome  avaient  formé  entre  eux  une 
espèce  d'académie,  qui  se  réunissait  dans  un  lieu  particulier 
nommé  schola  poetarum  (école  des  poëtes).  Juste  Lipse  ajoute 
qu'ils  y  faisaient  leurs  lectures  et  qu'ils  avaient  un  jour  particu- 
lier pour  se  réunir  tous  les  ans  ,  et  resserrer ,  dans  un  repas  de 
corps  ,  les  liens  de  confraternité  qui  existaient  entreeux.  Comme 
on  le  voit,  ces  détails  s'appliquent  mieux  à  ce  que  nous  nommons 
une  société  qu'à  une  académie. 

De  cette  vague  indication  il  faut  passer  brusquement  aux 
temps  modernes,  et  descendre  jusqu'au  règne  de  Charlemagne. 
On  sait  combien  cet  empereur  aima  les  lettres ,  et  combien  il  en 
favoiisa  la  culture  dans  toute  l'étendue  de  son  royaume.  Ayant 
fondé  auprès  de  chaque  cathédrale  des  meilleures  villes ,  une 


REVUE  DE  PAlviS.  Ô05 

école  OÙ  les  sciences  et  les  lettres  étaient  enseignées ,  il  appela , 
pour  présider  à  ces  écoles  ,  les  plus  savants  hommes  des  divers 
pays  de  l'Europe.  A  l'instar  de  ces  écoles ,  il  avait  créé  dans 
son  palais  une  académie  composée  des  plus  illustres  professeurs 
réunis  autour  de  lui ,  et  dont  lui-même  voulut  être  un  simple 
membre.  Suivant  leur  goût  pour  tels  auteurs  sacrés  ou  pro- 
fanes ,  les  membres  de  cette  Académie  adoptèrent  un  surnom. 
Angilbert  se  nommait  Homère  ;  Riculphe ,  archevêque  de 
Mayence,  Dametas ;  Alcuin  ,  Albinus;  l'historien  Éginard, 
Calliopius;  et  Charlemagne  ,  qui  préférait  à  toutes  les  études 
celle  de  l'Écriture  sainte,  s'appelait  David.  Dans  une  lettre  à 
l'archevêque  de  Mayence ,  Alcuin  se  plaignait  de  la  dispersion 
de  cette  Académie,  occasionnée  par  la  guerre.  «  Je  suis  de- 
meuré seul  à  la  maison  ,  disait-il  ;  vous  Dametas ,  vous  voilà  en 
Saxe;  Homère  est  en  Italie,  Candidus  est  en  Angleterre.... 
Dieu  veuille  nous  ramener  bientôt  David  et  tous  ceux  qui 
suivent  ce  prince  victorieux!  » 

Cet  essai  d'académie,  dû  au  génie  de  Charlemagne,  ne  fut 
pas  renouvelé  pendant  le  moyen  âge.  Cependant  il  exista  à  cette 
époque,  dans  les  différentes  provinces  qui  composent  aujour- 
d'hui la  France  ,  des  compagnies  dont  la  littérature ,  à  vrai 
dire ,  n'était  pas  la  seule  attribution ,  puisque  l'amour  y  avait  la 
première  place  et  servait  de  texte  aux  poésies  que  l'on  y  ré- 
citait ,  mais  dont  les  occupations  ressemblaient  quelquefois  à 
celles  de  nos  académies  modernes.  Je  veux  parler  des  cours 
d'amour.  Quelle  que  soit  l'origine  qu'on  puisse  assigner  à  ces 
compagnies,  il  est  certain  que  plusieurs  troubadours,  qui  flo- 
rissaient  dans  la  première  moitié  du  xii^  siècle,  ont  parlé  des 
cours  d'amour.  Elles  se  composaient  d'un  certain  nombre  de 
dames  au  jugement  desquelles  deux  troubadours  soumettaient 
une  question  amoureuse.  Généralement  cette  question  était  trai- 
tée dans  deux  pièces  de  poésie  différentes  ,  que  chaque  partie 
adressait  à  la  cour,  qui,  bien  souvent,  prononçait  aussi  son  ju- 
gement en  vers.  André  le  Chapelain,  qui  vivait  vers  1170, 
écrivit  en  latin  un  ouvrage  dans  lequel  il  conserva  plusieurs  des 
jugements  rendus  par  ces  tribunaux  d'un  nouveau  genre.  André 
cite  principalement  les  cours  d'amour  des  dames  de  Gascogne, 
d'Erniengarde,  vicomtesse  de  i\arbonne,de  la  reine  Éléonore, 
de  la  comtesse  de  Champagne  et  de  la  comtesse  de  Flandres.  La 


306  REVUE  DE  PARIS 

situation  de  ces  difFérentes  cours  amoureuses,  prouve  que  des 
provinces  du  midi  de  la  France,  cet  usage  ne  larda  pas  à  se  ré- 
pandre dans  celles  du  milieu  et  du  nord.  Le  mariage  d'Éléonore 
d'Aquitaine  avec  le  roi  Louis  VII  ne  fut  pas  sans  influence  à  cet 
égard.  Ces  cours  étaient  composées  d'un  assez  grand  nombre  de 
dames  châtelaines,  puisque  la  comtesse  de  Champagne  ,  dans 
une  assemblée  tenue  en  1174,  réunit  jusqu'à  soixante  juges. 
Quelquefois  les  deux  parties  se  présentaient  devant  la  cour;  le 
plus  souvent  elles  y  adressaient  leurs  questions  dans  des  pièces 
de  vers  qu'on  appelait  tensons.  Les  dames  prononçaient  leur 
jugement  d'après  certains  principes  exposés  dans  un  code 
amoureux  qu'un  chevalier  errant  avait  rapporté  de  la  Bretagne, 
de  la  cour  du  roi  Arthur. 

Voici  quelques-uns  ries  articles  de  ce  code ,  qui  en  contient 
tiente-trois  du  même  genre  : 

«  Le  mariage  n'est  pas  une  excuse  légitime  contre  l'amour. 
—  Qui  ne  sait  celer  ne  peut  aimer.  —  L'amour  doit  toujours 
augmenter  ou  diminuer, — Une  fois  que  l'amour  diminue,  il  finit 
bientôt.  — Rarement  il  reprend  ses  forces.  —  Le  véritable  amant 
est  toujours  timide.  » 

Je  ne  rapporterai  aucun  des  jugements  rendus  par  ces  cours 
d'amour,  ils  roulent  tous  sur  une  métaphysique  plus  ou  moins 
délicate;  par  exemple,  laquelle  est  plus  aimée,  ou  la  dame 
présente,  ou  la  dame  absente?  Qui  induit  le  plus  à  aimer,  ou 
les  yeux,  ou  le  cœur?  Je  me  contenterai  d'observer  que  ces 
compagnies,  en  adoucissant  les  mœurs  quelque  peu  grossières 
de  l'ancienne  chevalerie,  eurent  aussi  l'avantage  de  perpétuer 
le  goût  des  sociétés  polies  et  presque  littéraires. 

A  ces  cours  d'amour  bientôt  dispersées  au  milieu  des  guerres 
longues  et  désastreuses  que  l'hérésie  albigeoise  entraîna  avec 
elle,  succédèrent  deux  sortes  de  sociétés  litléraires  qui  eurent, 
avec  nos  académies  modernes,  une  analogie  plus  marquée:  ce 
sont  les  jeux  floraux  de  Toulouse  ,  et  les  compagnies  qui ,  sous 
le  nom  de'Puy-Notre-Dame  ,  furent  établies  dans  les  différentes 
villes  de  France.  Quant  aux  jeux  floraux,  dont  la  célébrité  fut 
grande,  et  dont  l'origine  a  été  le  sujet  de  discussions  assez  vives, 
voici  ce  qu'on  peut  dire  à  leur  sujet  :  vers  1523,  plusieurs  bour- 
geois de  Toulouse ,  amateurs  de  la  poésie  provençale ,  se  ré- 
unissaient dans  un  jardin  situé  dans  les  faubourgs  de  la  ville , 


KEVUE  DE  PARIS.  507 

pour  y  réciter  des  vers.  Le  8  novembre  1323,  ils  conçurent  la 
pensée  de  former  une  société  qui ,  sous  le  nom  de  gaie  science, 
cultiverait  l'art  des  troubadours;  c'est  pourquoi  ils  écrivirent 
une  lettre  eu  vers  ,  dans  laquelle  ils  engageaient  tous  les  poëtes 
de  la  langue  d'oc  à  venir  dans  leur  verger,  le  1^"^  mai  suivant, 
pour  y  réciter  des  pièces  de  vers  en  langue  vulgaire,  en  l'hon- 
neur de  Dieu,  de  la  Vierge  et  des  saints;  ils  promettaient  de 
donner  une  violette  d'or  à  celui  dont  l'ouvrage  serait  jugé  le 
meilleur. 

L'appel  fait  aux  troubadours  fut  entendu,  et  des  concurrents 
nombreux  se  présentèrent  dans  le  jardin  des  sept  bourgeois; 
chacun  récita  sa  pièce  en  présence  d'une  assemblée  dont  la  no- 
blesse et  les  magistrats  de  la  ville  faisaient  partie.  Ces  derniers, 
dans  le  but  de  donner  un  plus  grand  lustre  à  celle  institution, 
décidèrent  que  ce  concours  aurait  lieu  chaque  année  ,  et  que  la 
ville  fournirait  aux  dépenses  qui  en  résulteraient.  Trois  autres 
prix  furent  ajoutés  par  la  suite  à  celui  qui  était  donné  dans 
l'origine,  et  un  grand  repas  suivit  chaque  concours.  La  ville  de 
Toulouse  ,  en  supportant  tous  les  frais  nécessaires  à  ces  con- 
cours ,  en  devint  la  véritable  fondatrice  ;  aussi  voit-on  les  capi- 
touls  de  Toulouse  diriger  cette  inslilution,  et  présider  à  ces 
fêtes  littéraires.  Des  registres  conservés  à  la  municipalité  de  la 
ville,  font  connaître  les  règlements  et  les  statuts  de  l'institution, 
et  les  dépenses  qu'elle  nécessita  chaque  année. 

Si  l'on  avait  toujours  consulté  ces  registres  avec  soin,  pour 
écrire  l'histoire  des  jeux  floraux,  la  fable  étrange  qu'on  répandit 
à  leur  sujet  n'aurait  pas  si  longtemps  prévalu.  Ce  fut  au  com- 
mencement du  xvi"  siècle  ,  à  l'époque  où  les  jeux  de  la  gaye 
science  furent  soumis  à  des  changements  nombreux,  que  le 
nom  à^jeux  floraux  fut  adopté  et  que  Ton  vit  paraître  aussi 
la  fameuse  Clémence  Isaure.  On  adopla  au  sujet  de  celte  dame 
deux  systèmes  :  le  premier  consistait  à  la  déclarer  fondatrice 
des  jeux  floraux  ,  bien  que  les  registres  ne  fissent  aucune  men- 
tion d'elle;  les  partisans  d'un  autre  système  se  contentaient  de 
la  regarder  seulement  comme  bienfaitrice  des  jeux  ([ue  les  mal- 
heurs de  la  guerre  avaient  fail  négliger.  Mais  ces  derniers ,  qui 
n'avaient  pour  toute  autorité  qu'un  poërae  apocryphe ,  variaient 
tellement  dans  la  date  qu'ils  assignaient  à  la  vie  de  Clémence 
Isaure,  que  rinspecUou  attentive  deti  legislivâ  sutiisail  pour 


S08  KEVUE  l)K  l'AKIS, 

renversei'oe  système.  C'est  avec  peine  que  l'on  renonce  à  celte 
Clémence  Isaure  ,  dame  illustre  de  Toulouse  et  fondatrice  des 
jeux  floraux.  L'on  ne  peut  douter  cependant  que  cette  prétendue 
origine  ne  soit  le  résultat  d'une  erreur  et  de  documents  mal  in- 
terprétés. En  résumé,  les  jeux  floraux  se  rapprochèrent  beau- 
coup de  nos  modernes  académies.  Le  nombre  des  membres, 
d'abord  limité  aux  sept  juges  et  au  capitoul  qui  les  présidait, 
fut  augmenté  peu  à  peu;  on  y  reçut  ceux  qui  avaient  été  cou- 
ronnés trois  fois;  les  séances  eurent  Heu  à  quatre  époques  de 
l'année,  et  la  docte  assemblée  rédigea  une  rhétorique  et  une 
poétique  à  l'usage  de  ceux  qui  voulaient  prendre  part  à  ses  tra- 
vaux. Enfin  elle  décida  qu'une  somme  de  100  livres  environ 
serait  allouée  chaque  année  pour  offrir  une  récompense  au 
meilleur  poëte  de  la  France.  Ainsi ,  au  mois  de  décembre  1554 , 
le  prix  fut  accordé  à  Pierre  Ronsard ,  pour  son  excellent  et 
rare  génie,  et  la  fleur  d'églantine  qui  lui  était  destinée  fut  con- 
vertie en  une  Pallas  d'argent.  L'année  suivante,  Ronsard  étant 
mort,  le  même  prix  fut  décerné  à  Antoine  de  Baïf ,  le  premier 
entre  les  poêles  français. 

Si ,  comme  on  n'en  peut  douter  ,  les  jeux  floraux  de  Toulouse 
doivent  en  partie  leur  origine  aux  anciennes  cours  d'amour , 
c'est  à  d'autres  idées  qu'il  faut  attribuer  celle  des  difïérentes 
compagnies  littéraires  qui,  du  xiv^  au  xvi<=  siècle,  furent  éta- 
blies dans  plusieurs  bonnes  villes  de  la  France,  à  Rouen  et  à 
Amiens  par  exempte.  Ces  compagnies ,  auxquelles  on  donna  gé- 
néralement le  nom  depu-Xj  se  réunissaient  à  certaines  époques 
de  l'année,  pour  entendre  des  pièces  de  vers  composées  en 
l'honneur  de  la  Vierge;  un  prix  était  décerné  à  celle  de  ces 
pièces  que  l'on  jugeait  la  meilleure.  Chaque  année  on  élisait  un 
maître  ou  roi  de  ces  assemblées  ,  et  c'était  à  lui  de  subvenir 
aux  principales  dépenses  nécessitées  par  ces  réunions.  Pour 
comprendre  la  raison  qui  avait  fait  choisir  la  Vierge  comme 
sujet  unique  des  chants,  rondeaux,  ballades,  envoyés  à  ces 
diff'érentes  compagnies ,  il  faut  se  rappeler  combien  le  culte 
consacré  à  la  mère  de  Jésus-Christ  fut ,  pendant  le  moyen  âge, 
fervent  et  empressé.  A  cette  époque  de  naïve  croyance,  on  at- 
tribuait à  son  intercession  auprès  de  Dieu  une  puissance  sans 
limites  ,  et  les  nombreux  miracles  qui  chaque  jour  signalaient 
cette  bonté  inépuisable  étaient  recueillis  avec  soin  et  venaient 


KliVl-t  DE  r.UilS.  309 

aiigiiKMiler  colle  lôyoïuie,  la  plus  longue  et  la  plus  curieuse  de 
toutes  celles  qui  furent  imaginées  alors.  Quand  on  a  parcouru 
ces  légendes  qui  sont  le  sujet  d'ouvrages  fort  longs  et  de  toute 
nature  ,  on  reconnaît  sous  combien  de  formes  se  manifesta  l'a- 
mour sans  bornes  que  chacun  portait  à  la  Vierge  ,  et  l'on  n'est 
plus  étonné  que  ses  louanges  aient  été  le  sujet  des  concours 
poétiques  'de  cette  époque.  Le  plus  ancien  de  ces puys  fut  in- 
stitué à  Rouen  à  la  fin  du  xi<=  siècle,  en  l'honneur  d'une  fête  en- 
core célébrée  par  l'Église  aujourd'hui ,  la  Conception  de  Notre- 
Dame.  S'il  faut  en  croire  maître  Wace ,  poëte  normand  du 
xii«  siècle  ,  cette  fête  fut  instituée  à  propos  d'un  miracle  opéré 
par  la  Vierge.  Elfin ,  abbé  de  Ramèse,  envoyé  du  roi  d'Angle- 
terre à  la  cour  de  Danemark  ,  assailli  par  une  violente  tem- 
pête ,  se  recommanda  à  Notre-Dame ,  qui  le  sauva  et  le  condui- 
sit au  port  sain  et  sauf.  Maître  Wace  consacra  le  souvenir  de 
ce  miracle  dans  un  poëme  assez  long  qui  contient  la  vie  de 
Notre-Dame,  et  depuis  cette  époque  (vers  11Î50  ) ,  la  fête  de  la 
Conception  ,  nommée  plus  tard  la  fête  aux  Normands .  fut  cé- 
lébrée à  Rouen  chaque  année.  Ce  fut  principalement  pendant  les 
xve  et  xvi'=  siècles  que  cette  compagnie  littéraire  brilla  d'un  vif 
éclat.  Tous  les  ans  on  nommait  un  prince  ou  directeur  du  jeu , 
qui  devait  subvenir  aux  frais  nécessaires.  A  l'imitation  des  jeux 
floraux  de  Toulouse ,  la  récompense  consistait  souvent  en  une 
fleur  d'argent  ;  ainsi  je  trouve  dans  un  manuscrit  l'indication 
suivante  :  «  Le  dimanche  treizième  jour  de  décembre  ISôo  ,  à 
Rouen ,  au  couvent  des  Carmes ,  honorable  homme  Jean  Leuze, 
seigneur  de  Feuguère  ,  bourgeois  et  marchand  de  cette  ville  de 
Rouen  ,  comme  prince  ,  tint  le  puy  à  l'honneur  et  révérence  de 
l'immaculée  conception  de  la  sainte  Vierge...  Le  prince  supplie 
à  tous  poëtes  et  orateurs  de  composer  en  langue  française , 
vulgaire  et  latine,  apporter  et  envoyer  auditpuy  chants  royaux, 
ballades,  rondeaux  et  épigrammes,  à  l'honneur  d'icelle  con- 
ception ,  etc.  Au  chant  royal  sera  donnée  la  palme  ,  et  au  dé- 
battu le  lys,  pour  la  meilleure  ballade...  A  tel  refrain  que 
l'auteur  voudra  sera  donnée  la  rose.  » 

L'origine  du  nom  de  ;:»îi^  donné  à  ces  compagnies  littéraires 

a  été  expliquée  diversement;  on  sait  que  le  moi  puy  vient  de 

podiuvi  (colline),  et  l'on  a  pensé  avec  raison  que  c'était  la 

désignation  de  l'emplacement  choisi  comme  amphithéâtre  natu- 

1  27 


310  REVUE  DE  PARIS. 

rel  de  ces  premières  réunions.  Quoi  qu'il  en  soit ,  les  savants 
de  la  confrérie  du  piiy  d'Amiens  assignaient  à  ce  mot  une  autre 
origine;  ils  prétendaient  que  ce  nom  de  puy  avait  été  donné 
aux  compagnies  littéraires  destinées  à  chanter  les  louanges  de 
la  Vierge  ,  en  l'honneur  d'un  miracle  opéré  par  Notre-Dame  , 
qui  sauva  un  enfant  endormi  et  près  de  lomher  dans  un  puils. 
Ils  avaient  fait  ^-eprésenter  ce  miracle  sur  le  retable  du  grand 
autel  de  la  cathédrale  d'Amiens ,  et  on  y  lisait  cette  inscription  : 
Origine  de  la  confrérie  du  Puy  (  Origo  confraternitatis  Pu- 
tœi).  Voici ,  au  sujet  du  puy  d'Amiens  ,  quelques  particularités 
qui  feront  connaître  l'organisation  de  ces  compagnies.  Le  puy 
d'Amiens  fut  fondé  en  1593,  sous  le  titre  de  Confrérie  d'A- 
miens ;  c'est-à-dire  que  l'usage  assez  ancien  dans  la  ville  de 
consacrer  des  poésies  pieuses  à  la  Vierge,  devint  l'objet  d'une 
association  littéraire  régulièrement  constituée;  les  membres  de 
la  confrérie  se  réunissaient  chez  l'un  d'eux,  appelé  le  maî/ye 
du  puy ,  pour  y  lire  des  chants  royaux  composés  en  l'honneur 
de  la  Vierge  et  de  son  immaculée  conception.  Le  jour  de  la 
Chandeleur,  il  y  avait  un  dîner  dont  les  membres  de  la  com- 
pagnie partageaient  les  frais  et  dont  ils  nommaient  le  président, 
qui  devenait  pour  l'année  suivante  le  maître  de  la  confrérie. 
Pendant  le  dîner,  ce  maître  faisait  représenter  un  jeu  ou  mys- 
tère, donnait  à  chaque  membre  un  chapeau  vert  et  une  copie 
du  mystère.  Le  lendemain  ,  après  la  messe,  le  maître  décer- 
nait publiquement  une  couronne  d'argent  à  celui  qui  avait  com- 
posé la  meilleure  ballade. 

Ces  usages  ou  quelques  autres  du  même  genre  furent  aussi 
pratiqués  dans  plusieurs  villes  de  France,  Sans  être  précisé- 
ment les  mêmes  que  ceux  qui  constituent  nos  académies  mo- 
dernes ,  il  existe  cependant  entre  eux  des  rappoits  qui  sont  fa- 
ciles à  saisir.  Au  nord  de  la  France ,  en  Belgique  et  dans  les 
Pays-Bas ,  le  nom  donné  à  ces  compagnies  différa  ;  il  fut  plus 
savant ,  plus  littéraire  ,  mais  il  désigna  la  même  institution  ; 
elle  fut  appelée  chambre  de  rhétorique.  Plusieurs  de  ces 
chambres,  dont  l'origine  remonte,  dit-on  ,  à  une  antiquité 
assez  haute,  avaient  déjà,  vers  1302,  une  organisation 
régulière.  Dans  le  courant  du  xvi^  siècle,  presque  toutes 
les  villes  et  tous  les  bourgs  de  la  Flandre  et  du  Brabant 
avaient  leur  chambre  de  rhétorique  j  et  même  Louvaiii  en  coiup- 


REVUE  DE  PARIS.  511 

(ait  six,  Bruxelles  cinq,  Anvers  trois,  ainsi  que  Gand  et  Ypres. 

Outre  les  poésies  sacrées  que  l'on  recevait  au  concours  ,  ces 
chambres  proposaient,  à  certaines  époques  de  l'année,  des 
questions  de  littérature  ou  de  philosophie  auxquelles  les  seules 
chambres  reconnues  étaient  admises  à  répondre;  elles  le  fai- 
saient ordinairement  par  une  moralité  écrite  en  vers.  La  cham- 
bre qui  remportait  le  prix  appelé  Joyau  du  pays ,  proposait  à 
son  tour  une  autre  question.  Les  fêtes  données  à  l'occasion  de 
ces  concours  étaient  brillantes  et  très-suivies.  Les  compagnies, 
se  rendant  visite  les  unes  aux  autres  ,  déployaient,  dans  ces 
circonstances  ,  tout  le  luxe  qui  était  à  leur  portée. 

En  149Ô,  l'archiduc  Philippe,  père  de  Charles-Quint,  souve- 
rain des  Pays-Bas  ,  convoqua  dans  la  ville  de  Malines  toutes  les 
chambres  de  rhétorique  de  la  langue  flamande.  Elles  s'y  rendi- 
rent par  députés.  Sous  le  litre  de  la  Fleur  de  Beaume ,  l'ar- 
chiduc établit  une  chambre  suprême  et  nomma  son  chapelain, 
Pierre  Alteurs  ,  chef  absolu  de  cette  chambre  ,  l'autorisant  à  la 
soumettre  à  un  règlement.  Ce  règlement,  qui  ne  parut  qu'en 
1503,  portait  en  substance  «  que  la  chambre  serait  composée 
de  quinze  personnes  ,  y  compris  le  lieutenant  et  le  trésorier  ,  et 
de  quinze  jeunes  hommes  qui  seraient  tenus  d'apprendre  l'art 
de  la  poésie  ;  que  du  produit  de  l'argent  à  fournir  par  les  mem- 
bres ,  on  proposerait  tous  les  ans  un  prix  pour  lequel  chaque 
rhétoricien  serait  le  maître  de  concourir;  que  lorsque  ladite 
chambre  de  rhétorique  et  les  quinze  jeunes  hommes  y  agrégés 
se  rendraient  aux  concours  proposés  par  les  chambres  des  au- 
tres villes  du  pays ,  ils  pourraient,  en  vertu  de  leur  suprématie, 
représenter  leur  drame  ou  jeu  de  moralité  quand  il  leur  plai- 
rait ,  sans  être  obligés  de  tirer  au  sort  ;  qu'afin  d'honorer  dans 
cette  chambre  ,  d'une  manière  plus  particulière,  Notre-Seigneur 
Jésus-Christ  et  la  Vierge  Marie  ,on  y  admettrait  quinze  femmes, 
en  mémoire  des  quinze  joies  de  la  sainte  Vierge.  » 

Du  tableau  que  je  viens  de  tracer  des  différentes  compagnies 
littéraires  qui  s'établirent  en  France  pendant  le  moyen  âge  ,  il 
résulte  qu'aucune  de  ces  compagnies  ne  fut  complètement  iden- 
tique avec  l'Académie  française  ,  non-seulement  comme  l'insti- 
tua Richelieu  ,  mais  encore  comme  plus  tard  elle  fut  constituée 
par  Louis  XIV.  Cependant  on  a  pu  remarquer,  soit  dans  les 
cours  d'amour  ou  les  jeux  floraux  ,  soit  dans  les  puys  consa- 


312  lŒVLE  DE  PAKIS. 

crés  à  Notre-Dame  ou  les  chambres  de  rhétorique ,  des  usages 
et  des  occupations  analogues  à  celles  de  notre  Académie  fran- 
çaise. Sans  prétendre  établir  entre  cette  académie  et  les  insti- 
tutions précédentes  une  similitude  complète,  j'ai  voulu  suivre 
la  même  pensée  sous  les  formes  diverses  qu'elles  ont  reçues  du 
temps  et  des  usages  différents.  Il  reste  à  chercher  maintenant 
s'il  exista  en  France  quelques  académies  pendant  le  xvi"  siè- 
cle, et  quelles  furent  les  circonstances  qui  donnèrent  à  celle 
que  fonda  Richelieu  ,  en  1635 ,  une  aussi  grande  prospérité. 

Bien  que  François  I^r  ait  protégé  de  tout  son  pouvoir  les  arts 
et  les  sciences ,  et  que  ce  fût  à  bon  droit  qu'on  le  surnomma 
Père  des  lettres,  je  n'ai  trouvé  sous  son  règne  aucune  trace  d'é- 
tablissement d'une  académie.  Ce  fut  sous  le  règne  de  Charles  IX, 
vers  1570  ,  qu'une  académie  ,  presque  entièrement  pareille  à 
celle  fondée  par  Richelieu,  fut  établie,  à  la  sollicitation  du 
poëteBaïf,  qui,  voulant  joindre  à  l'art  des  vers  celui  de  la 
musique  ,  s'était  associé  Joachim-Thibaut  de  Courville,  profes- 
seur de  chant.  Tous  deux  présentèrent  à  Charles  IX,  le  plan  de 
leur  académie ,  avec  les  statuts  et  règlements  qu'on  devait  y  ob- 
server. Le  roi ,  approuvant  leur  dessein ,  leur  accorda  ,  au 
mois  de  novembre  1570  ,  des  lettres-patentes  par  lesquelles  ils 
avaient  la  permission  de  se  choisir  dix  associés ,  six  desquels 
jouiront  des  privilèges .  franchises  et  libertés  dont  jouissent 
nos  autres  domestiques;  et  afin,  ajoute  le  roi,  que  ladite 
académie  soit  suivie  et  honorée  desplus  grands ,  nous  avons 
libéralement  accepté  et  acceptons  le  surnom  de  protecteur 
et  premier  auditeur  d'icelle. 

Quand  ces  lettres  furent  envoyées  au  parlement  pour  y  être 
enregistrées ,  plusieurs  de  ses  membres  s'opposèrent  à  cette 
nouvelle  institution  ,  sous  prétexte  qu'elle  devait  nuire  aux 
bonnes  mœurs.  Baïf  et  son  collègue  firent  une  requête,  priant 
la  cour  d'envoyer  quelques  magistrats  pour  se  trouvera  une 
épreuve  de  la  poésie  et  musique  dont  il  est  question,  pour 
en  faire  le  rapport  ;  offrant  de  plus  au  premier  président ,  au 
procureur  général  et  au  plus  ancien  des  membres  de  faire  par- 
tie de  l'académie.  Mais  le  parlement  craignait  que  cette  institu- 
tion ne  portât  atteinte  aux  droits  de  l'université  ;  il  renvoya 
Baif  devant  le  recteur.  Quand  la  lecture  des  statuts  et  règle- 
ments de  la  nouvelle  académie  eut  été  entendue,  le  recteur  et 


REVUE  IJE  J'ARIS,  .11- 

son  conseil  demandèrent  à  consulter  les  facultés.  Enfin  le  potite 
s'adressa  encore  au  roi ,  qui  ordonna  que  rétablissement  de  la 
nouvelle  académie  eût  lieu  sans  retard  ,  ce  qui  fut  aussitôt  exé- 
cuté, Charles  IX  assista  quelquefois  aux  séances  de  cette  aca- 
démie ,  qui  trouva  aussi  dans  Henri  III  un  protecteur  zélé;  ce 
dernier  la  visita ,  dit-on ,  à  plusieurs  reprises  ,  et  refusa  toujours 
de  se  couvrir  devant  cette  compagnie. 

C'est  peut-être  à  un  sage  fort  répandu  en  Italie  pendant  le 
xvi^  siècle,  que  cette  académie  dut  naissance  ;  on  sait  combien 
les  habitudes  et  les  usages  de  ce  pays  furent  de  mode  en  France 
à  cette  époque.  S'il  faut  en  croire  Gabriel  Naudé,  toutes  les 
villes,  toutes  les  bourgades  un  peu  importantes  de  l'Italie, 
avaient  leur  académie.  Chacune  d'elles  aimait  à  se  distinguer, 
en  adoptant  un  nom  bizarre,  singulier  ou  pompeux  :  ainsi  les 
Intronisés  [Intronati),  à  Sienne  ;  les  Humoristes  (//«wo/7's//), 
les  Linx  {Linci),  les  Fantastiques  (FantasUci)^h  Rome;  les 
Paresseux  (Otiosi),  à  Bologne  ;  les  Ornés  {Jddornamenti) ,  à 
Gênes  ;  les  Olympiques  {Olimpici),  à  Vicence,  et  tant  d'autres 
du  même  genre  qu'il  serait  trop  long  de  nommer.  Suivant  Ga- 
briel Naudé,  quelques-unes  de  ces  académies,  celle  de  Sienne 
entre  autres  ,  existaient  en  132'ô  ;  elles  se  réunissaient  plusieurs 
fois  dans  la  semaine ,  cultivaient  non-seulement  la  poésie,  mais 
encore  l'éloquence ,  et  se  plaisaient  dans  des  exercices  publics 
à  étaler  la  science  et  la  facilité  d'élocution  de  ceux  qui  en  fai- 
saient partie. 

Bien  que  je  ne  puisse  en  fournir  aucune  preuve  directe ,  il  est 
probable  que  toutes  ces  institutions  eurent  quelque  influence 
sur  l'essai  tenté  par  le  poète  Baif.  II  faut  observer  aussi  que  de- 
puis le  règne  de  François  1"  les  lettres  et  les  arts  commençaient 
à  occuper  une  place  importante  dans  la  société  française.  A  la 
cour,  l'on  commençait  à  rechercher  les  conversations  érudites 
et  polies.  C'est  ainsi  que  François  P''  aimait  à  réunir  autour  de 
lui  les  hommes  les  plus  érainents  en  savoir ,  et  qu'il  se  plaisait 
à  entendre  leurs  doctes  propos.  Après  avoir  lu  le  Decaméron 
de  Boccace  et  avoir  accepté  la  dédicace  d'une  traduction  française 
(ju'Antoine  Le  Maçon  avait  faite  de  ce  livre  ,  François  I" ,  saisi 
(l'admiration,  voulait,  de  concert  avec  sa  sœur,  sou  fds  et  sa 
Itelle-tille,  entreprendre  un  recueil  pareil,  mais  différent  en  ceci 
qu'il  n'aurait  conleuu  (jue  des  histoiies  véritables.  A  l'imilation 

i.>7. 


014  REVUE  DE  PARIS. 

de  la  cour  de  France  ,  la  maison  de  quelques  riches  prélats  et 
celles  des  premiers  magistrats  du  royaume  servaient  d'asile  à 
une  société  choisie  ,  élégante,  où  les  beaux-arts,  les  sciences  et 
les  lettres  faisaient  souvent  le  sujet  de  la  conversation. 

Ces  essais  de  culture  littéraire  ,  auxquels  les  rois ,  la  cour  et 
le  clergé  de  France  avaient  pris  part  dans  la  première  moitié 
du  xvie  siècle,  furent  fout  à  coup  interrompus  pendant  la  lulto 
sanglante  des  partis  religieux.  Ces  réunions,  dans  lesquelles 
les  travaux  de  l'esprit  commençaient  à  dominer,  cessèrent;  il 
n'y  avait  pas  de  société  possible  dans  un  temps  où  la  croyance 
religieuse  séparait  les  hommes,  ou  les  précipitait  armés  les  uns 
contre  les  autres.  Cependant  ces  années  de  guerre  et  de  violence 
ne  détruisirent  pas  tout  à  fait  les  bonnes  études,  La  langue  cul- 
tivée par  des  magistrats  éloquents  et  intrépides,  par  quelques 
écrivains  satiriques ,  gagna  en  clarté  et  en  précision.  Déjà  dans 
les  guerres  delà  Ligue, la  presse,  qui  de  notre  temps  règne  sur 
le  monde,  joua  un  grand  rôle  et  multiplia  d'une  manière  ef- 
frayante toutes  ces  productions  plaisantes  eu  moqueuses,  soit 
en  prose,  soit  en  vers,  qui  coûtent  si  peu  à  l'esprit  français. 

Les  premières  semences  d'une  culture  littéraire ,  répandues 
au  milieu  de  nous  dès  la  lin  du  xv  siècle  par  le  renouvellement 
des  études  et  par  les  bienfaits  nombreux  de  François  1"»  et  de 
ses  successeurs  ,  ne  furent  donc  pas  perdues.  Aussi ,  dès  que  le 
règne  de  Henri  IV  eut  amené  quelques  années  de  repos ,  cet  es- 
prit d'une  société  polie  où  les  arts  et  les  lettres  occupent  une 
grande  place,  se  manifesta  de  nouveau,  et  devint  même  presque 
dominant.  Comme  on  avait  beaucoup  à  dire,  beaucoup  à  se  mo- 
quer surtout,  on  se  rechercha ,  et,  dans  toutes  ces  réunions, 
les  femmes  ne  manquèrent  pas  de  se  placer  au  premier  rang  et 
de  vouloir  pour  elles  un  empire  qui  leur  appartient  à  plus  d'un 
litre ,  celui  de  la  politesse  et  de  la  plaisanterie  fine  et  railleuse. 
Il  faut  lire  les  Mémoires  du  règne  de  Henri  IV  et  de  Louis  XllI, 
et  ces  ouvrages  de  mœurs  écrits  sous  les  ministères  de  Richelieu 
et  de  Mazarin ,  pour  connaître  toute  la  faveur  dont  jouirent 
plusieurs  cercles  de  la  cour  et  de  la  ville.  La  politique,  la  reli- 
gion, sujets  sérieux  et  graves,  n'y  étaient  par  traitées  ouverte- 
ment :  un  pouvoir  despotique  et  jaloux,  des  passions  encore  vi- 
vantes y  mettaient  un  obstacle  insurmontable;  à  peine  si  quelques 
esprits  plus  audacieux,  plus  libres  que  les  autres,  se  permet- 


REVUE  DE  PARIS.  315 

talent  sous  ce  rapporl  de  raies  épigrarames.  L'éloquence  de  la 
chaire,  la  poésie,  le  tliéâtre  que  Richelieu,  Rotrou,  le  grand 
Corneille  venaient  de  mettre  en  vogue,  devinrent  le  sujet  de 
toutes  les  conversations.  Molière ,  dans  sa  comédie  des  Pré- 
cieuses,  nous  a  conservé,  tout  en  se  raillant,  le  souvenir  de 
cet  amour  pour  les  lettres  qui  s'empara  de  la  société  entière. 
Madelon,  en  remerciant  Mascarille  qui  lui  promet  la  visite  de 
toute  une  société  de  beaux  esprils  ,  ajoute  :  «  Pour  moi ,  ce  que 
je  considère  particulièrement,  c'est  que,  par  le  moyen  de  ces 
visites  spirituelles  ,  on  est  instruite  de  cent  choses  qu'il  faut  sa- 
voir de  nécessité ,  et  qui  sont  de  l'essence  d'un  bel  esprit.  On  ap- 
prend par  là,  chaque  jour,  les  petites  nouvelles  galantes,  les 
jolis  commerces  de  prose  et  de  vers;  on  sait  à  point  nommé  : 
un  tel  a  composé  la  plus  jolie  pièce  du  monde  sur  un  tel  sujet  j 
une  telle  a  fait  des  paroles  sur  un  tel  air ,  celui-ci  a  fait  un  ma- 
drigal sur  une  jouissance  ,  celui-là  a  composé  des  stances  sur 
une  infidélité...  un  tel  auteur  a  fait  un  tel  dessein  ;  celui-là  est 
à  la  troisième  partie  de  son  roman  ;  cet  autre  met  ses  ouvrages 
sous  la  presse  j  c'est  là  ce  qui  vous  fait  valoir  dans  les  com- 
pagnies. » 

En  effet,  depuis  le  cardinal  de  Richelieu  environ,  et  même 
auparavant,  la  littérature  en  tout  genre  était  devenue  le  sujet 
principal  des  cercles  les  plus  polis  et  les  mieux  composés. 

On  a  beaucoup  parlé  de  la  réunion  nombreuse  d'hommes  de 
lettres  et  de  gens  d'esprit  de  toute  condition  que  la  marquise  de 
Rambouillet  sut  former  à  son  hôtel  ;  celte  réunion  fut  nommée 
à  bon  droit  le  cercle  des  véritables  précieuses;  plusieurs  années 
avant  l'établissement  de  l'Académie  française ,  des  morceaux 
d'éloquence  ^t  de  poésie,  des  questions  littéraires  de  toute  nature 
faisaient  le  sujet  des  conversations  de  chaque  jour.  Ce  cercle 
était  le  plus  remarquable  de  tous  ceux  que  les  gens  de  cour  te- 
naient à  Paris.  Après  le  cercle  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  il  y 
avait  encore  les  réunions  de  M"«  de  Scudery ,  qui ,  par  sa  grâce 
et  son  esprit,  par  sa  conversation  ,  précieuse  il  est  vrai,  mais 
pleine  de  bon  goût ,  savait ,  le  samedi  de  chaque  semaine,  atti- 
rer chez  elle  les  hommes  les  plus  marquants  de  son  temps.  Ce 
privilège  de  l'esprit  n'appartenait  par  seulement  à  la  noblesse. 
Ainsi  Voiture,  fils  d'un  simple  marchand  de  vin,  devenait  le 
premier  personnage  de  l'hôlel  de  Rambouillet ,  ainsi  M™«  Pilou  , 


ZIH  REVUE  hV.  PARIS. 

simple  bourgeoise,  femme  et  veuve  d'un  pauvre  procureur  au 
parlement ,  était  admise  chez  les  plus  grands  seigneurs.  Chacun 
d'eux  s'empressait  de  lui  rendre  visite ,  de  la  consulter  sur  les 
affaires  les  plus  importantes.  On  craignait  beaucoup  ses  repar- 
ties piquantes  et  pleines  de  sens  ,  on  se  les  répétait  par  la  ville  ; 
et  quand  cette  bonne  bourgeoise  tomba  gravement  malade,  la 
reine  mère  et  le  jeune  roi  Louis  XIV  firent  arrêter  leur  équipage 
à  sa  porte  pour  savoir  de  ses  nouvelles. 

Outre  ces  réunions  qui  avaient  lieu  dans  la  ville,  chez  les 
grandes  dames  ou  même  chez  les  bourgeois  ayant  assez  d'esprit 
pour  se  faire  écouter,  il  se  formait  encore,  parmi  les  hommes 
de  lettres,  des  compagnies  spécialement  consacrées  à  entendre 
la  lecture  de  nouveaux  ouvrages  ou  à  parler  d'éloquence  et  de 
poésie.  Ces  compagnies  méritent  d'autant  plus  de  fixer  notre 
attention  que  c'est  l'une  d'elles  qui  donna  naissance  à  l'Acadé- 
mie française.  Cet  usage  ne  fut  pas  particulier  à  la  capitale  du 
royaume,  et  je  dois  dire  ici  quelques  mots  d'un  essai  du  même 
genre  tenté  dans  le  midi  de  la  France,  au  commencement  du 
xvuo  siècle.  Ce  fut  le  résultat  de  l'amitié  qui  unissait  entre  eux 
le  jurisconsulte  Antoine  Favre,  père  de  l'académicien  Vaugelas, 
et  François  de  Sales,  qui  reçut  et  mérita  si  bien  les  honneurs 
de  la  canonisation  ;  je  laisse  à  ce  sujet  parler  M.  Sainte-Beuve, 
le  nouvel  historien  de  Port-Royal;  «  Une  fleur  encore,  et  la  der- 
nière, avant  de  prendre  congé  du  gracieux  saint.  Il  était  intime- 
ment lié,  on  le  sait,  avec  le  président  Favre,  jurisconsulte  illus- 
tre, et  ils  se  donnaient,  en  s'écrivant,  le  titre  de  frère.  Cette 
correspondance  si  intéressante  paraît  presque  cesser  à  partir  de 
septembre  1597.  C'est  que  Favre,  jusque-là  sénateur  de  Cham- 
béry,  fut  alors  appelé,  comme  président  du  conseil  des  Genevois, 
à  Annecy,  où  résidait  l'évêque  de  Genève.  Vivant  ensemble  dans 
celte  ville,  ils  eurent  l'idée,  vers  1607,  d'y  fonder  une  académie 
à  l'instar  de  celles  d'Italie.  On  en  a  les  statuts.  La  théologie,  la 
philosophie,  la  jurisprudence,  les  sciences  mathématiques  et 
les  lettres  humaines  y  devaient  être  représentées.  Ils  l'établirent 
sous  le  nom  d'Jcadémie  (lorimontane.  Le  duc  de  Savoie  ac- 
corda des  privilèges,  le  duc  de  Nemours  en  fut  le  protecteur. 
Les  séances  se  tenaient  dans  la  maison  même  du  président.  Une 
devise  ingénieuse  et  gracieuse  se  lisait  au-dessous  de  l'image 
d'un  oranger  portant  fruits  et  fleurs  :  Flores  fruvlusque  pe- 


iŒVUE  DE  PAllIS.  317 

rennes  ;  ne  semble-t-elle  pas  déceler  le  choix  du  souriant  pré- 
hil?...  Quand  des  écrivains  comme  saint  François  de  Sales  et 
Honoré  d'Urfé  en  étaient,  on  conçoit  combien  la  culture  litté- 
raire y  aurait  pu  profiter  et  s'embellir.  Mais  Favre,  devenu  pré- 
sident du  sénat  de  Chambéry  en  1610,  quitta  Annecy,  Il  est  à 
croire  que  l'Académie  dès  lors  ralentit  ses  réunions.  La  mort  de 
François  (1622)  y  dut  causer  un  dernier  préjudice,  si  toute- 
fois, à  cette  date,  elle  subsistait  encore.  » 

C'est  à  peu  près  dans  le  même  temps  où  se  formait  à  Annecy 
l'académie  tlorimontane  que  les  compagnies  littéraires,  qui  pré- 
cédèrent à  Paris  l'établissement  de  l'Académie  française,  com- 
mencèrent à  se  propager.  Je  citerai  comme  l'une  des  premières 
et  des  plus  remarquables  celle  que  Malherbe  tenait  chez  lui 
presque  tous  les  soirs.  11  était  cependant  fort  mal  meublé,  et 
logeait  dans  une  chambre  garnie  dans  laquelle  il  n'y  avait  que 
sept  ou  huit  chaises  de  paille.  Souvent  les  chaises  étaient  toutes 
occupées,  et  il  lui  survenait  encore  du  monde;  Malherbe  fermait 
alors  la  porte  en  dedans,  et  répondait  à  ceu.K  qui  frappaient  : 
Attendez,  il  n'y  a  plus  de  chaises. 

Racan,  qui  nous  a  conservé  tous  ces  détails,  raconte  encore, 
au  sujet  des  réunions  littéraires  de  Malherbe,  l'anecdote  sui- 
vante :  «  Il  faisait  presque  tous  les  jours,  sur  le  soir,  quelque 
petite  conférence  dans  sa  chambre,  avec  Racan,  Colomby,  May- 
nard  et  quelques  autres.  Un  habitant  d'Aurillac,  où  Maynard 
était  alors  président,  vint  une  fois  heurter  à  la  porte,  en  deman- 
dant :  31.  le  président  n'est-il  point  ici  ?  Malherbe  se  lève  brus- 
quement, à  son  ordinaire,  et  dit  à  ce  monsieur  le  provincial  : 
Quel  président  demandez-vous?  Sachez  qu'il  n'y  a  que  moi  qui 
préside  ici.  » 

Après  Malherbe,  Ménage  ouvrait  aussi,  tous  les  mercredis 
soir,  sa  maison  du  cloître  Notre-Dame,  à  plusieurs  hommes  de 
lettres,  ses  amis  ;  plus  tard,  bien  des  années  après  la  fondation 
de  l'Académie  française,  Ménage,  devenu  infirme  et  ne  pouvant 
plus  sortir,  tenait  chez  lui  tous  les  jours  un  cercle  littéraire. 

Antérieurement  à  la  création  du  cardinal-ministre,  le  gazetier 

Renaudot  avait  aussi  formé,  ù  son  bureau  d'adresses,  une  sorte 

d'académie  que  l'abbé  de  Saint,-Germain,  ennemi  du  cardinal, 

affectait  de  confondre  avec  l'Académie  française. 

J'arrive  enfin  à  rétablissement  de  celte  illustra  compagnie. 


-18  REVUE  DE  PARIS. 

Tout  en  rappelant  les  faits  principaux  consignés  par  Pélisson 
dans  son  histoire,  je  vais  lâcher  d'en  signaler  plusieurs  autres 
qui  ont  été  omis  par  cet  hahile  écrivain. 

Ce  fut,  on  le  sait,  à  une  réunion  liltéraire  semblable  à  celles 
de  Malherbe  et  de  Ménage  que  l'Académie  française  dut  nais- 
sance ;  en  effet, Pélisson  rapporte  qu'environ  l'an  1G29,  «quel- 
ques particuliers  logés  en  divers  endroits  de  Paris,  ne  trouvant 
rien  de  plus  incommode  dans  cette  grande  ville  que  d'aller  sou- 
vent se  chercher  les  uns  les  autres  sans  se  trouver,  résolurent 
de  se  voir  chez  l'un  d'eux  un  jour  de  la  semaine.  Ils  élaient  tous 
gens  de  lettres  et  d'un  mérite  au-dessus  du  commun.  M.  Godeau, 
maintenant  évêque  de  Grasse,  M.  de  Gombaud,  M.  Conrart, 
M.  Giry,  feu  M.  Hubert,  commissaire  de  rartillerie,  M.  l'abbé 
de  Serisay  et  M.  de  Maleville  ;  ils  s'assemblaient  chez  M.  Con- 
rart...» Là,  comme  dans  les  réunions  de  Malherbe  ou  de  Mé- 
nage, on  parlait  de  tout,  mais  principalement  de  foelles-letlres. 
Si  quelqu'un  de  la  compagnie  avait  fait  un  ouvrage,  il  en  don- 
nait lecture,  et  chaque  membre  lui  disait  librement  son  avis. 
Cette  réunion,  qui  resta  secrète  pendant  plusieurs  années,  fut 
tout  à  coup  divulguée  par  l'indiscrétion  d'un  nouveau  membre, 
par  Faret,  qui  en  parla  à  Desmarets  et  à  Boisrobert  ;  ces  deux 
derniers  ayant  manifesté  le  désir  de  faire  partie  de  ces  réunions, 
on  les  présenta,  et  ils  furent  enchantés  de  la  manière  dont  on 
jugeait  les  ouvrages,  de  l'esprit,  de  la  politesse  quirégnaient 
dans  l'assemblée.  Boisrobert,  qui  avait,  comme  on  le  sait,  pour 
occupation  de  divertir  le  cardinal  de  Richelieu  en  lui  racontant 
toutes  les  nouvelles  qui  couraient  par  la  ville,  ne  manqua  pas  de 
l'entretenir  de  la  réunion  littéraire  dans  laquelle  il  avait  été. 
«  Il  lit  un  récit  avantageux  de  la  petite  assemblée,  dit  Pélisson, 
et  des  per-sonnes  qui  la  composoient.  »  Le  cardinal  de  Riche- 
lieu, charmé  de  ce  qu'il  entendait,  proposa,  par  l'entremise  de 
Boisrobert,  à  cette  compagnie  de  former  un  corps,  de  s'assem- 
bler régulièrement  et  sous  la  sauvegarde  de  l'autorité.  Quand 
les  offres  du  tout-puissant  cardinal  furent  faites  à  la  compagnie, 
presque  tous  les  membres  les  trouvèrent  avantageuses.  Cepen- 
dant ils  regrettèrent  leur  ancienne  indépendance  et  leur  obscu- 
rité. Bien  plus  :  Maleville  et  Serisay,  serviteurs,  l'un  du  duc  de 
La  Rochefoucault  ,  l'autre  du  maréchal  de  Bassompierre,  ces 
deux  ennemis  du  cardinal,  réunirent  tous  leurs  efforts  pour  dé- 


KtVUfc;  DE  PARIS.  319 

cider  la  compagnie  à  refuser  la  proleclion  du  cardinal  ;  mais 
Chapelain,  nouvellement  arrivé  dans  l'assemblée,  la  décida  pour 
Topinion  contraire  ;  enfin  il  fut  arrêté  :  Qtie  M.  de  Boisrobert 
serait  prié  de  remercier  très-humblement  M.  le  cardinal  de 
l'honneur  qu'il  leur  faisait,  et  de  l'assurer  qu'encore  qu'ils 
n'eussent  jamais  eu  une  aussi  haute  pensée,  et  qu'ils  fus- 
sent fort  surpris  du  dessein  de  son  étninence,  ils  étaient 
tous  résolus  de  suivre  ses  volontés.  Le  cardinal  leur  fit  répon- 
dre de  continuer  leurs  réunions,  ei  qu'augmentant  leur  com- 
pagnie ainsiqu'ils  le  jugeraient  à  propos,  ils  avisassent  entre 
eux  quelle  forme  et  quelles  lois  il  serait  bon  de  lui  donner 
à  l'avenir. 

Ces  négociations  avaient  lieu  au  commencement  de  l'année 
^Gô4.  Conrart  s'étant  marié,  les  réunions  se  tinrent  chez  M.  Des- 
marets.  Ce  fut  chez  ce  dernier  que  la  compagnie,  augmentée  de 
quelques  membres,  décida  qu'elle  serait  gouvernée  par  trois  of- 
ficiers, un  directeur  el  un  chancelier  nommés  seulement  pour 
un  temps,  el  un  secrétaire  qui  serait  perpétuel.  Serisay  fut 
choisi  pour  directeur,  Desmarets  pour  chancelier,  Conrart  pour 
secrétaire.  De  plus,  en  mars  1734,  il  fut  décidé  que  la  compa- 
gnie prendrait  le  nom  à.' Académie  française,  seul  nom  qu'elle 
porta  toujours,  bien  que  plusieurs  aient  voulu  l'appeler  ^cat/e- 
mie  des  beaux  esprits,  Académie  de  l'éloquence,  Académie 
éminente.  Ces  travaux  préliminaires  furent  suivis  d'un  discours 
rédigé  par  Faret  et  d'une  lettre  par  M.  de  Serisay.  Le  discours 
devait  servir  de  préface  aux  statuts  de  l'Académie  ;  la  lettre  était 
adressée  au  cardinal  de  Richelieu  pour  le  prier  d'accepter  le  ti- 
tre de  protecteur  de  l'Académie. 

Le  cardinal,  ayant  reçu  la  lettre  et  le  projet  de  discours,  se 
les  fit  lire  deux  fois  l'une  el  l'autre.  A  la  première,  il  répondit 
qu'il  acceptait  l'honneur  qu'on  voulait  bien  lui  faire  ;  au  second, 
il  fit  écrire  à  la  marge  plusieurs  observations  relatives  à  la 
forme  el  au  style.  L'Académie,  tout  en  déclarant  qu'elle  se  sou- 
nieltailaux  remarques  que  Son  Éminence  voulait  bien  lui  faire, 
donna  cependant  une  preuve  d'indéj)endance  :  à  propos  de  deux 
remarques  du  cardinal,  il  fut  décidé,  dans  la  séance  du  27  no- 
vembre 1634,  que  Son  Éminence  serait  suppliée  de  dire  si  elle 
voulait  absolument  qu'on  les  changeast,  parce  que  son  apos- 
tille était  conçue  en  termes  douteux  et  que  les  phrases  sem- 


."20  Uh.VUE  !>L  PAiUS, 

bloient  assez  nobles  et  assez  françoises  atonie  la  contpugm'e. 
«  Je  ne  trouve  point,  ajoute  Pélisson,  qu'on  ait  changé  ces  en- 
droits depuis,  et  cela  suffist  pour  croire  que  le  cardinal  ne  s'y 
obstina  pas  davantage.  » 

L'Académie  eut  ensuite  à  régler  quelle  devait  être  la  matière 
de  ses  occupations.  Ciiapelain  représenta  qu'à  son  avis  la  jriin- 
cipale  devoist  être  de  travailler  à  la  pureté  de  nostre  lanf/ue, 
et  de  la  rendre  capable  de  la  plus  haute  éloguetice,  que  par 
conséquent  la  compagnie  devait  travailler  à  un  bon  diction- 
naire, à  une  grammaire,  à  une  rhétorique  et  à  une  poétique. 
L'Académie  approuva  ce  projet,  et  Chapelain  fut  chargé  d'en 
dresser  le  plan. 

Depuis  ces  réunions  chez  Desmarets,  l'Académie  n'avait  pas 
cessé  de  travailler  à  la  rédaction  des  statuts.  De  Chastellet,  en 
sa  qualité  de  conseiller  d'État,  y  mit  la  première  main,  ensuite 
il  fut  arrêté  que  chaque  membre  apporterait  ses  conclusions 
écrites.  Comme  on  le  pense  bien,  toutes  les  propositions  ne  fu- 
rent pas  admises,  et  ce  ne  fut  qu'après  des  discussions  assez 
longues  que  les  statuts  de  la  nouvelle  académie  furent  arrêtés. 

Quant  aux  lettres  patentes,  il  était  facile  de  prévoir  que,  de 
la  part  du  roi,  il  n'y  aurait  aucune  opposition.  Conrart  fut 
chargé  de  les  rédiger,  et  le  garde  des  sceaux  ne  s'avisa  pas  d'ap- 
porter dans  cette  affaire  aucun  retard.  Mais  ce  fut  du  parle- 
ment que  vinrent  les  difficultés.  Ce  corps,  qui  s'était  refusé,  au 
XVI'' siècle,  à  ratifier  l'académie  fondée  par  Baïf  sous  la  protec- 
tion deCharles  IX,  n'osa  pas,avecle  cardinal  de  Richelieu, faire 
une  résistance  ouverte  et  motivée,  mais  il  apporta  dans  cette  af- 
faire beaucoup  de  mauvais  vouloir  et  de  lenteur.  Le  cardinal  se 
fâcha,  écrivit  en  son  nom  et  en  celui  du  roi  de  France  au  pre- 
mier président;  il  déclara  que,  si  ce  qu'il  demandait  traînait 
en  longueur,  il  ferait  présenter  et  vérilSer  les  lettres  patentes 
au  grand  conseil.  Le  parlement,  ayant  vu  qu'il  ne  pouvait  lut- 
ter, se  résigna,  et  au  mois  de  juillet  1657,  après  deux  années 
de  délai,  les  lettres  patentes  qui  érigeaient  la  compagnie  litté- 
raire de  MM.  Conrart  et  Desmarets  en  Académie  française,  furent 
enfin  enregistrées. 

Nous  nous  sommes  appliqué  à  exposer  d'une  manière  suc- 
cincte, et  en  suivant  pour  guide  l'histoire  de  Pélisson,  l'origine 
de  l'Académie  française;  il  nous  reste  encore  à  faire  connaître 


HLVLE  DE  l'AKlS.  Ô-2J 

tout  l'cclal,  toute  ia  luuiiiur  (|ueproduisii'eiil  chns  Icj  (iiiîVrcms 
cercles  de  la  capitale  les  faveurs  accordées  par  le  cardinal  à  la 
nouvelle  Académie.  On  s'étonna  d'abord,  et  tous  ceux  qui  n'en 
faisaient  pas  partie  et  qui  n'avaient  pas  l'espérance  d'y  être  ad- 
mis se  récrièrent  sur  le  peu  de  mérite  de  plusieurs  des  mem- 
bres. Tallemant  dit  à  ce  sujet,  dans  l'historiette  consacrée  à 
Boisrobert,  que  ce  dernier  avait  placé  à  l'Académie  bien  des 
passe-volants,  et  qu'on  les  appelait  les  enfants  de  la  pitié  de 
Boisrobert.  Il  est  curieux  de  voir  comment  Balzac,  qui  depuis 
fut  le  grand  soutien  de  l'Académie  et  son  bienfaiteur,  reçut  la 
nouvelle  de  celte  fondation  :  «  Vous  me  mandez,  écrit-il  à  Cha- 
pelain, que  vous  avez  été  receu  par  grâce  dans  V Académie  des 
beaux-esprits  ;  et  moy  je  voudrois  vous  demander  qui  a  receu 
les  beaux-esprits  qui  vous  ont  receu?  »  Après  des  compliments 
exagérés  pour  Chapelain,  il  demande  ce  que  c'est  que  diiec- 
teur  et  que  messieurs  tel  et  tel,  dont  par  respect  les  éditeurs  ont 
remplacé  les  noms  par  des  points,  et  termine  par  ces  mots  : 
«  Quoi  que  vous  puissiez  dire  là-dessus,  j'ay  peur  que  vous  ne 
me  persuaderez  pas,  et  j'aurai  de  la  peine  à  adorer  le  soleil  le- 
vant dont  vous  me  parlez.  On  m'en  escrit  comme  d'une  comète 
fatale  qui  nous  menace  comme  d'une  chose  terrible  et  plus  re- 
doutable que  la  sainte  inquisition.  On  me  mande  que  c'est  une 
tyrannie  qui  se  va  establir  sur  les  esprits,  et  à  laquelle  il  faut 
que  nous  autres  faiseurs  de  livres,  rendions  une  obéissance 
aveugle.  Si  cela  est,  je  suis  rebelle.  »  Quelques  jours  après.  Cha- 
pelain ayant  écrit  à  Balzac  pour  réfuter  tous  ces  mauvais  bruits 
et  lui  annoncer  qu'il  serait  bientôt  de  cette  académie,  ce  der- 
nier changea  tout  à  coup  de  langage  :  «  Je  vois  bien,  écrit-il 
que  cette  nouvelle  société  fera  honneur  à  la  France,  donnera 
de  la  jalousie  à  l'Italie,  et  si  je  suis  bon  tireur  d'horoscope;  elle 
sera  bientôt  l'oracle  de  l'Europe  civilisée.  » 

Cependant  il  s'indigne  qu'on  y  ait  admis  certains  person- 
nages :  «  Ils  peuvent  être  de  l'Académie,  dit-il,  mais  en  qualité 
de  bedeau  ou  de  frère  lai ,  comme  les  huissiers  font  partie  du 
parlement...  En  tout  cas  ,  je  vous  prie  qu'il  y  ait  deux  ordres 
d'académiciens;  et  souvenez-vous,  à  la  première  séance,  de  sé- 
parer les  patrices  d'avec  le  peuple.  » 

Le  duc  d'Orléans,  frère  du  roi  Louis  XIII ,  toujours  ennemi 
du  cardinal,  s'avisa,  pour  se  moquer  ou  par  imitation,  défaire 

1  2i 


322  •     REVUE  DE  PARIS. 

chez  lui  une  espèce  d'académie  :  plusieurs  des  membres  savaient 
à  peine  lire.  «  Laboulaye-Brulart,  ajoute  Tallemant,  eut  15,000 
livres  pour  accommoder  la  salle,  fournir  de  papier,  d'encre,  de 
quelques  livres,  etc.  On  trouva  qu'il  n'avait  rien  fait  de  ce  qu'il 
fallait.  Monsieur  le  fit  venir.  —  Je  vous  dirai  la  vérité ,  répli- 
qua-l-il;  dès  que  j'ai  été  trésorier,  je  suis  devenu  voleur  comme 
les  autres ,  et  j'ai  tout  mis  dans  ma  bourse.  —  Voilà  tout  le 
monde  à  se  mettre  contre  lui,  il  se  sauva,  il  en  fut  quitte  pour 
quelques  livres  qu'on  lui  jeta  à  la  tête,  et  l'Académie  alla  à  vau- 
l'eau,  n 

Deux  tentatives  plus  sérieuses  furent  faites  dans  le  but  de 
rivaliser  avec  l'Académie  française  fondée  par  Richelieu;  ni 
l'une  ni  l'autre,  comme  on  le  pense  bien  ,  ne  réussirent.  Ce  fut 
l'académie  de  la  vicomtesse  d'Auchy  ,  et  celle  du  fameux  abbé 
d'Aubignac. 

La  vicomtesse  d'Auchy,  bel  esprit  de  celte  époque,  se  plaisait 
à  recevoir  chez  elle  tout  homme  qui  se  mêlait  de  poésie.  S'il 
faut  en  croire  Tallemant,  dans  ses  historiettes,  elle  avait  été  la 
maîtresse  de  Malherbe,  qui  lui  adressa  des  vers  sous  le  nom  de 
Caliste.  On  voit  par  une  de  ses  lettres,  ajoute  Tallemant,  que 
c'était  un  amoureux  un  peu  rude;  il  a  avoué  à  M™'=  de  Ram- 
bouillet qu'ayant  eu  soupçon  que  la  vicomtesse  d'Auchy  aimait 
un  autre  auteur,  et  l'ayant  trouvée  seule  sur  son  lit,  il  lui  prit 
les  deux  mains  d'une  des  siennes,  et  de  l'autre  la  souffleta  jus- 
qu'à la  faire  crier. 

Au  moment  où  Richelieu,  en  adoptant  l'Académie  française, 
réleva  tout  à  coup  au  premier  rang  des  cercles  littéraires  de  la 
capitale,  la  vicomtesse  d'Auchy,  devenue  vieille  et  assez  riche, 
voulut  aussi  établir  chez  elle  une  Académie  dans  laquelle  chacun 
lirait  quelque  ouvrage.  Ce  fut,  dit-on,  l'abbé  de  Gérisy  qui , 
pour  contrarier  Boisrobert,  mit  ce  projet  dans  la  tête  de  celte 
femme.  Les  premières  séances  furent  suivies,  et  Tallemant 
raconte  y  avoir  entendu  un  certain  Pagan  lire  une  harangue 
assez  ridicule.  L'abbé  d'Aubignac  et  un  M.  de  Lesclache,  qui 
montrait  la  philosophie  en  français,  y  débitèrent  aussi  quel- 
ques discours.  Un  nommé  Saint-Ange ,  excité  par  les  succès  de 
Lesclache  ,  fît  entendre  dans  celte  académie  des  enfants  qu'il 
avait,  disait-il,  instruits  sur  la  philosophie  et  la  théologie;  mais, 
quelques-uns  de  ces  petits  perroquets  ayant  avancé  des  propo- 


REVUE  DE  PARIS.  32ô 

sillons  inafsonnantes  elpcu  orlhoiloxes,  Tarchevèque  de  Paris, 
présent  à  l'assemblée ,  conseilla  doucement  à  la  vicomtesse  de 
laisser  là  ces  disputes;  elle  fut  rebelle  et  s'y  obstina  :  alors 
M.  de  Retz  fit  cesser  les  réunions. 

La  tentative  de  l'abbé  d'Aubignac,  pour  être  plus  audacieuse, 
ne  lui  réussit  pas  davantage.  Il  était  grand  amateur  des  compa- 
gnies littéraires,  et  l'on  a  vu  plus  haut  que  la  vicomtesse  d'Au- 
chy  s'empressa  de  l'admettre  à  celle  qu'elle  avait  formée  ;  ce 
ne  fut  pas  la  seule  où  il  se  rendait,  car  il  allait  aussi  aux  confé- 
rences de  MM.  Bourdelot  et  de  Lesclache  ,  où  l'on  traitait  plus 
particulièrement  des  sciences  et  delà  philosophie.  11  allait  aussi 
aux  assemblées  de  Montmor  et  de  Ménage.  Entin,  ayant  vu  tout 
le  succès  obtenu  par  l'Académie  française,  il  conçut  le  dessein, 
dans  sa  vieillesse,  en  1662,  de  créer  à  son  tour  une  académie; 
elle  avait  lieu  chez  lui  deux  fois  la  semaine,  et  beaucoup  d'hom- 
mes distingués  de  cette  époque  la  fréquentaient.  En  1604,  il 
essaya  défaire  ériger  cette  compagnie  en  ^cat/éwne  royale, 
et  il  adressa  à  ce  sujet  un  discours  au  roi  ;  mais  il  ne  fut  pas 
écouté,  et  la  société  littéraire  qu'il  avait  fondée  mourut  avec 
lui. 

On  le  voit  par  toutes  ces  critiques  et  par  toutes  ces  imitations, 
Richelieu,  en  créant  l'Académie  française,  ne  pouvait  que  réus- 
sir ;  cet  établissement  répondait  aux  besoins  d'une  époque  où 
des  maîtres  dans  tous  les  genres  allaient  produire  des  œuvres 
immortelles. 

Le  Roux  de  Lincy. 


MÉLANGES. 


M.  AIhéric  Second  ,  vient  de  faire  paraître  un  petit  volume 
qu'il  intitule  .•  Lettres  cochinchinoises  sur  les  hommes  et  les 
choses  dujotir,  écrites  à  l'empereur  de  la  Chine. 

Nous  ne  pouvons  parler  de  ces  petits  livres ,  destinés  au  même 
succès  que  les  Guêpes,  comme  nous  voudrions  pouvoir  le  faire, 
mais  nous  ne  résisterons  pas  au  plaisir  d'en  citer  quelques  frag- 
ments pris  au  hasard. 

«  Décidément ,  le  peuple  français  est  de  tous  celui  qui  sait 
honorer  le  plus  délicatement  la  vieillesse. 

II  est  pour  elle  rempli  d'égards,  de  soins  et  d'attentions  tou- 
chantes, 

DéjA  nous  avons  parlé  de  la  Comédie-Française  ;  et  la  Co- 
médie-Française n'est  rien  comparée  fi  l'institution  des  Inva- 
lides et  à  celle  du  Luxembourg. 

Quand  un  soldat  a  suffisamment  servi  sa  patrie  ,  quand  il  lui 
a  fait  hommage  d'un  de  ses  bras  ou  d'une  de  ses  jambes  ,  il  est 
admis  aux  Invalides. 

Là,  le  gouvernement  a  recours  ù  des  ruses  très-ingénieuses 
dans  le  but  paternel  de  faire  oublier  à  son  hôte  les  désagré- 
ments de  sa  position. 

On  continue  à  l'habiller  en  militaire  ;  on  lui  permet  l'usage 
du  sabre  les  dimanches  et  jours  de  fête;  on  lui  fait  monter  la 
garde  de  temps  en  temps  ,  et  lorsque  sa  conduite  a  été  satisfai- 
sante ,  on  lui  permet  de  nettoyer  les  canons  de  l'Esplanade;  si 
bien  que  l'invalide  se  prend  à  rêver  qu'il  a  l'usage  de  tous  ses 
membres  et  qu'il  est  encore  sous  les  drapeaux. 


REVUE  DE  >»ARIS,  S25 

Le  Luxembourg  est  au  monde  politique  ce  que  les  Invalides 
sont  au  monde  militaire. 

Un  député  n'est-il  plus  bon  à  rien  ,  est-il  usé  jusqu'à  la  corde, 
sa  réélection  est-elle  douteuse  ,  ou  bien  a-l-il  succombé  dans  la 
lutte  électorale,  vite  on  le  transporte  au  Luxembourg,  et  on  le 
baptise  pair  de  France. 

Là,  le  gouvernement  a  recours  à  des  ruses  très-ingénieuses, 
dans  le  but  paternel  de  faire  oublier  à  son  hôte  les  désagré- 
ments de  sa  position. 

On  le  revêt  d'un  uniforme  brodé  sur  toutes  les  coutures  ;  on 
le  place  dans  une  salle  circulaire  ,  comme  au  Palais-Bourbon  ; 
on  lui  présente  des  projets  de  loi  imaginaires  ;  on  le  laisse  dis- 
courir et  voter;  si  bien  que  le  pair  de  France  rêve  au  temps 
passé  et  se  prend  au  sérieux. 

C'est  là  ce  qu'on  peut  appeler  de  la  philanthropie  spirituelle. 
Grâce  aux  précautions  du  gouvernement ,  le  bonheur  des  inva- 
lides et  des  pairs  de  France  ne  s'éteint  qu'avec  eux.  Tant  qu'ils 
vivent ,  ils  demeurent  persuadés  qu'ils  sont  encore  utiles  à  quel» 
que  chose.  Et  qu'est-ce  que  le  bonheur,  sinon  une  illusion 
de  plus  ou  moins  de  durée? 

C'est  inouï  la  quantité  de  Français  qui  se  font  avocats  ! 

Les  avocats  sont  des  personnes  qui  ont  une  robe  noire  ,  des 
mains  noires,  une  figure  noire  et  une  chemise  noire.  Leur  étal 
est  de  parler  devant  d'autres  robes  et  d'autres  figures  de  la 
même  couleur.  Plus  longtemps  ils  parlent ,  et  plus  grande 
est  leur  réputation.  Après  cela  ,  peu  importent  les  choses  dont 
ils  parlent;  pourvu  qu'ils  parlent,  c'est  l'essentiel.  II  y  en  a 
qu'on  peut  prendre  ainsi  que  les  voitures  ,  à  l'heure.  —  Nota. 
Toute  heure  commencée  se  paye  comme  une  heure  entière.  — 
Cela  s'appelle  défendre  la  veuve  et  l'orphelin. 

Dans  cette  lettre ,  nous  traiterons  : 

De  la  prospérité  de  la  France  , 

De  l'élévation  de  la  France, 

Du  rang  qu'occupe  la  France  parmi  les  autres  nations  , 

Et  de  l'union  qui  règne  dans  le  peuple  français. 


•Î2(>  P.EVrîF,  DE  PARIS. 

De  là  prospérité  de  la  France, 
La  prospérité  de  la   France 

Du  rang  qu'occupe  la  France  parmi  les  autres  nations. 
Le  rang  qu'occupe  la  France  parmi  les  autres  nations.    . 

De  l'union  qui  règne  dans  le  peuple  français. 
L'union  qui  règne  dans  le  peuple  français.    .... 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages. 

Souvenirs  de  voyages;  par  M.  Alexandre  Dumas.    ...  5 
Éludes  historiques.   —    Guy-Eder  de  Fonlenelle;    par 

M.  Emile  SouvesLre 50 

Piron;  par  M.  Arsène  Houssaye 71 

La  Russie  d'aujourd'hui.  —  Moscou  et  Saint-Pélershourg; 

par  0 90 

Du  mouvement  littéraire  en  1840;  par  iVI.  Auguste  Des- 
places   111 

Madame  Roland.  —  Lettres  inédites;  par  M.  Dessales- 
Régis 124 

Souvenirs  de  voyages.  —  La  principauté  de  Monaco;  par 

M.    Alexandre   Dumas 148 

Tolède  ;  par  M.  Théophile  Gautier 201 

La  double  amande  ;  par  M.  Arthur  Dudiey 235 

Les  écrivains  de  Bicêtre.  —  Prosateurs;  par  F.     .     .     .  280 
Les  compagnies  littéraires  en  France  avant  le  xviP  siècle; 

par  M.  Le  Roux  de  Lincy 304 

Mélanges. 524 


FIN   DE   LA  TABLE.